Élaborer la politique de défense, préalable aux LPM
Les lois de programmation militaire (LPM) ne constituent jamais que la traduction « physico-financière », sur une période pluriannuelle, d’un processus ayant pour finalité la structuration d’un outil de défense dont on attend qu’il permette à la France de disposer, à tous moments, des moyens appropriés pour agir dans des situations qui nécessitent l’emploi des forces armées. Aussi la trajectoire que chacune d’elles établit ne saurait avoir de sens qu’à la condition de découler d’une vision d’ensemble qui en fonde les lignes de force.
L’économie générale de la vision nécessaire pour l’élaboration de la LPM se résume à la question suivante : comment se préparer à la guerre ou aux actions militaires que les circonstances pourraient amener le pays à devoir engager, et cela en s’étant doté des moyens de supériorité opérationnelle qui confortent les chances de vaincre les adversaires contre lesquels il faudra se battre ? Les réponses à cette question requièrent de prendre en considération un très large éventail de paramètres, qu’il convient non seulement d’identifier aussi précisément que possible, mais également d’articuler les uns avec les autres de façon à dresser une perspective pour la défense française qui soit à la fois cohérente et réaliste. Tel est en principe l’objet des Livres blancs de la défense et de la sécurité nationale, devenus plus récemment les Revues stratégiques de défense, lesquels constituent en quelque sorte l’armature fondatrice des LPM.
La posture stratégique
La détermination de la posture stratégique de la France sur la scène internationale, autrement dit des intérêts qu’elle entend y défendre, des ambitions qui sous-tendent l’expression de sa puissance et des responsabilités qu’elle s’est engagée à y assumer, constitue le point d’entrée de cette réflexion. Procédant de la continuité de l’histoire nationale, sans pour autant méconnaître la nécessité d’envisager des inflexions futures pour en adapter le cours aux réalités contemporaines, elle permet d’établir le cadre dans lequel doivent s’inscrire la politique globale de défense et les enjeux en fonction desquels vont être élaborées ses grandes orientations.
Les menaces
La première des données à cerner consiste dans une évaluation du spectre des menaces auxquelles notre pays est susceptible d’être confronté, non seulement dans l’immédiat, mais également dans le futur, sachant que l’inertie propre à la durée prévisible de développement et de vie des équipements majeurs utilisés par les armées requiert de se projeter sur le long terme.
À travers l’analyse générale du contexte géostratégique international et du jeu des rapports de force entre ses multiples acteurs, des situations de crise ou de leurs signes annonciateurs, il s’agit ainsi de déterminer les risques envisageables de conflit, leur probabilité d’occurrence et, bien sûr, l’éventualité pour la France d’en être, volontairement ou non, l’un des protagonistes. Même si, en l’espèce, il n’est pas toujours aisé de prévoir l’irruption de nouveaux foyers d’hostilité ou, pire, ce que l’on appelle des surprises stratégiques, il faut s’employer à identifier des agresseurs potentiels, mesurer leurs intentions et caractériser leur capacité d’action – notamment par la connaissance aussi avancée que possible de leurs armements, des innovations technologiques sur lesquelles ils travaillent et de la doctrine d’emploi de leurs forces armées.
Les scénarios envisageables
Sur le fondement de ces différentes analyses, il devient dès lors possible d’appréhender les hypothèses dans lesquelles la concrétisation d’une menace rendrait nécessaire de recourir à l’emploi des armées et, partant, les modalités plausibles de leur engagement, soit seules, soit en coalition avec les alliés ou les partenaires stratégiques envers lesquels la France est engagée. Car, puisqu’il s’agit de forger un outil de défense qui garantisse de ne pas se laisser prendre au dépourvu, quelles que soient les situations de conflit et de crise où il se révélerait nécessaire de s’en servir, l’inventaire des scénarios envisageables, même s’il est par nature assorti de multiples incertitudes, constitue le préalable à partir duquel peut en être conçue l’architecture.
Les contrats opérationnels
L’analyse du contexte géostratégique, la définition des ambitions assignées à la politique de défense, l’évaluation des menaces auxquelles il faut se préparer à répondre et, enfin, l’élaboration des scénarios les plus plausibles d’engagement militaire permettent de composer le cadre conceptuel à partir duquel il va s’agir de déterminer une architecture de moyens.
Celle-ci doit non seulement être cohérente avec la combinaison d’objectifs et d’exigences qui s’en dégagent, mais son édification concrète doit aussi être conciliable avec le potentiel de ressources collectives mobilisables à cet effet. En l’espèce, cette étape centrale de la réflexion débouche donc sur la caractérisation générique de l’outil militaire le mieux accordé à cet ensemble de prérequis ; ce à quoi, dans le monde de la défense, renvoie à la notion de modèle d’armée.
Exprimant les grands types de missions que les forces armées doivent se trouver prêtes à accomplir à la demande du pouvoir politique, les contrats opérationnels qui leur sont alors fixés emportent de facto la définition de l’enveloppe des capacités qu’elles auront à agréger pour produire les effets militaires escomptés.
Lire aussi : L’élaboration de la LPM 2024–2030
La base industrielle et technologique de défense
Reste enfin une dernière variable dont la portée est loin d’être mineure parmi l’ensemble des données à prendre en compte pour déterminer le profil approprié d’un outil de défense. Il s’agit des conditions dans lesquelles sont approvisionnés les équipements militaires et, plus particulièrement, les armements de supériorité opérationnelle ou de souveraineté à partir desquels s’étalonne la puissance qu’un pays peut se prévaloir de déployer en cas de conflit ou, plus communément, pour en prévenir l’éventualité grâce à l’effet dissuasif qu’il cherche de la sorte à exercer sur ses agresseurs potentiels.
Pour la France qui en a fait un des piliers de son autonomie stratégique, la capacité à développer et fabriquer par elle-même l’ensemble de ses systèmes d’armes à effet majeur constitue un volet à part entière de sa politique de défense. De ce fait, la disposition d’une base industrielle et technologique qui soit à même d’assumer de bout en bout la complexité des processus inhérents à la production de ce type d’équipements est partie intégrante de l’outil de défense et représente une dimension essentielle de la réflexion qui préside à sa conception.
Un exercice délicat…
Construire une politique autonome de défense et forger l’outil correspondant nécessitent donc d’intégrer un ensemble complexe de variables obéissant, chacune, à des logiques qui leur sont propres tout en interagissant les unes avec les autres.
“Plus d’approches par tâtonnement et d’ajustements empiriques que l’application de règles.”
Leur combinaison optimale résulte bien plus d’approches par tâtonnement et d’ajustements empiriques que l’application de règles renvoyant à une science exacte. Cet exercice est d’autant plus difficile pour un pays comme la France qui, depuis plus de soixante ans, poursuit la double ambition de se garantir d’être protégée contre toutes les menaces susceptibles de l’affecter et de tenir son rang parmi les puissances capables d’exercer des responsabilités internationales.
Car il est clair que les LPM appelées à en concrétiser les conclusions à travers la trajectoire physico-financière assignée aux évolutions à venir de l’outil de défense sont fortement contraintes par la limitation des ressources budgétaires et l’inertie des grands programmes d’équipement déjà engagés. Et cela alors même que le coût unitaire des systèmes d’armes ne cesse de croître du fait de l’incorporation de technologies toujours plus complexes ; qu’avec l’espace, le cyberespace, les fonds marins se multiplient les espaces nouveaux de conflictualité ; et, plus inquiétant encore, que la montée des périls oblige notre pays à reconsidérer sa politique de défense dans la perspective de devoir faire face à l’éventualité de conflits d’une échelle que l’on avait jusqu’à il y a peu cru pouvoir reléguer dans le registre de l’improbable.