Élitisme
Erich Korngold fuit l’Allemagne nazie – et abandonne la musique novatrice et ambitieuse pour Hollywood et la musique de film. Kurt Weill, chassé lui aussi, il est vrai, par le nazisme, renonce à la musique originale et rugueuse de sa collaboration avec Brecht pour réussir à Broadway avec ses comédies musicales.
Picabia vend beaucoup mieux ses portraits réalistes de jolies femmes que ses tableaux abstraits et, du coup, en fabrique à la douzaine. En réalité, bien peu de poètes, d’écrivains, de compositeurs ont refusé par exigence éthique le succès commercial qui implique la fréquentation des médiocres et s’en sont, comme Van Gogh, remis à la postérité pour que soit reconnu leur génie.
Zemlinsky – Der Zwerg
Alexander von Zemlinsky, lui, est de ceux-là. Il aura fallu soixante-dix ans après sa mort (1942) pour que, comme l’avaient prédit ses contemporains Mahler, Schoenberg, Stravinski, on découvre en lui un des compositeurs majeurs du XXe siècle.
Son opéra en un acte Der Zwerg (Le Nain), sur un livret d’Oscar Wilde, vient d’être réédité dans sa version intégrale avec une pléiade de solistes dont l’exceptionnelle soprano Soile Isokoski, le Gürzenich-Orchester Köln et le Frankfurter Kantorei dirigés par James Conlon1, qui s’est fait une spécialité de faire revivre la musique de Zemlinsky.
Celle-ci est assez comparable à celle de Richard Strauss mais plus exigeante ; Der Zwerg associe le lyrisme de la musique viennoise du début du XXe siècle à une innovation harmonique et rythmique mesurée mais constante, soutenue par une orchestration moins foisonnante que celle de Strauss mais très subtile, presque de chambre, un peu comme l’ont tentée Schoenberg et Berg dans leurs premières œuvres tonales.
Courez écouter Der Zwerg : une divine surprise.
Fumet – Françaix – Salonen
Et si le véritable élitisme était d’ignorer les modes et les chapelles et d’écrire pour soi ? Raphaël Fumet écrit résolument tonal dans les années 1960, ce qui lui vaut d’être ostracisé par les ayatollahs de la musique sérielle qui, seule, à l’époque, a droit de cité.
Aujourd’hui où la coexistence de la musique tonale avec les autres musiques dites sérieuses – sérielle, électronique, aléatoire, etc. – est un fait acquis, on peut découvrir un symphoniste qui n’est pas mineur, et dont la Symphonie de l’âme vient d’être enregistrée par l’Orchestre du palais de Tauride (Saint-Pétersbourg) dirigé par Mikhaïl Golikov2.
Une musique puissante, extatique, bien orchestrée, qui se souvient de Wagner et Debussy mais qui a son originalité propre. Sur le même disque, deux œuvres du père de Raphaël Fumet, Dynam-Victor, élève de Franck : Sabbat rustique et Le Mystère de la terre, d’inspiration mystique et résolument wagnérienne.
Mort en 1997, ami de Poulenc, Jean Françaix est l’auteur d’une œuvre innombrable (essentiellement de chambre) dont on peut résumer les qualités en trois mots : élégance, subtilité, plaisir et qui, pour cela, a souffert elle aussi de l’ostracisme de l’establishment des années d’après-guerre.
Toujours raffinée, parfois canaille, jamais ennuyeuse, sa musique est assez bien représentée par trois pièces enregistrées par l’Ensemble Carl Stamitz en 1992, en présence de Jean Françaix : l’Octuor pour clarinette, basson et cordes, le Quintette pour clarinette et quatuor à cordes et le Divertissement pour basson et quintette à cordes3.
Si l’hédonisme aristocratique existe en musique, la musique de Françaix en relève résolument.
On connaît Esa-Pekka Salonen comme un des grands chefs d’orchestre contemporains ; c’est aussi un compositeur majeur, qui se détache du lot de ses semblables par une caractéristique essentielle : sa musique, qui ne relève d’aucune école, est immédiatement audible et sollicite l’émotion de l’auditeur sur-le-champ.
Sur un fond polytonal et avec une architecture solide, une orchestration extrêmement travaillée pour un orchestre surdimensionné permet des effets de timbre inouïs au sens propre du terme et plonge l’auditeur dans un univers où la musique prend possession de lui par une sorte d’hypnose.
Écoutez le Concerto pour violon avec Leila Josefowicz et Nyx, genre de poème symphonique, avec l’Orchestre de la Radio finlandaise dirigé par Salonen4 : c’est un voyage dont vous ne sortirez pas indemne.
Mendelssohn par le Quatuor Ébène
Le Quatuor Ébène se détache aujourd’hui comme l’un des très grands d’Europe, dans la lignée des Alban Berg et des Borodine. Après un enregistrement exceptionnel des quatuors de Debussy-Fauré-Ravel, il récidive avec trois Quatuors signés Mendelssohn, les n° 2 et 6 de Felix et l’unique Quatuor de sa sœur Fanny5.
Le n° 2, écrit à dix-huit ans, contient déjà ce que seront les caractéristiques majeures de la musique de celui que Schumann considérait comme le Mozart du XIXe siècle : un lyrisme mélodique hors pair, une écriture fluide et très élaborée, et par-dessus tout, cette exaltation de la vie mêlée de la mélancolie du bonheur qui passe, qui fait que l’on ne peut jamais écouter la musique de Mendelssohn les yeux secs.
Fanny, on le sait, avait avec son alter ego Felix une relation fusionnelle. Son Quatuor, une de ses 460 compositions, est du même niveau que ceux de son frère, avec la même perfection dans l’écriture et le même lyrisme.
La mort brusque de Fanny en 1847 est pour Felix un drame irréparable dont il mourra lui-même quelques mois plus tard à trente-huit ans, après avoir écrit son dernier Quatuor, dénommé Requiem pour Fanny.
Musique angoissante, poignante, désespérée, adieu d’un musicien d’élite qui, comme Bach dont il s’est attaché à faire connaître l’œuvre, n’a jamais sacrifié à la facilité vers laquelle aurait pu l’entraîner son succès et qui, comme lui, aura atteint à l’universel.
________________________
1. 2 CD EMI.
2. 1 CD Hybrid’music.
3. 1 CD Pierre Verany.
4. 1 CD DGG.
5. 1 CD VIRGIN.