Éditorial, Pourquoi le sursaut ?
Pourquoi le sursaut ?
1) Notre situation est paradoxalement faite d’un mélange de traits enviables et prometteurs d’une part,
inacceptables de l’autre.
2) Nous sommes subrepticement engagés dans un processus de décrochage qui peut nous conduire, si rien n’est fait, à une situation, à terme d’une dizaine d’années, difficilement réversible.
3) Les raisons mêmes à l’origine de nos maux les plus inacceptables accentuent ce décrochage :
elles résultent de nos choix collectifs et de politiques conduites depuis des décennies, beaucoup plus que
d’une contrainte extérieure que nous sommes souvent tentés de retenir comme seule explication de nos maux.
4) Notre pays est simultanément confronté désormais au triple choc des évolutions des technologies, de la
démographie et de la mondialisation ; il pourrait, suivant la façon dont il y sera fait face, précipiter ce qui deviendrait alors notre déclin, ou renforcer nos chances de mener à bien les grandes ambitions que nous gardons encore.
5) Cela ne peut aller sans un sursaut immédiat et un renversement de certains choix.
6) Ce renversement peut nous apparaître – compte tenu du poids des habitudes et de la médiocrité de notre dialogue social – hors de portée ; s’y résigner serait consentir au déclin : choix absurde puisque, même sans aller bien loin, nous observons que d’autres, à nos portes, ont su mener à bien des réformes d’une ampleur au moins égale, tout en préservant ou améliorant l’efficacité de leur protection sociale.
7) Les réformes sont donc possibles et urgentes. Conduites avec détermination, en conformité avec une approche respectueuse du développement durable, elles peuvent nous mettre en mesure de renforcer notre cohésion sociale et de répondre aux ambitions de notre pays.
Intitulé » le sursaut « , tel est le début du diagnostic porté fin 2004 par la commission d’experts indépendants réunie par Michel Camdessus, ancien gouverneur de la Banque de France et directeur général du FMI, afin de proposer au gouvernement une stratégie macroéconomique pour la croissance et d’apporter un éclairage sur les obstacles structurels qui entravent le dynamisme de notre économie1.
Ce diagnostic est sans complaisance et contraste avec les propos lénifiants de la plupart des hommes politiques, d’où résulte un « syndrome de déni » qui enraye les tentations de réforme autres que superficielles.
On y relève par exemple que la France est avant-dernière de tous les pays de l’OCDE pour le nombre d’heures travaillées par an. Le taux d’emploi des jeunes de 16 à 25 ans est de 24 % en France contre 44 % pour l’OCDE. Pour les vieux de 55 à 64 ans, le taux d’emploi est de 34 % en France contre 50 % pour l’OCDE ! On se vante de ce qu’un Français produit 5 % de plus qu’un Américain par heure travaillée mais malheureusement il produit 13 % de moins par an et 36 % de moins sur l’ensemble de sa vie active.
On y relève que le taux de pauvreté français est très supérieur à celui des pays nordiques, malgré des transferts sociaux cinq fois plus élevés, que nous sommes en queue de peloton des pays d’Europe (avec l’Allemagne, mais cela ne nous console pas) pour le taux de croissance des dix dernières années, que l’endettement public dépasse largement les chiffres déjà noirs que nous connaissons, si l’on prend en compte l’augmentation spontanée des dépenses de santé et de retraite liées au vieillissement inexorable de la population. Ce vieillissement n’est pas spécifique à la France, mais cela ne nous console pas. Il provient de l’accroissement de la longévité, dont il faut se féliciter et de la baisse dramatique de la natalité, liée à la préférence des Français pour les loisirs et pour la consommation immédiate, qui conduit au non-renouvellement des générations, phénomène de société dont il est de bon ton de ne pas parler.
Le réflexe constant des Français est de demander à l’État la solution immédiate de toute difficulté, d’où une hypertrophie de la sphère publique (État, collectivités locales, régimes sociaux) qui consomme aujourd’hui 54 % du PIB, un taux de prélèvements obligatoires parmi les plus élevés des pays industrialisés. Le budget de l’État est en déséquilibre depuis vingt ans, d’où une dette passée en vingt ans de 20 à 60 % du PIB, couverte par des emprunts croissants qui devront être payés par nos enfants, voire nos petits-enfants. Le pacte de stabilité européen nous protégeait contre nous-mêmes en interdisant plus de 3 % de déficit par rapport au PIB mais nous l’avons fait sauter avec l’aide des Allemands, autres mauvais élèves. Pas de quoi être fiers, surtout si l’on calcule le déficit public comme il se doit, en pourcentage des recettes publiques et non en pourcentage du PIB.
Après ce sévère diagnostic, le rapport propose six directions d’action :
• s’orienter hardiment vers une économie de la connaissance ;
• mobiliser toutes les ressources de travail pour ramener le chômage à moins de 5 % ;
• améliorer l’efficacité des marchés en supprimant les obstacles injustifiés ;
• cibler les interventions de l’État vers ceux qui en ont besoin ;
• réformer l’État et lui rendre son agilité ;
• inscrire nos initiatives dans le cadre européen et mondial.
Dans chacune de ces directions, le rapport fourmille de propositions concrètes, pas toujours politiquement correctes, comme donner l’autonomie aux universités, créer un contrat de travail unique, ouvrir les professions fermées comme les pharmaciens ou les taxis parisiens2, remplacer un fonctionnaire sur trois partant à la retraite, préparer une grande réforme fiscale. D’autres réformes sont à mon avis plus contestables, comme la création d’un système de bonus-malus pour désinciter aux licenciements, qui aurait le même effet pervers que la contribution Delalande censée protéger les salariés âgés et qui leur a fait tant de mal, ou le développement des services à la personne, qui n’est peut-être pas l’utilisation la plus productive d’une population active en voie de raréfaction dans un pays au commerce extérieur devenu récemment dramatiquement déficitaire.
Le rapport se termine par la contribution d’un groupe d’experts européens qui rappelle qu’il n’est de richesses que d’hommes (mais en prêtant cet aphorisme à Alfred Sauvy (20 S), ce qui confirme bien que l’on ne prête qu’aux riches !) et qui constate que les pays où des changements structurels ont été réalisés avec succès ont mis leurs forces vives en situation de s’approprier les défis, d’en effectuer le diagnostic et de soutenir un changement équitable et de longue durée.
Il conclut que toutes ces ambitions appellent un sursaut, mot bien choisi3. Avec un certain nombre de camarades, j’ai décidé de le prendre au mot et de créer un nouveau groupe polytechnicien X‑Sursaut. Agréé par l’AX fin 2005, ce groupe comprend actuellement 250 membres dont les promos vont de 1934 à 2003. Beaucoup d’entre eux résident hors de France et ont manifesté leur désir de contribuer à distance à la réflexion sur le sursaut à la lumière des constatations qu’ils peuvent faire chaque jour sur la situation comparée de la France et du pays où ils ont choisi de travailler.
Le groupe a tenu depuis sa création deux Assemblées générales, l’une avec Michel Camdessus, nommé membre d’honneur du groupe, et l’autre avec Michel Pébereau (61), qui a parlé de la dette publique, et une dizaine de réunions thématiques sur des sujets aussi variés que la création d’entreprises, les délocalisations, les distorsions économiques d’origine fiscale, les créations d’emplois, l’efficacité des marchés, les pôles de compétitivité, la réforme de l’État, le marché du travail, la formation et la santé, les deux derniers thèmes venant de démarrer. Sur chaque sujet, des petits groupes de travail ont établi diverses notes qui ont été échangées entre leurs membres à travers le monde via Internet4. Certains membres ont en outre soumis au groupe des contributions isolées. Ce numéro, qui ne prétend pas constituer un état des lieux exhaustif, reprend certaines d’entre elles dans l’état où elles sont actuellement, classées en trois catégories : travaux de base, comparaisons internationales, opinions.
Les papiers qui suivent ont été examinés par un comité de lecture auquel ont participé Richard Armand (57), Roland Sénéor (58), Michel Villac (70), Gérard Worms (55) ainsi que le bureau du groupe, Hubert Lévy-Lambert (53), président, Marc Idelson (83), secrétaire, Laurent Daniel (96), trésorier. Il va de soi cependant, selon la formule consacrée, qu’ils n’engagent que leurs auteurs et ne traduisent même pas une unanimité au sein du groupe, ainsi que le montrent les quelques commentaires ci-après.
Dans la catégorie des travaux de base, on trouvera un article sur la dette publique, par Michel Pébereau (61), auteur d’un rapport récent au gouvernement sur la question ; un article de Marie-Louise Casademont (74) sur la réforme de l’État (d), qui reprend notamment les idées de Yann Duchesne (77) sur l’opportunité de gérer l’État comme une entreprise ; un article de Jean-Michel Yolin (65) et Bernard Zimmern (49) sur la création d’entreprises, qui met l’accent sur l’importance des « business angels » dans les premiers stades du développement des entreprises, mais néglige peut-être un peu trop le rôle du capital-risque ; un article de Tony Blanco (84) et Marc Idelson (83) sur les délocalisations, qui montre qu’en matière d’emploi il y a des bonnes et des mauvaises délocalisations et que la France est malheureusement plutôt du mauvais côté avec un ratio de création d’emplois inférieur à 1 ; un article sur le marché du travail, par Robert Mizrahi (70), qui pointe ses nombreux dysfonctionnements ; un article de Pierre Cahuc et Francis Kramarz (76) sur la création d’une sécurité sociale professionnelle, objet de leur rapport récent au gouvernement qui a fait couler beaucoup d’encre ; un article de Guillaume Jeangros (2003) sur les services à la personne, qui pose les bonnes questions sur le plan Borloo, mais ne critique peut-être pas suffisamment le caractère improductif des emplois ainsi créés, qui créent sans doute du bien-être mais ne créent pas de richesses et ne contribuent pas à la réduction du déficit du commerce extérieur ; un article sur l’efficacité des marchés, qui fera grincer des dents dans quelques lobbies, par l’auteur de ces lignes, auteur naguère d’un ouvrage sur La vérité des prix, et Jean-Marc Daniel, économiste ; un article sur les pôles de compétitivité, par Jérôme Fourel (92) et Guillaume Guidoni (2001), tiré de leur vaste expérience internationale (d).
Même si les papiers précédents comportent naturellement des comparaisons internationales, les papiers qui suivent sont plus nettement orientés vers l’étranger : redonner envie d’entreprendre, analyse du classement des pays par la Banque mondiale, par Laurent Daniel (96) ; quelques enseignements du rebond japonais, qui a eu un remarquable sursaut après sa descente aux enfers des années quatre-vingt-dix, par Jean-Yves Bajon (80), conseiller à l’ambassade de France à Tokyo, suivi de l’étude de l’impact de l’innovation technologique sur la croissance potentielle au Japon, par Édouard Schaal (2004) (d) ; un article de Hervé Gourio (59) qui se demande, à l’encontre de la pensée unique, s’il ne faut pas chercher aux États-Unis des solutions à nos problèmes ! repenser l’éducation, par Lionel Khalil (95), qui analyse les méthodes de pays aussi variés que l’Afrique du Sud, le Brésil, les États-Unis ou le Japon (d) ; une étude comparée de la rigidité de l’offre en Italie, France et Allemagne, par Patrick Artus (70), qui montre comment une hausse de la demande se traduit en France par une forte poussée des importations (d).
Dans la catégorie des opinions, qui n’ont pas fait l’objet de discussions en sous-groupe mais que le comité de lecture a jugées intéressantes, on trouve des contributions sur la réforme de l’État par Raoul de Saint-Venant (73), joliment intitulé « Procrastination à la française » (d) et l’autre par Vincent Tixier (61), parfois un peu brutal mais c’est quelquefois le meilleur moyen de se faire comprendre (d) ; un papier sur les méthodes de diffusion de l’information par François Brunot (62) qui considère que La Jaune et la Rouge n’est pas forcément le meilleur véhicule ! un papier sur l’économiste en débat, par Jean-Marc Daniel (74), rédacteur en chef de la revue Sociétal, qui fera tomber de haut certains économistes autoproclamés (d) ; des remarques roboratives sur l’intérêt de la concurrence, par Jean-Daniel Le Franc (53), membre de la Commission de privatisation (d) ; des réflexions sur l’importance de la contribution de la technologie, ressource inépuisable et sous-exploitée, par Claude Laigle (53) (d).
De nombreux thèmes ont été abordés. De nombreux autres sont en attente. Les lecteurs de la revue sont invités à participer à nos réflexions en s’inscrivant au groupe X‑Sursaut et à ses sous-groupes via http://www.polytechnique.net/X‑Sursaut/ et en envoyant leurs remarques à La Jaune et la Rouge grâce au remarquable site interactif http://www.la-jaune-et-la-rouge.com qui vient d’être mis en place par les camarades des USA. Le sursaut commence, la France en a bien besoin.
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1. La Documentation française, Paris, novembre 2004, 269 pages. Une analyse en a été publiée dans La Jaune et la Rouge d’août-septembre 2005.
2. Proposition figurant hélas déjà dans le rapport de 1960 de nos grands anciens Armand (24) et Rueff (19 S) sur « les obstacles à l’expansion ».
3. « Sursaut : fait de reprendre courage soudainement après une période de fléchissement, de laisser-aller, de faiblesse. » Grand Dictionnaire Larousse Encyclopédique, p. 9 925.
4. Voir le site du groupe http://x‑sursaut.polytechnique.org/
5. Les articles suivis d’un (d) sont différés au numéro de janvier compte tenu de l’abondance des matières.