Effets de l’environnement sur la santé publique
Pour introduire les articles qui traitent de différents aspects des relations entre santé publique et protection de l’environnement, deux préoccupations majeures de notre époque, nous avons pensé qu’il fallait replacer ces problèmes dans une vision d’ensemble de notre civilisation.
Le Professeur Escande, immunologiste de renom, biologiste praticien, confronté journellement aux misères de la condition humaine, s’est également intéressé très tôt à l’environnement.
Il nous a confié avoir été à New York, à l’université Rockefeller, l’élève de René Dubos, biologiste véritable découvreur des antibiotiques, réalisateur d’études sur la santé puis sur l’environnement, qui a codirigé la Conférence de Stockholm sur l’environnement de 1974.
Le Professeur Escande a placé en exergue d’un de ses livres une phrase de René Dubos :
» Naturellement, j’aime parler de ces choses-là, mais je n’ai pas toutes les solutions. »
Nous lui empruntons cette citation pour ouvrir ce numéro de notre revue.
Technique et environnement
Les triomphes de la technique tissent chaque jour les fils d’un bonheur social réel. Nous sommes devenus, grâce à la technique, surpuissants de deux points de vue. Nous disposons, en matière d’énergie, de l’équivalent de plusieurs centaines d’esclaves du temps des Romains. Nous sommes tous des potentats. En dehors de cela, nous disposons d’une quantité d’événements rapportés à nous par les divers médias qui nous transforment soit en Pic de La Mirandole, soit en directeur du Cabinet des Secrets de Louis XV. Nous pouvons tout savoir sur tout.
Mais ce triomphe a ses scories et l’on ne parle finalement que d’elles.
Nous nous apercevons qu’à force d’être informés nous ne parvenons plus à digérer nos informations. Et, au lieu de nous trouver en société de communication, nous nous retrouvons en société de consommation d’informations… indigestes.
Mais les scories les plus importantes sont celles dont le retentissement s’apprécie sur l’environnement.
La chute du régime communiste dans les divers pays de l’Est a mis à nu des désastres écologiques qui témoignent de ce qu’en matière de technologie un retard pris dans l’évolution peut se concrétiser, vieillissement des machines aidant, par de véritables désastres.
Les difficultés que connaît l’Allemagne réunifiée tiennent pour une part à l’état lamentable dans lequel se trouvaient les usines de l’Allemagne de l’Est.
La découverte n’est pas récente. Lors de la Conférence de Stockholm, tenue en 1974, le titre Nous n’avons qu’une terre montrait le danger qu’il y avait à ne pas se soucier d’un point local de pollution majeure. Mais s’il insistait aussi sur le fait que le plus grand souci écologique pour les décennies à venir se situerait bien sûr dans les pays riches, ceux-là feraient malgré tout ce qu’il faudrait pour corriger leurs troubles ; mais, en revanche, surtout dans les pays pauvres en voie d’industrialisation, le mal pourrait virer au désastre. Nous en sommes là.
Ainsi tremblons-nous devant nos propres réussites et le monde en est bouleversé. Autrefois, nos ancêtres les Gaulois craignaient que le ciel leur tombe sur la tête. Aujourd’hui, le ciel « moderne » voit avec terreur les hommes lui déverser en son sein quantité de substances toxiques dont il se demande si elles ne vont pas bouleverser le fragile équilibre de l’atmosphère et, par contrecoup, mettre fin sur terre à l’existence humaine.
Se pose alors d’une manière très précise le problème des rapports de l’intelligence et du progrès.
Si l’intelligence c’est connaître en pénétrant par l’esprit et si le progrès c’est seulement aller de l’avant, alors une société réductionniste fondée sur ces deux définitions ne peut aller qu’à une catastrophe écologique finale.
Si, en revanche, l’intelligence c’est la volonté de connaître en pénétrant par l’esprit et en s’ouvrant par l’âme, et si le progrès c’est la volonté d’enrichir l’espèce humaine du point de vue individuel et social par le biais des progrès scientifiques et techniques, alors, au contraire, s’ouvre une période qui ne connaîtra pas de fin, du moins de notre fait.
Comment humaniser intelligence et progrès ?
Devons-nous privilégier la vision humaniste et rechercher toujours, à travers la technique, comme on l’a dit, les orientations humainement « possibilisatrices » ? Alors nous pourrons être fiers d’avoir hérité l’honneur de vivre.
Ou bien choisirons-nous l’intelligence réductrice et le progrès étroit ? Alors le monde que nous céderons au XXIe siècle ne sera pas fait pour rassurer.
On dirait qu’au XVIIe siècle deux artistes glorieux, mais au génie bien différent, ont voulu façonner pour nous, individus de l’extrême fin du XXe siècle, deux images symboliques.
La première est le portrait de Descartes peint par Franz Hals. Descartes, et cela lui vaut d’injustes critiques, avait pour plus de commodité séparé dans ses écrits la méthodes de la méditation ; même si, dans sa tête, évidemment tout se réunissait. Franz Hals l’a peint en adepte de la Méthode, le regard tendu vers un objectif précis. On dirait qu’il entrevoit un monde où tout se résoudra bientôt à zéro et à un.
À l’opposé, Rembrandt a gravé le portrait d’un médecin se tenant en bas de l’escalier chez un de ses patients. Sous son chapeau à large bord, il laisse errer son regard et semble vouloir comprendre, lui, la totalité de l’environnement de son malade pour mieux le prendre en charge.
Le choix, apparemment, pour nous, est bien là : entre ces deux attitudes.
Évaluation et environnement
Les craintes et angoisses qui viennent de percer au travers des lignes précédentes nous amènent à poser une question essentielle : comment peut-on évaluer les effets néfastes d’un environnement ? Existe-t-il vraiment une méthode réellement fiable ? Ou bien les batailles d’experts ne font-elles que traduire la volonté de quelques pervers auxquels s’opposeraient des chevaliers blancs ?
Il importe tout d’abord de rappeler que notre planète ne nous a pas été donnée une fois pour toutes. Au commencement, Adam et Ève, pour autant qu’ils aient vécu, ne respiraient pas un air pur. L’atmosphère originelle était surtout composée d’oxyde de carbone et c’est la vie même, dès son apparition, qui a transformé le milieu en faisant « naître » l’oxygène. Lequel milieu, par ses modifications progressives, a retenti ensuite sur les êtres vivants et a imposé à ceux-là les modifications connues sous le terme d’évolution darwinienne.
Beaucoup, constatant cela, ont voulu considérer la terre comme une unité vivante, une sorte de véritable organisme et cela a donné lieu autour de Lovelock à de sérieuses empoignades scientifiques connues sous le nom de « Discussions du syndrome Gaïa ». Mais sans remonter jusqu’à avant le déluge, il faut convenir aussi que des fluctuations importantes se sont produites bien plus récemment.
La discussion qui n’en finit pas autour de la disparition des dinosaures nous laisse imaginer, en tout cas, ce que pourrait être la disparition, ou la quasi-disparition, de la vie sur terre en cas d’éruptions volcaniques multiples.
On peut cependant voir plus simple encore. Nous nous préoccupons beaucoup du réchauffement de l’atmosphère. Mais les glaciations successives de l’ère quaternaire se sont faites sans que l’homme ait été responsable de quoi que ce soit. Et même, près de nous, il y a quelques siècles à peine, les glaciers avançaient beaucoup plus loin que nous ne pouvons l’imaginer aujourd’hui et c’est à juste titre que l’on parle pour cette période de petite glaciation.
Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui l’homme peut retentir durablement sur son environnement. Les mégapoles qu’il construit, la prise en charge nouvelle de l’agriculture, l’extension de la mainmise de l’homme sur la planète font qu’il n’existe plus de zones blanches sur les cartes de géographie.
L’homme est partout. L’homme s’occupe de tout.
Il ne faut pas voir cela d’un œil négatif : la terre a besoin des hommes et ce que nous appelons la nature est le plus souvent une nature totalement humanisée. La plupart de nos paysages aimés ne seraient pas ce qu’ils sont si la main de l’homme ne les avait façonnés par des siècles et des siècles de labeur. Comme l’écrivait Péguy à propos de la Beauce : « Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre un réservoir sans fin pour les âges nouveaux. »
C’est donc d’un œil neuf aussi, par rapport à celui de nos ancêtres d’il y a près de cent ans, que nous abordons la nature.
En fait, ce qu’ils ont réalisé, nous avons peur de le voir détruit par nous. Par qui ? Par ceux qui joueraient trop naïvement ou dangereusement avec les quatre éléments fondamentaux de la constitution de l’univers : la terre, l’eau, le ciel et le feu.
Nous avons joué avec eux. Nous avons maîtrisé leurs forces parce que nous les connaissions et nous aboutissons à des déformations de la nature qui, pour certains, sont des malformations qu’il faut corriger au plus vite.
Pour aller d’un extrême à l’autre, deux risques nous font vraiment peur : il y a d’abord ce que l’on a appelé l’hiver nucléaire : en cas de conflit nucléaire, en dehors du péril de la radioactivité et des destructions elles-mêmes, il y aurait le danger de voir un nuage de poussière faire le tour de la terre en empêchant les rayons du soleil de pénétrer, jusqu’à interdire toute vie sur terre.
À l’autre bout, nous nous demandons si le fait de nourrir du bétail avec des farines avariées contenant des prions ne pourraient pas, si l’on n’y prend garde, arriver à détruire l’espèce humaine.
Pour l’instant, les cas se comptent à l’unité. Mais…
Voilà donc le décor posé : entre le risque définitif et le tout petit risque, l’angoisse s’installe et l’opinion publique demande que l’on réfléchisse à cela.
En fait, la question posée est celle que soulevait Victor Hugo il y a plus d’un siècle, « Ô science ! Absolu qui proscrit l’inouï. L’exact pris pour le vrai » !
À aduler l’exact et à nous défier du vrai jugé trop incertain et même, pour quelques-uns, presque inutile parce que inaccessible, nous courons des risques.
Les problèmes posés se résument à une expression : « l’acceptabilité du risque ». Faut-il dresser l’oreille, se mettre en éveil et partir au combat dès qu’un risque patent est signalé, fût-il infime ? Ou, au contraire, faut-il répondre d’un haussement d’épaule. Et accepter.
On peut regarder aussi d’un autre point de vue et se demander : faut-il laisser exploiter le risque à des fins commerciales évidentes, vendre de la peur, se constituer en lobbies pour agir sur l’opinion ?
À ces questions, nos sociétés, actuellement, ne répondent que par un brouhaha confus de surface et par des actions profondes et souterraines inconnues du grand public. Le calme et la transparence apparaissent en ce domaine essentiels à rétablir. Quand les obtiendrons-nous ? Ce ne semble pas pour demain et, en attendant, chacun tremble pour sa santé.
Santé et environnement
Il existe au cœur des pays riches un paradoxe évident. Plus nous tremblons pour notre santé plus la durée de vie augmente, mais aussi, il est vrai, la morbidité.
L’air, l’eau, la terre et le feu nous sont rapportés chaque jour comme sources de désagréments potentiels ou de désastres en gestation.
Mais il est vrai que l’on vit de plus en plus vieux et ceux qui sont en charge du problème des retraites haussent les épaules à leur tour lorsqu’on leur parle de dangers pour l’environnement. Mais deux inconnues subsistent.
« L’homme, disait Albert Camus, est la seule créature qui refuse d’être ce qu’elle est. »
Il y a fort à parier que c’est un risque qui aura été tenu pour négligeable qui se révélera un jour le plus préoccupant pour l’humanité et l’on pourra alors prier pour qu’il ne soit pas trop tard. C’est le « Syndrome de Pierrot le Fou ».
Un second aspect est aussi à considérer et, pendant que l’on ferraille dur pour combattre de « petits risques », sans savoir très bien comment leur intrication peut conduire ou ne pas conduire à un grand risque, il y a de réels grands risques, et connus comme tels, que l’on laisse s’épanouir au milieu de discussions écologiques et toxicologiques enfiévrées.
Les discussions sur les drogues sont de ce type. « Drogues dures et drogues douces ». « Drogues légalisées et drogues interdites… » On s’empoigne ferme autour de ce danger environnemental en apparence impossible à aborder sereinement.
C’est au nom de cela que l’homme s’autorise le progrès technique, c’est au nom de ce progrès technique qu’il s’octroie souvent de coupables libertés. Nul ne sait où nous pouvons aller.
Conclusion
En conclusion de cette introduction, plusieurs citations peuvent être proposées.
D’abord, celle de Schweitzer qui écrivait : « Je suis vie qui veut vivre au sein de la vie qui veut vivre. » C’était une profession de foi écologique, protégeant même le moucheron. Si elle est irréaliste, elle a le mérite de poser le problème d’une éthique de la vie.
Et puis il y a la proposition que faisait le commandant Cousteau de considérer : « le droit des générations futures ». Il y a là un thème majeur et ceux qui sont le plus sérieux se préoccupent avant tout de cet aspect du problème.
Il y a ensuite la proposition que faisait René Dubos juste avant de mourir, au cours d’une conférence internationale : considérer que tout problème d’environnement pose cinq sous-problèmes qu’il avait appelé l’ensemble des cinq E. Des problèmes Économiques, Énergétiques, Écologiques, Esthétiques et Éthiques.
Sa vision des choses était simple : le recours à des esprits spécialisés mis côte à côte ne pourra pas résoudre le problème tant que ne les chapeauteront pas des sortes d’esprits universels capables dans leur tête de passer du portrait de Descartes au portrait du médecin de Rembrandt, et de l’un à l’autre des cinq E, en se sentant aussi bien à l’aise dans un domaine que dans un autre.
Voici la recette : elle est dans « Les esprits qui balancent » et à volonté universelle, mêlant les problèmes éthiques et humanistes.
Pour cela, la voie est tracée depuis longtemps par les sages et par les religions. Les trois vertus théologales ; foi, espérance et charité ; et quatre vertus cardinales : force, prudence, tempérance et justice doivent être parcourues par des esprits universels, en tous sens et sans cesse, pour promouvoir le triomphe d’une union qui ne peut pas ne pas se réaliser un jour : celui de la technique triomphante et l’humanisme irradiant.