Élections
L’art est-il passible du jeu démocratique ? Il y a quelques années, après qu’un panel de critiques ait décidé quels étaient les dix « plus grands chefs‑d’œuvre de l’histoire du cinéma » (parmi lesquels Citizen Kane, La Grande Illusion, etc.), une chaîne radiophonique décida de faire appel aux auditeurs pour désigner les plus grands chefs‑d’œuvre de la musique (ce fut Don Giovanni qui arriva en tête). Une autre chaîne, aujourd’hui, soumet chaque semaine aux suffrages de ses auditeurs quelques œuvres musicales très connues pour leur faire élire celle qu’ils préfèrent. Au fond, pour aller au bout de cette logique, il suffirait de rechercher les statistiques de vente sur une longue période d’un grand disquaire. Dieu – ou plutôt Orphée – merci, les éditeurs ne se contentent pas des « blue chips » pour grandes surfaces et, avec courage, ils publient des enregistrements d’œuvres hors des sentiers battus. C’est à quelques-unes de ceux-là qu’est consacrée la présente chronique.
Un oratorio, un opéra, des arias
Haendel avait 22 ans quand, en séjour à Rome, il composa La Bellezza revveduta nel trionfo del Tempo e del Disinganno (la Beauté repentie dans le triomphe du Temps et de la Désillusion), oratorio sur le très vertueux livret d’un cardinal mécène, que viennent d’enregistrer Le Concert d’Astrée dirigé par Emmanuelle Haïm et des solistes parmi lesquels Natalie Dessay1. On est frappé dès l’abord par l’extraordinaire inventivité de la musique, vocale et instrumentale : Haendel jeune, et stimulé par l’Italie, est, faut-il s’en étonner, beaucoup plus créatif que dans sa maturité ; et aussi par l’ambiguïté, plus subtile et plus perverse, qui règne tout au long de l’oratorio et qui est bien celle du XVIIIe siècle à la fois moralisateur et libertin (relisez les Mémoires de Casanova et les Confessions de Rousseau) : la Beauté, qu’il s’agit pourtant de fustiger, est bien plus attirante – heureusement – que le Temps et la Désillusion. Superbe interprétation à tous égards.
Un siècle plus tôt, Stefano Landi composait La Morte d’Orfeo, « tragi-comédie pastorale », quelques années après l’Orfeo de Monteverdi. Il s’agit d’un opéra sur un épisode peu exploité de la mythologie, la mort d’Orphée déchiqueté par les Ménades. La musique instrumentale est évidemment plus primitive que celle de Haendel, les polyphonies vocales étant, elles, très élaborées, avec des effets jamais rencontrés auparavant (d’écho notamment). C’est l’ensemble Akademia dirigé par Françoise Lasserre qui a ressuscité cette œuvre rare2, avec des instruments inhabituels comme archiluth, sacqueboute, ceterone.
Marijana Mijanovic, alto, chante dans un disque tout nouveau, accompagnée par le Kammerorchester Basel dirigé par Sergio Ciomei, des arias d’opéras de Haendel destinés à l’origine au castrat Senesino3, extraits de Rodelinda, Radamisto, Siroe, Giulio Cesare, Orlando. L’altiste serbe, célèbre depuis le Festival d’Aix 2000, a un timbre et une puissance vocale – sans vibrato – qui en font une des interprètes les plus authentiques de la musique baroque telle que, semble-t-il, la chantaient les castrats comme Senesino.
Chansons
Faire revivre le chant « courtois » (de cour) du XIIIe siècle, tel que le pratiquaient les trouvères : au-delà de l’archéologie musicale, il y a la recherche d’une sensibilité, celle du Moyen Âge, que les historiens peinent à retrouver, et que la musique, qui fait appel à nos émotions plus qu’à notre capacité d’analyse, peut nous laisser entrevoir. Sous le titre « D’amoureus cuer voel chanter », l’ensemble Les Jardins de Courtoisie, dirigé par Anne Delafosse-Quentin (trois chanteurs, quatre instrumentistes)4 restitue une vingtaine de chansons d’Adam de la Halle, trouvère du Nord qui a repris la tradition occitane, et qui est un des premiers « auteurs » français. On a plaisir à découvrir une musique fraîche et étrange, rien moins qu’ennuyeuse, aussi éloignée que possible de ce que l’on nous a longtemps présenté comme la musique médiévale.
Sous le titre « Les Fastes de Bacchus », La Compagnie Baroque dirigée par Michel Verschaeve a enregistré un ensemble d’airs sérieux et à boire de l’époque de la Régence (entre Louis XIV et Louis XV) dus pour une bonne part au chansonnier Jean-Baptiste de Bousset5. C’est un bel échantillon des airs à la mode que prisait fort la société de l’Ancien Régime. On prend conscience d’un goût que l’on n’imaginait pas tel qu’il fut : assez rustique, égrillard, et qui nous fait voir d’un autre œil les tableaux de Boucher et Watteau.
Péchés de vieillesse et autres
Sous le titre « Gammes et spécimens », le pianiste Stefan Irmer a enregistré un des volumes des « Péchés de vieillesse » que Rossini a composés vers la fin de sa vie6. Il s’agit de pièces assez fantaisistes, dont les titres parfois farfelus (« petite promenade de Passy à Courbevoie la parcourant – homéopathiquement et à la pesarese – dans tous les tons de la gamme chromatique »), mais aussi la structure, annoncent Satie et, au-delà, les minimalistes contemporains. Tout n’est pas génial mais, sous une forme qui évite de se prendre au sérieux, Rossini a résumé le résultat de recherches musicales dont certaines – la « gamme chinoise » – seront reprises par Debussy et Ravel.
Déodat de Séverac est un compositeur négligé car peu prolifique, disparu assez tôt, et, de surcroît, provincial (il se retira assez vite à Céret). Il n’a évidemment pas l’étoffe d’un Ravel ou d’un Debussy, auxquels il était comparé de son temps, et il n’a pas cherché à innover. Mais sa musique est agréable et sans prétention, comme un de ces vins de pays du Roussillon. On connaît assez bien ses pièces pour piano, celles, plus secrètes et subtiles, pour orgue. Roberto Benzi a enregistré quelques-unes des œuvres pour orchestre avec l’Orchestre de la Suisse Romande7. C’est une musique légère et reposante, un peu datée, témoignage d’une époque (les années 1900).
Le disque du mois
Les Variations Goldberg par Glenn Gould sont, dans leurs diverses versions, des disques culte. La première version, chère aux inconditionnels de Gould, date de 1955, une époque où l’enregistrement était analogique et relativement peu sophistiqué.
Un laboratoire californien a mis au point une technique dite « re-performance » : on analyse les divers paramètres de l’enregistrement analogique microsillon, on les numérise – y compris les caractéristiques acoustiques du local d’enregistrement d’origine – puis on fait jouer ce logiciel sur un piano contrôlé par ordinateur (du type Disklavier). On obtient ainsi une interprétation virtuelle de Gould aujourd’hui, que l’on enregistre8. Le résultat est saisissant : c’est l’interprétation de 1955, mais enregistrée aujourd’hui, donc parfaite techniquement, inespérée. Glenn Gould, qui était passionné de techniques nouvelles et qui faisait lui-même des enregistrements virtuels en enregistrant une œuvre par paquets de huit mesures collés ultérieurement, aurait aimé, sans doute. En tout cas, ce sont les meilleures Goldberg par Gould, de très loin. Et… l’on n’entend pas les ahanements de Gould, évidemment. (Sur le même disque, un deuxième enregistrement, techniquement différent, destiné aux écoutes avec casque).
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1. 2 CD VIRGIN.
2. 2 CD ZIG ZAG.
3. 1 CD SONY.
4. 1 CD ZIG ZAG.
5. 1 CD ARION.
6. 1 CD MDG.
7. 1 CD SRG SSR.
8. 1 CD SONY.