Édouard Brézin (58) physicien et humaniste
Le trajet d’Édouard Brézin est exemplaire des insignes vertus de la laïcité républicaine et de son ascenseur social. Il le couronnera par la présidence de l’Académie des sciences.
L’école laïque et républicaine
Né en décembre 1938. Ses parents sont élevés en Pologne, dans une ambiance d’antisémitisme virulent. Ils se sentent « victimes d’une malédiction inéluctable et ont une haine incoercible de l’Allemagne ». Se réfugient à Paris, où son père, un tailleur, à la déclaration de guerre, devient engagé volontaire étranger ; il est fait prisonnier mais s’évade. Passés en zone libre, ils sont réfugiés chez des paysans de la région de Brive, qui leur sauvent la vie. Il a une sœur, née en 1946.
À l’école communale du 12e, l’instituteur l’incite à présenter l’examen d’entrée en sixième. C’est ensuite le secondaire au lycée Charlemagne, puis les prépas à Condorcet. Il intègre l’X en 5⁄2.
La découverte de la physique théorique
Pour lui, l’École fut « du gâchis ». Mais il y lit le traité de mécanique quantique de Messiah, est fasciné par les mathématiques sous-jacentes. Son initiation scientifique lui vient de son recrutement au CEA de Saclay en 1963 justement par Albert Messiah (40), grand résistant. La mécanique quantique n’était alors pas enseignée, l’influent Louis de Broglie (1892−1987) la tenant pour purement philosophique. Au CEA, la division de physique était dirigée par Anatole Abragam (1914−2011), à l’autorité naturelle et à l’humour corrosif. Un groupe de théoriciens très remarquable, dirigé par Claude Bloch (42), avec parmi d’autres Raymond Stora (51), Roger Balian (52), Marcel Froissart (53), Claude Itzykson (57). Les interactions avec le groupe de théoriciens de l’université d’Orsay animé par Philippe Meyer et Claude Bouchiat (53) sont fréquentes.
“Ce n’était pas une bonne idée de ne pas enseigner.”
Un séjour à l’université de Princeton, en 1971, est déterminant. Édouard Brézin y assiste à une série de 15 séminaires de Kenneth G. Wilson (1936−2013) sur le groupe de renormalisation. Parenthèse : j’étais moi-même à Princeton, dans le département de chimie, à la même époque ; et j’ai connu E. Bright Wilson (1908−1992), professeur à Harvard et père de Kenneth G. Wilson. Édouard Brézin collabore d’abord avec Ken, puis il utilise la théorie des champs et le groupe de renormalisation pour mieux comprendre les phénomènes critiques (équation d’état, corrections aux lois d’échelle, etc.).
Une existence harmonieuse
À cette époque, il se donne une double conviction, celle lui venant de Richard P. Feynman (1918−1988), que « ce n’était pas une bonne idée de ne pas enseigner ». Et, celle, radicale dans notre pays obsédé de hiérarchies : « Ne pas perdre sa spécificité face à des responsabilités administratives. Garder sa liberté de pensée. »
À la sortie de l’X il épouse Colette, étudiante en médecine, future chercheuse en immunologie. Ils militent pour l’indépendance de l’Algérie, mais Colette, très enceinte, laisse sa mère, Jacqueline Fortin, accompagner Édouard à la manifestation anticolonialiste de Charonne en février 62.
Il est professeur à l’X de 1974 à 2004. Il quitte le CEA pour devenir professeur et directeur du département de physique de l’École normale supérieure de 1986 à 1991, puis préside, à la demande d’Hubert Curien, ministre de la Recherche, le CNRS de 1992 à 2000. Après sa retraite de l’X il a continué à enseigner à de nombreuses reprises à l’étranger (Canton, Tokyo, Rome…). C’est ensuite la présidence de l’Académie des sciences (2005−2006).
Homme attachant et chaleureux, il a soif de culture humaniste : concerts de musique de chambre les dimanches matin ; amoureux de littérature depuis Les Trois Mousquetaires, dévorés en fascicules ; avec aujourd’hui une prédilection pour les romanciers sud-américains comme Alejo Carpentier (1904−1980), Mario Vargas Llosa (né en 1936) ou l’Espagnol Antonio Muñoz Molina (né en 1956), auteur de ce chef‑d’œuvre Dans la grande nuit des temps (2009).
Est-il nécessaire d’ajouter que j’éprouve tant d’admiration que d’amitié pour lui ?
Pour en savoir plus :
- Demain, la physique, sous la direction de Sébastien Balibar et Édouard Brézin, Odile Jacob, 2009.
- L’accident majeur de Fukushima : considérations sismiques, nucléaires et médicales, Académie des sciences, 2012.
- De la difficulté à enseigner au temps des « vérités alternatives », Raison présente, 2019.
- « Have I Really Been a Condensed Matter Theorist ? I’m Not Sure, But Does It Matter ? », Annual Review of Condensed Matter Physics, 2021.