Exercice militaire de grande envergure Orion 23.

Élaborer la politique de défense, préalable aux LPM

Dossier : Loi de programmation militaireMagazine N°797 Septembre 2024
Par Jacques TOURNIER (X76)

Les lois de pro­gram­ma­tion mili­taire (LPM) ne consti­tuent jamais que la tra­duc­tion « phy­si­co-finan­cière », sur une période plu­ri­an­nuelle, d’un pro­ces­sus ayant pour fina­li­té la struc­tu­ra­tion d’un outil de défense dont on attend qu’il per­mette à la France de dis­po­ser, à tous moments, des moyens appro­priés pour agir dans des situa­tions qui néces­sitent l’emploi des forces armées. Aus­si la tra­jec­toire que cha­cune d’elles éta­blit ne sau­rait avoir de sens qu’à la condi­tion de décou­ler d’une vision d’ensemble qui en fonde les lignes de force.

L’économie géné­rale de la vision néces­saire pour l’élaboration de la LPM se résume à la ques­tion sui­vante : com­ment se pré­pa­rer à la guerre ou aux actions mili­taires que les cir­cons­tances pour­raient ame­ner le pays à devoir enga­ger, et cela en s’étant doté des moyens de supé­rio­ri­té opé­ra­tion­nelle qui confortent les chances de vaincre les adver­saires contre les­quels il fau­dra se battre ? Les réponses à cette ques­tion requièrent de prendre en consi­dé­ra­tion un très large éven­tail de para­mètres, qu’il convient non seule­ment d’identifier aus­si pré­ci­sé­ment que pos­sible, mais éga­le­ment d’articuler les uns avec les autres de façon à dres­ser une pers­pec­tive pour la défense fran­çaise qui soit à la fois cohé­rente et réa­liste. Tel est en prin­cipe l’objet des Livres blancs de la défense et de la sécu­ri­té natio­nale, deve­nus plus récem­ment les Revues stra­té­giques de défense, les­quels consti­tuent en quelque sorte l’armature fon­da­trice des LPM.

La posture stratégique

La déter­mi­na­tion de la pos­ture stra­té­gique de la France sur la scène inter­na­tio­nale, autre­ment dit des inté­rêts qu’elle entend y défendre, des ambi­tions qui sous-tendent l’expression de sa puis­sance et des res­pon­sa­bi­li­tés qu’elle s’est enga­gée à y assu­mer, consti­tue le point d’entrée de cette réflexion. Pro­cé­dant de la conti­nui­té de l’histoire natio­nale, sans pour autant mécon­naître la néces­si­té d’envisager des inflexions futures pour en adap­ter le cours aux réa­li­tés contem­po­raines, elle per­met d’établir le cadre dans lequel doivent s’inscrire la poli­tique glo­bale de défense et les enjeux en fonc­tion des­quels vont être éla­bo­rées ses grandes orientations.

Les menaces

La pre­mière des don­nées à cer­ner consiste dans une éva­lua­tion du spectre des menaces aux­quelles notre pays est sus­cep­tible d’être confron­té, non seule­ment dans l’immédiat, mais éga­le­ment dans le futur, sachant que l’inertie propre à la durée pré­vi­sible de déve­lop­pe­ment et de vie des équi­pe­ments majeurs uti­li­sés par les armées requiert de se pro­je­ter sur le long terme.

À tra­vers l’analyse géné­rale du contexte géos­tra­té­gique inter­na­tio­nal et du jeu des rap­ports de force entre ses mul­tiples acteurs, des situa­tions de crise ou de leurs signes annon­cia­teurs, il s’agit ain­si de déter­mi­ner les risques envi­sa­geables de conflit, leur pro­ba­bi­li­té d’occurrence et, bien sûr, l’éventualité pour la France d’en être, volon­tai­re­ment ou non, l’un des pro­ta­go­nistes. Même si, en l’espèce, il n’est pas tou­jours aisé de pré­voir l’irruption de nou­veaux foyers d’hostilité ou, pire, ce que l’on appelle des sur­prises stra­té­giques, il faut s’employer à iden­ti­fier des agres­seurs poten­tiels, mesu­rer leurs inten­tions et carac­té­ri­ser leur capa­ci­té d’action – notam­ment par la connais­sance aus­si avan­cée que pos­sible de leurs arme­ments, des inno­va­tions tech­no­lo­giques sur les­quelles ils tra­vaillent et de la doc­trine d’emploi de leurs forces armées.

Le véhicule blindé multirôle (VBMR) Griffon est un véhicule de transport de troupes destiné à remplacer le véhicule de l’avant blindé au sein de l’armée de terre française dans le cadre du programme Scorpion.
Le véhi­cule blin­dé mul­ti­rôle (VBMR) Grif­fon est un véhi­cule de trans­port de troupes des­ti­né à rem­pla­cer le véhi­cule de l’avant blin­dé au sein de l’armée de terre fran­çaise dans le cadre du pro­gramme Scorpion.

Les scénarios envisageables

Sur le fon­de­ment de ces dif­fé­rentes ana­lyses, il devient dès lors pos­sible d’appréhender les hypo­thèses dans les­quelles la concré­ti­sa­tion d’une menace ren­drait néces­saire de recou­rir à l’emploi des armées et, par­tant, les moda­li­tés plau­sibles de leur enga­ge­ment, soit seules, soit en coa­li­tion avec les alliés ou les par­te­naires stra­té­giques envers les­quels la France est enga­gée. Car, puisqu’il s’agit de for­ger un outil de défense qui garan­tisse de ne pas se lais­ser prendre au dépour­vu, quelles que soient les situa­tions de conflit et de crise où il se révé­le­rait néces­saire de s’en ser­vir, l’inventaire des scé­na­rios envi­sa­geables, même s’il est par nature assor­ti de mul­tiples incer­ti­tudes, consti­tue le préa­lable à par­tir duquel peut en être conçue l’architecture.

Les contrats opérationnels

L’analyse du contexte géos­tra­té­gique, la défi­ni­tion des ambi­tions assi­gnées à la poli­tique de défense, l’évaluation des menaces aux­quelles il faut se pré­pa­rer à répondre et, enfin, l’élaboration des scé­na­rios les plus plau­sibles d’engagement mili­taire per­mettent de com­po­ser le cadre concep­tuel à par­tir duquel il va s’agir de déter­mi­ner une archi­tec­ture de moyens. 

Celle-ci doit non seule­ment être cohé­rente avec la com­bi­nai­son d’objectifs et d’exigences qui s’en dégagent, mais son édi­fi­ca­tion concrète doit aus­si être conci­liable avec le poten­tiel de res­sources col­lec­tives mobi­li­sables à cet effet. En l’espèce, cette étape cen­trale de la réflexion débouche donc sur la carac­té­ri­sa­tion géné­rique de l’outil mili­taire le mieux accor­dé à cet ensemble de pré­re­quis ; ce à quoi, dans le monde de la défense, ren­voie à la notion de modèle d’armée.

Expri­mant les grands types de mis­sions que les forces armées doivent se trou­ver prêtes à accom­plir à la demande du pou­voir poli­tique, les contrats opé­ra­tion­nels qui leur sont alors fixés emportent de fac­to la défi­ni­tion de l’enveloppe des capa­ci­tés qu’elles auront à agré­ger pour pro­duire les effets mili­taires escomptés.


Lire aus­si : L’élaboration de la LPM 2024–2030


La base industrielle et technologique de défense

Reste enfin une der­nière variable dont la por­tée est loin d’être mineure par­mi l’ensemble des don­nées à prendre en compte pour déter­mi­ner le pro­fil appro­prié d’un outil de défense. Il s’agit des condi­tions dans les­quelles sont appro­vi­sion­nés les équi­pe­ments mili­taires et, plus par­ti­cu­liè­re­ment, les arme­ments de supé­rio­ri­té opé­ra­tion­nelle ou de sou­ve­rai­ne­té à par­tir des­quels s’étalonne la puis­sance qu’un pays peut se pré­va­loir de déployer en cas de conflit ou, plus com­mu­né­ment, pour en pré­ve­nir l’éventualité grâce à l’effet dis­sua­sif qu’il cherche de la sorte à exer­cer sur ses agres­seurs potentiels.

Pour la France qui en a fait un des piliers de son auto­no­mie stra­té­gique, la capa­ci­té à déve­lop­per et fabri­quer par elle-même l’ensemble de ses sys­tèmes d’armes à effet majeur consti­tue un volet à part entière de sa poli­tique de défense. De ce fait, la dis­po­si­tion d’une base indus­trielle et tech­no­lo­gique qui soit à même d’assumer de bout en bout la com­plexi­té des pro­ces­sus inhé­rents à la pro­duc­tion de ce type d’équipements est par­tie inté­grante de l’outil de défense et repré­sente une dimen­sion essen­tielle de la réflexion qui pré­side à sa conception.

Lancé en 2014, le programme MRTT (Multi Role Transport Tanker, avion multirôle de ravitaillement en vol et de transport) français est conçu sur la base d’une plateforme de type Airbus A330-200.
Lan­cé en 2014, le pro­gramme MRTT (Mul­ti Role Trans­port Tan­ker, avion mul­ti­rôle de ravi­taille­ment en vol et de trans­port) fran­çais est conçu sur la base d’une pla­te­forme de type Air­bus A330-200.

Un exercice délicat…

Construire une poli­tique auto­nome de défense et for­ger l’outil cor­res­pon­dant néces­sitent donc d’intégrer un ensemble com­plexe de variables obéis­sant, cha­cune, à des logiques qui leur sont propres tout en inter­agis­sant les unes avec les autres.

“Plus d’approches par tâtonnement et d’ajustements empiriques que l’application de règles.”

Leur com­bi­nai­son opti­male résulte bien plus d’approches par tâton­ne­ment et d’ajustements empi­riques que l’application de règles ren­voyant à une science exacte. Cet exer­cice est d’autant plus dif­fi­cile pour un pays comme la France qui, depuis plus de soixante ans, pour­suit la double ambi­tion de se garan­tir d’être pro­té­gée contre toutes les menaces sus­cep­tibles de l’affecter et de tenir son rang par­mi les puis­sances capables d’exercer des res­pon­sa­bi­li­tés internationales.

Car il est clair que les LPM appe­lées à en concré­ti­ser les conclu­sions à tra­vers la tra­jec­toire phy­si­co-finan­cière assi­gnée aux évo­lu­tions à venir de l’outil de défense sont for­te­ment contraintes par la limi­ta­tion des res­sources bud­gé­taires et l’inertie des grands pro­grammes d’équipement déjà enga­gés. Et cela alors même que le coût uni­taire des sys­tèmes d’armes ne cesse de croître du fait de l’incorporation de tech­no­lo­gies tou­jours plus com­plexes ; qu’avec l’espace, le cybe­res­pace, les fonds marins se mul­ti­plient les espaces nou­veaux de conflic­tua­li­té ; et, plus inquié­tant encore, que la mon­tée des périls oblige notre pays à recon­si­dé­rer sa poli­tique de défense dans la pers­pec­tive de devoir faire face à l’éventualité de conflits d’une échelle que l’on avait jusqu’à il y a peu cru pou­voir relé­guer dans le registre de l’improbable.

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