ÉLECTIONS
Une chaîne de radio demande périodiquement à ses auditeurs de classer par ordre de préférence des œuvres de musique classique hétéroclites : un nocturne de Chopin, une symphonie de Mahler, etc. Ce jeu serait ridicule s’il n’était pas d’abord sans objet : contrairement – il faut l’espérer – à une élection politique, le choix d’une œuvre à écouter est fonction de l’humeur du moment : on ne préfère pas dans l’absolu une chanson de Brassens à un quatuor de Chostakovitch, mais à un moment et dans une situation donnés, on aura très envie d’écouter l’une et certainement pas l’autre (et vice versa).
Bach
Tout mélomane vote plus souvent pour Bach que pour qui que ce soit d’autre. C’est que Bach, quelle que soit l’œuvre écoutée, nous ouvre un monde où nos états d’âme et nos préoccupations se révèlent ce qu’ils sont : passagers et dérisoires. Vous êtes accaparé par un problème majeur ou simplement ennuyé par un petit souci ; écoutez une pièce de Bach, vous êtes ailleurs, plus haut et vous vous dites in petto : ce n’était donc que cela !
La Messe en si mineur est sans doute, avec les deux Passions et L’Art de la fugue, ce que Bach a écrit de plus élaboré avec « le grand souci de tout dire » (comme dit Eluard) : esquissée en 1733, il l’a sans cesse reprise, modifiée, complétée pour l’achever un an avant sa mort en 1749. Et en effet vous pouvez vous immerger dans cette musique universelle, qui va bien au-delà de la liturgie catholique.
La version qu’en donnent Philippe Herreweghe et le Collegium Vocale Gent1 avec cinq solistes de premier plan est la plus parfaite – interprétation, technique – qu’il nous ait été donné d’entendre, supérieure à celle, baroque, de Tom Koopman, loin de la version quelque peu grandiloquente de Karajan (avec pourtant Elisabeth Schwarzkopf) et de celle, plus ancienne et donc techniquement moins achevée, de Karl Richter.
La première mesure du Kyrie (où Béjart, dans son ballet Notre Faust, lançait les bras vers le ciel devant une corde descendue des cintres) vous cloue sur place et dès lors vous ne pourrez plus interrompre votre écoute jusqu’au chœur final Dona nobis pacem. Peu importe que vous soyez croyant (chrétien ou autre), agnostique ou même ayatollah de la laïcité militante, vous en sortirez régénéré, autre.
Poursuivant son édition des œuvres orchestrales, l’ensemble Café Zimmermann (du nom du café où Bach se produisait avec ses étudiants) a enregistré la 4e Suite, le 1er Concerto brandebourgeois, le Concerto pour clavecin en la majeur, et le Concerto pour quatre clavecins en la mineur2.
De cet ensemble de pièces connues, on extraira le Concerto pour quatre clavecins, transcription assez libre par Bach, comme on le sait, d’un concerto pour quatre violons de Vivaldi : un petit chef‑d’œuvre de polyphonies, supérieur à l’original. L’enregistrement des Sonates pour clavecin et viole de gambe par Arnaud Boulanger et Lucile De Pasquale3 est rigoureusement dans l’esprit de la musique baroque, confidentiel, sagement allègre ; s’y ajoute la très belle Toccata pour clavecin en do mineur.
C’est également au clavecin que Blandine Rannou a enregistré les Variations Goldberg4 et l’ensemble des Suites françaises, des Suites anglaises et des Toccatas5. Il ne s’agit pas d’une énième édition de pièces que d’autres – Gould et Perahia en particulier – nous ont habitués à entendre sur un grand Steinway, mais de tirer parti du timbre extraordinairement riche d’un clavecin exceptionnel, servi par une prise de son ad hoc. On assiste ainsi à une véritable recréation. Ainsi, les Variations Goldberg sont jouées sur un tempo beaucoup plus lent que d’habitude, ce qui permet de jouir de chaque note au timbre complexe comme d’une polyphonie orchestrale. Et jamais auparavant les Suites anglaises n’étaient apparues aussi complexes, riches et recherchées.
Enfin, en alternant arias de cantates et pièces pour hautbois6 associées à des cordes, Olivier Doise et la soprano Gaële Le Roi, excellents musiciens, ne visent qu’à notre plaisir. Mais avec Bach, homme à la fois sensuel et mystique, le plaisir s’accompagne toujours de sublimation, au sens quasi chimique du terme. On détachera de l’ensemble l’Aria n° 3 du Magnificat pour hautbois d’amour et soprano.
Mel Bonis, Ravel, Fauré
Qui connaît Mel Bonis, élève de Franck, compositrice des années 1890–1930 ? En enregistrant son diptyque Soir, Matin, le trio (féminin) George-Sand révèle avec une sensualité non dissimulée une délicieuse musique postromantique, aux mélodies et aux harmonies subtiles, proche de Fauré et qu’a dû aimer Proust7. Les très beaux Trios de Ravel et de Fauré, souvent cités dans ces colonnes, et joués avec le même abandon sensuel et la même perfection technique, complètent le disque.
La suite Pelléas et Mélisande, tirée de la musique de scène de la pièce de Maeterlinck, est le sommet de la musique orchestrale de Fauré : ce que le postromantisme a produit de plus beau, de plus achevé. L’orchestre de l’opéra de Rouen Haute-Normandie l’a enregistré sous la direction d’Oswald Sallaberger8, ainsi que six « chansons » de Fauré (Soir, Clair de Lune, le Parfum impérissable, etc.) avec la mezzo-soprano Karine Deshayes, dont la voix – timbre chaud, vibrato minimal – est merveilleusement adaptée à ces mélodies exquises et raffinées, très fin de siècle, dont l’accompagnement est une petite merveille d’orchestration. Sur le même disque, par le même ensemble, Siegfried-Idyll, de Wagner, avec ses connotations domestiques, paraît – que les wagnériens nous pardonnent – bien pâlot.
Sans hésitation, face à Wagner, nous votons Ravel et Fauré.
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1. 2 CD OUTHERE.
2. 1 CD ALPHA.
3. 1 CD ALPHA.
4. 2 CD ZIG-ZAG.
5. 4 CD ZIG-ZAG.
6. 1 CD ARION.
7. 1 CD ZIG-ZAG.
8. 1 CD OUTHERE.