Éditorial, Pourquoi le sursaut ?

Dossier : Le SursautMagazine N°619 Novembre 2006
Par Hubert LÉVY-LAMBERT (53)

Pour­quoi le sursaut ?
1) Notre situa­tion est para­doxa­le­ment faite d’un mélange de traits enviables et pro­met­teurs d’une part,
inac­cep­tables de l’autre.
2) Nous sommes subrep­ti­ce­ment enga­gés dans un pro­ces­sus de décro­chage qui peut nous conduire, si rien n’est fait, à une situa­tion, à terme d’une dizaine d’an­nées, dif­fi­ci­le­ment réversible.
3) Les rai­sons mêmes à l’o­ri­gine de nos maux les plus inac­cep­tables accen­tuent ce décrochage :
elles résultent de nos choix col­lec­tifs et de poli­tiques conduites depuis des décen­nies, beau­coup plus que
d’une contrainte exté­rieure que nous sommes sou­vent ten­tés de rete­nir comme seule expli­ca­tion de nos maux.
4) Notre pays est simul­ta­né­ment confron­té désor­mais au triple choc des évo­lu­tions des tech­no­lo­gies, de la
démo­gra­phie et de la mon­dia­li­sa­tion ; il pour­rait, sui­vant la façon dont il y sera fait face, pré­ci­pi­ter ce qui devien­drait alors notre déclin, ou ren­for­cer nos chances de mener à bien les grandes ambi­tions que nous gar­dons encore.
5) Cela ne peut aller sans un sur­saut immé­diat et un ren­ver­se­ment de cer­tains choix.
6) Ce ren­ver­se­ment peut nous appa­raître – compte tenu du poids des habi­tudes et de la médio­cri­té de notre dia­logue social – hors de por­tée ; s’y rési­gner serait consen­tir au déclin : choix absurde puisque, même sans aller bien loin, nous obser­vons que d’autres, à nos portes, ont su mener à bien des réformes d’une ampleur au moins égale, tout en pré­ser­vant ou amé­lio­rant l’ef­fi­ca­ci­té de leur pro­tec­tion sociale.
7) Les réformes sont donc pos­sibles et urgentes. Conduites avec déter­mi­na­tion, en confor­mi­té avec une approche res­pec­tueuse du déve­lop­pe­ment durable, elles peuvent nous mettre en mesure de ren­for­cer notre cohé­sion sociale et de répondre aux ambi­tions de notre pays.

Inti­tu­lé » le sur­saut « , tel est le début du diag­nos­tic por­té fin 2004 par la com­mis­sion d’ex­perts indé­pen­dants réunie par Michel Cam­des­sus, ancien gou­ver­neur de la Banque de France et direc­teur géné­ral du FMI, afin de pro­po­ser au gou­ver­ne­ment une stra­té­gie macroé­co­no­mique pour la crois­sance et d’ap­por­ter un éclai­rage sur les obs­tacles struc­tu­rels qui entravent le dyna­misme de notre éco­no­mie1.

Ce diag­nos­tic est sans com­plai­sance et contraste avec les pro­pos léni­fiants de la plu­part des hommes poli­tiques, d’où résulte un « syn­drome de déni » qui enraye les ten­ta­tions de réforme autres que superficielles.

On y relève par exemple que la France est avant-der­nière de tous les pays de l’OCDE pour le nombre d’heures tra­vaillées par an. Le taux d’emploi des jeunes de 16 à 25 ans est de 24 % en France contre 44 % pour l’OCDE. Pour les vieux de 55 à 64 ans, le taux d’emploi est de 34 % en France contre 50 % pour l’OCDE ! On se vante de ce qu’un Fran­çais pro­duit 5 % de plus qu’un Amé­ri­cain par heure tra­vaillée mais mal­heu­reu­se­ment il pro­duit 13 % de moins par an et 36 % de moins sur l’en­semble de sa vie active.

On y relève que le taux de pau­vre­té fran­çais est très supé­rieur à celui des pays nor­diques, mal­gré des trans­ferts sociaux cinq fois plus éle­vés, que nous sommes en queue de pelo­ton des pays d’Eu­rope (avec l’Al­le­magne, mais cela ne nous console pas) pour le taux de crois­sance des dix der­nières années, que l’en­det­te­ment public dépasse lar­ge­ment les chiffres déjà noirs que nous connais­sons, si l’on prend en compte l’aug­men­ta­tion spon­ta­née des dépenses de san­té et de retraite liées au vieillis­se­ment inexo­rable de la popu­la­tion. Ce vieillis­se­ment n’est pas spé­ci­fique à la France, mais cela ne nous console pas. Il pro­vient de l’ac­crois­se­ment de la lon­gé­vi­té, dont il faut se féli­ci­ter et de la baisse dra­ma­tique de la nata­li­té, liée à la pré­fé­rence des Fran­çais pour les loi­sirs et pour la consom­ma­tion immé­diate, qui conduit au non-renou­vel­le­ment des géné­ra­tions, phé­no­mène de socié­té dont il est de bon ton de ne pas parler.

Le réflexe constant des Fran­çais est de deman­der à l’É­tat la solu­tion immé­diate de toute dif­fi­cul­té, d’où une hyper­tro­phie de la sphère publique (État, col­lec­ti­vi­tés locales, régimes sociaux) qui consomme aujourd’­hui 54 % du PIB, un taux de pré­lè­ve­ments obli­ga­toires par­mi les plus éle­vés des pays indus­tria­li­sés. Le bud­get de l’É­tat est en dés­équi­libre depuis vingt ans, d’où une dette pas­sée en vingt ans de 20 à 60 % du PIB, cou­verte par des emprunts crois­sants qui devront être payés par nos enfants, voire nos petits-enfants. Le pacte de sta­bi­li­té euro­péen nous pro­té­geait contre nous-mêmes en inter­di­sant plus de 3 % de défi­cit par rap­port au PIB mais nous l’a­vons fait sau­ter avec l’aide des Alle­mands, autres mau­vais élèves. Pas de quoi être fiers, sur­tout si l’on cal­cule le défi­cit public comme il se doit, en pour­cen­tage des recettes publiques et non en pour­cen­tage du PIB.

Après ce sévère diag­nos­tic, le rap­port pro­pose six direc­tions d’action :
s’o­rien­ter har­di­ment vers une éco­no­mie de la connaissance ;
 mobi­li­ser toutes les res­sources de tra­vail pour rame­ner le chô­mage à moins de 5 % ;
 amé­lio­rer l’ef­fi­ca­ci­té des mar­chés en sup­pri­mant les obs­tacles injustifiés ;
 cibler les inter­ven­tions de l’É­tat vers ceux qui en ont besoin ;
 réfor­mer l’É­tat et lui rendre son agilité ;
 ins­crire nos ini­tia­tives dans le cadre euro­péen et mondial.

Dans cha­cune de ces direc­tions, le rap­port four­mille de pro­po­si­tions concrètes, pas tou­jours poli­ti­que­ment cor­rectes, comme don­ner l’au­to­no­mie aux uni­ver­si­tés, créer un contrat de tra­vail unique, ouvrir les pro­fes­sions fer­mées comme les phar­ma­ciens ou les taxis pari­siens2, rem­pla­cer un fonc­tion­naire sur trois par­tant à la retraite, pré­pa­rer une grande réforme fis­cale. D’autres réformes sont à mon avis plus contes­tables, comme la créa­tion d’un sys­tème de bonus-malus pour dés­in­ci­ter aux licen­cie­ments, qui aurait le même effet per­vers que la contri­bu­tion Dela­lande cen­sée pro­té­ger les sala­riés âgés et qui leur a fait tant de mal, ou le déve­lop­pe­ment des ser­vices à la per­sonne, qui n’est peut-être pas l’u­ti­li­sa­tion la plus pro­duc­tive d’une popu­la­tion active en voie de raré­fac­tion dans un pays au com­merce exté­rieur deve­nu récem­ment dra­ma­ti­que­ment déficitaire.

Le rap­port se ter­mine par la contri­bu­tion d’un groupe d’ex­perts euro­péens qui rap­pelle qu’il n’est de richesses que d’hommes (mais en prê­tant cet apho­risme à Alfred Sau­vy (20 S), ce qui confirme bien que l’on ne prête qu’aux riches !) et qui constate que les pays où des chan­ge­ments struc­tu­rels ont été réa­li­sés avec suc­cès ont mis leurs forces vives en situa­tion de s’ap­pro­prier les défis, d’en effec­tuer le diag­nos­tic et de sou­te­nir un chan­ge­ment équi­table et de longue durée.

Il conclut que toutes ces ambi­tions appellent un sur­saut, mot bien choi­si3. Avec un cer­tain nombre de cama­rades, j’ai déci­dé de le prendre au mot et de créer un nou­veau groupe poly­tech­ni­cien X‑Sursaut. Agréé par l’AX fin 2005, ce groupe com­prend actuel­le­ment 250 membres dont les pro­mos vont de 1934 à 2003. Beau­coup d’entre eux résident hors de France et ont mani­fes­té leur désir de contri­buer à dis­tance à la réflexion sur le sur­saut à la lumière des consta­ta­tions qu’ils peuvent faire chaque jour sur la situa­tion com­pa­rée de la France et du pays où ils ont choi­si de travailler.

Le groupe a tenu depuis sa créa­tion deux Assem­blées géné­rales, l’une avec Michel Cam­des­sus, nom­mé membre d’hon­neur du groupe, et l’autre avec Michel Pébe­reau (61), qui a par­lé de la dette publique, et une dizaine de réunions thé­ma­tiques sur des sujets aus­si variés que la créa­tion d’en­tre­prises, les délo­ca­li­sa­tions, les dis­tor­sions éco­no­miques d’o­ri­gine fis­cale, les créa­tions d’emplois, l’ef­fi­ca­ci­té des mar­chés, les pôles de com­pé­ti­ti­vi­té, la réforme de l’É­tat, le mar­ché du tra­vail, la for­ma­tion et la san­té, les deux der­niers thèmes venant de démar­rer. Sur chaque sujet, des petits groupes de tra­vail ont éta­bli diverses notes qui ont été échan­gées entre leurs membres à tra­vers le monde via Inter­net4. Cer­tains membres ont en outre sou­mis au groupe des contri­bu­tions iso­lées. Ce numé­ro, qui ne pré­tend pas consti­tuer un état des lieux exhaus­tif, reprend cer­taines d’entre elles dans l’é­tat où elles sont actuel­le­ment, clas­sées en trois caté­go­ries : tra­vaux de base, com­pa­rai­sons inter­na­tio­nales, opinions.

Les papiers qui suivent ont été exa­mi­nés par un comi­té de lec­ture auquel ont par­ti­ci­pé Richard Armand (57), Roland Sénéor (58), Michel Vil­lac (70), Gérard Worms (55) ain­si que le bureau du groupe, Hubert Lévy-Lam­bert (53), pré­sident, Marc Idel­son (83), secré­taire, Laurent Daniel (96), tré­so­rier. Il va de soi cepen­dant, selon la for­mule consa­crée, qu’ils n’en­gagent que leurs auteurs et ne tra­duisent même pas une una­ni­mi­té au sein du groupe, ain­si que le montrent les quelques com­men­taires ci-après.

Dans la caté­go­rie des tra­vaux de base, on trou­ve­ra un article sur la dette publique, par Michel Pébe­reau (61), auteur d’un rap­port récent au gou­ver­ne­ment sur la ques­tion ; un article de Marie-Louise Casa­de­mont (74) sur la réforme de l’É­tat (d), qui reprend notam­ment les idées de Yann Duchesne (77) sur l’op­por­tu­ni­té de gérer l’É­tat comme une entre­prise ; un article de Jean-Michel Yolin (65) et Ber­nard Zim­mern (49) sur la créa­tion d’en­tre­prises, qui met l’ac­cent sur l’im­por­tance des « busi­ness angels » dans les pre­miers stades du déve­lop­pe­ment des entre­prises, mais néglige peut-être un peu trop le rôle du capi­tal-risque ; un article de Tony Blan­co (84) et Marc Idel­son (83) sur les délo­ca­li­sa­tions, qui montre qu’en matière d’emploi il y a des bonnes et des mau­vaises délo­ca­li­sa­tions et que la France est mal­heu­reu­se­ment plu­tôt du mau­vais côté avec un ratio de créa­tion d’emplois infé­rieur à 1 ; un article sur le mar­ché du tra­vail, par Robert Miz­ra­hi (70), qui pointe ses nom­breux dys­fonc­tion­ne­ments ; un article de Pierre Cahuc et Fran­cis Kra­marz (76) sur la créa­tion d’une sécu­ri­té sociale pro­fes­sion­nelle, objet de leur rap­port récent au gou­ver­ne­ment qui a fait cou­ler beau­coup d’encre ; un article de Guillaume Jean­gros (2003) sur les ser­vices à la per­sonne, qui pose les bonnes ques­tions sur le plan Bor­loo, mais ne cri­tique peut-être pas suf­fi­sam­ment le carac­tère impro­duc­tif des emplois ain­si créés, qui créent sans doute du bien-être mais ne créent pas de richesses et ne contri­buent pas à la réduc­tion du défi­cit du com­merce exté­rieur ; un article sur l’ef­fi­ca­ci­té des mar­chés, qui fera grin­cer des dents dans quelques lob­bies, par l’au­teur de ces lignes, auteur naguère d’un ouvrage sur La véri­té des prix, et Jean-Marc Daniel, éco­no­miste ; un article sur les pôles de com­pé­ti­ti­vi­té, par Jérôme Fou­rel (92) et Guillaume Gui­do­ni (2001), tiré de leur vaste expé­rience inter­na­tio­nale (d).

Même si les papiers pré­cé­dents com­portent natu­rel­le­ment des com­pa­rai­sons inter­na­tio­nales, les papiers qui suivent sont plus net­te­ment orien­tés vers l’é­tran­ger : redon­ner envie d’en­tre­prendre, ana­lyse du clas­se­ment des pays par la Banque mon­diale, par Laurent Daniel (96) ; quelques ensei­gne­ments du rebond japo­nais, qui a eu un remar­quable sur­saut après sa des­cente aux enfers des années quatre-vingt-dix, par Jean-Yves Bajon (80), conseiller à l’am­bas­sade de France à Tokyo, sui­vi de l’é­tude de l’im­pact de l’in­no­va­tion tech­no­lo­gique sur la crois­sance poten­tielle au Japon, par Édouard Schaal (2004) (d) ; un article de Her­vé Gou­rio (59) qui se demande, à l’en­contre de la pen­sée unique, s’il ne faut pas cher­cher aux États-Unis des solu­tions à nos pro­blèmes ! repen­ser l’é­du­ca­tion, par Lio­nel Kha­lil (95), qui ana­lyse les méthodes de pays aus­si variés que l’A­frique du Sud, le Bré­sil, les États-Unis ou le Japon (d) ; une étude com­pa­rée de la rigi­di­té de l’offre en Ita­lie, France et Alle­magne, par Patrick Artus (70), qui montre com­ment une hausse de la demande se tra­duit en France par une forte pous­sée des impor­ta­tions (d).

Dans la caté­go­rie des opi­nions, qui n’ont pas fait l’ob­jet de dis­cus­sions en sous-groupe mais que le comi­té de lec­ture a jugées inté­res­santes, on trouve des contri­bu­tions sur la réforme de l’É­tat par Raoul de Saint-Venant (73), joli­ment inti­tu­lé « Pro­cras­ti­na­tion à la fran­çaise » (d) et l’autre par Vincent Tixier (61), par­fois un peu bru­tal mais c’est quel­que­fois le meilleur moyen de se faire com­prendre (d) ; un papier sur les méthodes de dif­fu­sion de l’in­for­ma­tion par Fran­çois Bru­not (62) qui consi­dère que La Jaune et la Rouge n’est pas for­cé­ment le meilleur véhi­cule ! un papier sur l’é­co­no­miste en débat, par Jean-Marc Daniel (74), rédac­teur en chef de la revue Socié­tal, qui fera tom­ber de haut cer­tains éco­no­mistes auto­pro­cla­més (d) ; des remarques robo­ra­tives sur l’in­té­rêt de la concur­rence, par Jean-Daniel Le Franc (53), membre de la Com­mis­sion de pri­va­ti­sa­tion (d) ; des réflexions sur l’im­por­tance de la contri­bu­tion de la tech­no­lo­gie, res­source inépui­sable et sous-exploi­tée, par Claude Laigle (53) (d).

De nom­breux thèmes ont été abor­dés. De nom­breux autres sont en attente. Les lec­teurs de la revue sont invi­tés à par­ti­ci­per à nos réflexions en s’ins­cri­vant au groupe X‑Sursaut et à ses sous-groupes via http://www.polytechnique.net/X‑Sursaut/ et en envoyant leurs remarques à La Jaune et la Rouge grâce au remar­quable site inter­ac­tif http://www.la-jaune-et-la-rouge.com qui vient d’être mis en place par les cama­rades des USA. Le sur­saut com­mence, la France en a bien besoin.

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1. La Docu­men­ta­tion fran­çaise, Paris, novembre 2004, 269 pages. Une ana­lyse en a été publiée dans La Jaune et la Rouge d’août-sep­tembre 2005.
2. Pro­po­si­tion figu­rant hélas déjà dans le rap­port de 1960 de nos grands anciens Armand (24) et Rueff (19 S) sur « les obs­tacles à l’expansion ».
3. « Sur­saut : fait de reprendre cou­rage sou­dai­ne­ment après une période de flé­chis­se­ment, de lais­ser-aller, de fai­blesse. » Grand Dic­tion­naire Larousse Ency­clo­pé­dique, p. 9 925.
4. Voir le site du groupe http://x‑sursaut.polytechnique.org/
5. Les articles sui­vis d’un (d) sont dif­fé­rés au numé­ro de jan­vier compte tenu de l’a­bon­dance des matières.

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