Éliminer l’instabilité et la fragilité de la zone euro
L’excès d’optimisme des pères de l’euro
L’excès d’optimisme des pères de l’euro
L’originalité de la zone euro réside dans le fait qu’à la zone économique dont l’euro est la devise ne correspond pas une zone unifiée d’un point de vue bancaire et fiscal et que, du coup, les dettes souveraines libellées en euros des différents pays de la zone se voient associer des primes de crédit et de convertibilité propres, reflétant la santé économique et financière spécifique de chacun des pays.
Le spread dans la zone euro
Ce qu’on appelle le spread dans la zone euro, c’est la différence entre le taux exigé pour une dette souveraine particulière d’une maturité spécifique et celui exigé de l’Allemagne pour la même maturité. Le spread est implicitement la somme de la prime de crédit et de la prime de convertibilité, dont les montants sont, dans le contexte actuel, nuls dans le cas de l’Allemagne, mais non dans celui des autres pays de la zone euro.
Cet aspect de la question, qui est aujourd’hui la source de tensions susceptibles de faire exploser la zone, a été ignoré par les architectes de l’euro qui ont imaginé que l’unité bancaire et fiscale se ferait d’elle-même et que l’on tendrait pour les pays de la zone à un taux d’intérêt unique par maturité, les primes de crédit et de convertibilité étant de facto de valeur zéro pour l’ensemble des pays constitutifs de l’Union.
À l’origine d’une telle candeur se trouvait l’optimisme qui a présidé à la création de la monnaie commune.
Le rôle déterminant de la prime de convertibilité
La zone économique dont l’euro est la devise n’est pas unifiée d’un point de vue fiscal
Dans le cadre de la zone euro, le montant de la prime de liquidité peut se déterminer par déduction : à partir des taux exigés par le marché des capitaux d’une dette souveraine pour laquelle il est de notoriété publique que le montant des deux autres primes – prime de crédit et prime de convertibilité – est nul.
Il en est ainsi aujourd’hui pour la dette allemande : en ce qui la concerne, le risque de crédit est considéré comme nul par le marché des capitaux, et le risque de conversion également (si des nations devaient quitter une par une la zone euro, on considère à juste titre que l’Allemagne serait la dernière à devoir le faire, l’euro, par découpes successives de la zone, finirait par s’identifier à l’ancien mark et sa zone immédiate d’influence). Rien n’empêche la prime de liquidité de devenir négative, comme on le constate en ce moment : un prêteur éventuel peut préférer prêter plutôt que de conserver de l’argent liquide.
REPÈRES
Pour analyser la situation dans la zone euro en matière de taux d’intérêt, trois composantes sont à considérer : la prime de liquidité, la prime de crédit et la prime de convertibilité.
La prime de liquidité est le prix du « deux tu l’auras » dans la comparaison entre « un tiens » et « deux tu l’auras » ; c’est le prix du fait qu’une somme n’est pas disponible immédiatement mais seulement plus tard.
La prime de crédit est celle réclamée par le prêteur au titre d’une assurance contre le risque de non-versement des intérêts contractuellement définis et de non-remboursement du principal (l’un et l’autre qualifiés « d’événements de crédit »).
La prime de convertibilité est la prime exigée par le prêteur pour couvrir le risque, auquel il est exposé, que les intérêts soient versés et le principal remboursé dans une autre devise que celle dans laquelle le prêt a été originellement contracté.
L’émergence d’un risque de défaut
Lorsque le défaut sur sa dette souveraine d’un pays membre de la zone euro cessa d’apparaître comme une hypothèse fantaisiste, le montant des primes de crédit et de convertibilité de sa dette souveraine décolla de zéro et une dynamique centrifuge s’initia pour ce pays et, cette éventualité n’ayant pas été prise en considération au départ, déboucha sur un risque de désintégration de la zone.
Il fut un temps où l’existence d’un risque de crédit pour les dix-huit pays constituant la zone euro n’était pas même envisagée : le risque de défaut d’une nation était censé ne toucher que des pays lointains, situés sur d’autres continents, comme l’Indonésie, qui fit défaut en 2002, l’Argentine qui fit défaut également en 2002 ou, au pire, d’anciens constituants de la zone d’influence de l’Union soviétique, comme la Russie elle-même, qui fit défaut en 1998.
La prime de crédit n’intervenait pas dans le calcul du taux de la dette souveraine des pays membres de la zone euro.
Le difficile hiver 2009
La situation changea à partir de l’hiver 2009 : la Grèce, l’Irlande, le Portugal, l’Espagne, l’Italie furent alors successivement touchés, au point que la dette des trois premiers dut être déconnectée du marché des capitaux, le montant des primes, de crédit et de convertibilité, atteignant des niveaux tels que les nations impliquées devenaient incapables de verser les intérêts aux taux exigés par le marché. C’est la communauté des États épargnés qui prit le relais avec l’aide du Fonds monétaire international.
Le prix des incertitudes
Un certain nombre de pays de la zone euro sont aujourd’hui dans une situation financière telle que les taux d’intérêt qui leur sont réclamés lorsqu’ils émettent de la dette (lorsqu’ils empruntent sur le marché des capitaux) dépassent leurs capacités financières en raison de l’apparition d’un effet pervers.
Les conditions de la solidarité
Quand certains pays font preuve de solidarité envers d’autres pays en leur apportant leur garantie lorsque ceux-ci ont cessé d’être solvables (lorsque les sommes qu’ils doivent sont supérieures à celles dont ils disposent), il faut pour que cette garantie soit effective que les ressources des pays garants soient suffisantes pour restaurer la solvabilité de ceux qu’ils garantissent.
Le doute qui s’installe quant à la capacité d’un pays à remplir ses obligations financières (le versement des intérêts et le remboursement du principal) fait grimper le montant de la prime de crédit qui lui est réclamé sur sa dette souveraine, et ce doute quant à sa solvabilité se voit redoublé d’un second doute, portant celui-ci sur la solidarité que les autres pays lui manifesteront ou non, et dont l’absence l’obligerait à devoir quitter la zone euro.
Le montant de la prime de convertibilité vient alors s’ajouter à celui de la prime de crédit dans les taux réclamés par le marché des capitaux pour des prêts de diverses maturités, aggravant l’insolvabilité de ce pays, et forçant les autres à venir à son aide en garantissant sa dette.
Situation incestueuse
Si la prime de convertibilité est exigée par les créanciers étrangers d’une dette souveraine, elle ne l’est pas, il faut le noter, par les créanciers domestiques puisque la dévaluation liée à une conversion éventuelle dans la devise d’origine ne les affectera pas. Les banques commerciales d’un pays pourront donc acheter la dette souveraine émise par leur propre banque centrale à un taux réduit par rapport aux prêteurs extérieurs, la prime de convertibilité étant dans ce cas sans objet.
L’existence d’un risque de crédit pour un pays de la zone euro n’était pas même envisagée
Une banque centrale étant prêteur en dernier ressort pour ses banques, une solidarité existe de fait entre elle et ses banques domestiques. Ces banques, détentrices de dette souveraine, sont à leur tour exposées à une dévalorisation de celle-ci, créant une situation au potentiel de « feedback positif », de spirale descendante : où une aggravation de la situation financière du pays affecte négativement ses banques commerciales, alors que la mauvaise santé de celles-ci augmente le risque de crédit de la nation tout entière et fait grimper la prime de crédit exigée sur sa dette souveraine.
Cela signifie que, si l’absence de la prime de convertibilité dans le cas des banques domestiques leur permet d’acheter de la dette souveraine à moindre coût pour l’État, le risque de crédit augmente du fait de la situation « incestueuse » qui en résulte et, avec lui, la composante prime de crédit dans le taux exigé par les prêteurs étrangers : les acheteurs de dette souveraine en dehors du pays.
Pressions étatiques
Le moyen ultime est bien entendu la nationalisation du secteur bancaire
Il faut ajouter qu’un État dispose de moyens légaux d’augmenter la demande pour sa dette souveraine dans le cadre national, en faisant pression sur les organismes et les établissements financiers domestiques. D’autres moyens existent encore qui permettent à un État de modérer le coût de sa dette : le plafonnement des taux, par exemple, comme le fait l’Espagne depuis avril 2010. Le moyen ultime, et probablement le meilleur de ce point de vue, étant bien entendu la nationalisation du secteur bancaire, vers laquelle les nations membres de la zone euro s’acheminent inéluctablement bien qu’en freinant des quatre fers.
Mécanismes pervers
On voit que si la prime de convertibilité n’intervient pas, par nécessité logique, dans le calcul du taux d’intérêt exigé par un prêteur domestique, l’État dispose des moyens de pression lui permettant de faire mettre entre parenthèses également par les établissements financiers domestiques la prime de crédit reflétant le risque de défaut de la nation.
Obligations légales
Certains établissements sont à proprement parler « captifs » vis-à-vis des besoins de financement des États, comme les fonds de retraite. Le Portugal a ainsi relevé le plafond de sa propre dette pouvant être détenue par le fonds de retraite des fonctionnaires, de 55% à 90 %. Il est également loisible à un État de relever les réserves que ses banques commerciales doivent se constituer, c’est ce qu’a fait la Grande-Bretagne depuis octobre 2009, obligeant ses banques à se constituer des portefeuilles plus importants en dette souveraine.
Cet effet, combiné à une demande plus importante, peut faire baisser les taux à ce point que la dette souveraine de ce pays perde tout attrait pour les acheteurs de dette étrangers, qui ne peuvent ignorer, eux, l’impact des primes de crédit et de convertibilité, accroissant encore le caractère « incestueux » de la relation entre les établissements financiers d’un pays et leur banque centrale.
Il est difficile d’imaginer aujourd’hui que la présence de ces mécanismes pervers n’ait pas été prise en considération au moment de la constitution de la zone euro, et plus particulièrement encore n’ait pas retenu les dirigeants de la zone qui décidèrent de fermer les yeux sur les supercheries dont se rendirent coupables des pays comme la Grèce ou l’Italie (avec la complicité de grandes banques d’investissement) pour cacher l’état véritable de leur dette souveraine afin de pouvoir souscrire aux conditions d’entrée dans la zone en matière d’endettement.
C’est pourtant apparemment le cas.
Un soutien financier dont la solidité est à prouver
Dans l’état présent de la zone euro, la question se pose de savoir si, oui ou non, les quinze pays encore capables d’émettre de la dette (emprunter) sur le marché international des capitaux disposent de la capacité de soutenir financièrement les trois pays assistés ayant, eux, perdu cette capacité.
Ils clament certainement haut et fort qu’ils ont cette capacité, mais les difficultés considérables qu’ils ont d’en apporter la preuve suscitent le doute.
Un audit réaliste et en profondeur devrait trancher la question, par-delà toutes les constructions péniblement mises en place : MES (Mécanisme européen de solidarité), OMT (Opérations monétaires sur titres), dont on nous affirme qu’elles sont ou seront efficaces mais dont l’efficacité n’a pas encore eu l’occasion d’être véritablement testée.
Une situation fragile
Pays en difficulté
Aujourd’hui, la Grèce, le Portugal et Chypre sont dans l’incapacité de se présenter sans soutien sur le marché des capitaux, celui-ci considérant que le risque d’un « événement de crédit » (que les sommes empruntées par ces pays ne soient pas remboursées ou que les intérêts promis ne soient pas versés) est trop élevé, d’où l’exigence d’une prime de crédit élevée, et que le risque est également trop grand que le pays en question n’en vienne à quitter à échéance la zone euro, d’où l’exigence d’une prime de convertibilité élevée.
L’alternative est celle-ci : soit la garantie des pays solidaires autorise effectivement la solvabilité de l’ensemble de la zone euro, soit la garantie des pays solidaires n’autorise pas en réalité la solvabilité de l’ensemble. Dans le premier cas de figure, le plus favorable, tout va bien, ou va en tout cas bien tant que la hausse des primes de crédit ou de convertibilité pour un pays additionnel ne fait pas basculer celui-ci de la catégorie des pays manifestant leur solidarité aux pays en difficulté, à la catégorie des pays en difficulté et assistés, auquel cas le calcul de la solvabilité de l’ensemble de la zone doit être refait dans un cadre devenu moins favorable. On voit donc que, même dans ce cas de figure, pourtant le plus favorable que l’on puisse envisager pour la zone euro en ce moment, sa situation est très instable et d’une grande fragilité.
Les scénarios de rupture
Dans le second cas de figure, défavorable, où les pays solvables solidaires ne parviennent plus à apporter des garanties suffisantes aux pays assistés sans mettre automatiquement en danger leur propre solvabilité, autrement dit où la zone euro dans son ensemble a cessé d’être solvable, il existe deux options.
La première est de recréer une zone plus restreinte de solvabilité, au prix du départ des pays insolvables, ceux-ci résolvant alors leur insolvabilité par le défaut, la restructuration de leur dette, et le retour à la devise qui prévalait antérieurement à leur entrée dans la zone euro, qui se voit alors dévaluée par rapport à l’euro à hauteur de la restructuration nécessaire pour assainir leur situation budgétaire et prendre un nouveau départ.
La seconde option est de décréter le défaut généralisé de l’ensemble de la zone euro, restructurant l’ensemble de la dette, l’euro se dévaluant par rapport aux autres devises, tandis que la dette de l’ensemble des nations souveraines de la zone se trouve de facto mutualisée au sein de la zone euro dont l’unification financière, fiscale et bancaire devra alors impérativement être immédiatement réalisée.
Au point où nous en sommes, cette seconde approche semble être la seule susceptible d’éliminer l’instabilité et la fragilité croissantes de la zone euro constatées aujourd’hui.
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Une démonstration bancale
Bonjour, Le propos de cet article ne me semble pas clair : s’agit-il d’une annonce d’une dislocation de la zone Euro ? Ou bien d’une suggestion de sortie de crise ? Dans le premier cas, le cataclysme annoncé est pour le moment bien loin, alors que dans le second, l’auteur passe sous silence les conséquences d’un défaut ainsi que les modalités d’un retour à la monnaie originelle de chacun des pays.
De plus, cet article est approximatif sur un certain nombre de points :
1 Il explique de façon bancale la boucle de rétroaction entre banques et Etats européens, où la baisse de la solvabilité de l’un impacte l’autre et vice-versa (voir par exemple le Financial Times du 30 Sept 2013, Stop encouraging banks to buy government debt). Il semble aussi suggérer que celle-ci existe parce que seuls les investisseurs domestiques achètent de la dette, ce qui est en contradiction avec les données.
2 Il énonce que les États ont un moyen de supprimer le risque de crédit pour les investisseurs domestiques : si tel était le cas, les épargnants portugais, grecs et chypriotes se rueraient sur les obligations de leurs pays respectifs… Ce n’est donc bien sûr pas le cas
3 Il faut par ailleurs être bien éloigné de l’actualité économique et financière pour déclarer en novembre 2013 que le concept de l’OMT n’a pas réussi à calmer les marchés (l’annonce de Mario Draghi a eu lieu en septembre 2012 avec un effet positif immédiat sur les marchés) Enfin, je m’étonne que la Jaune et la Rouge publie cette tribune de Paul Jorion (principalement connu pour son talent pour l’autopromotion), alors que deux camarades, Xavier Timbeau et Gilles Saint-Paul, figuraient à la même conférence (voir par exemple http://gillessaintpaul.wordpress.com/2013/11/11/successes-and-failures-in-crisis-countries/)