Manuscrit du cours de philosophie positive d'Auguste Comte

Éloge d’Auguste Comte (2ème partie)

Dossier : ExpressionsMagazine N°541 Janvier 1999
Par Bruno GENTIL (55)

La loi des trois états, une véritable découverte

La loi des trois états, une véritable découverte

Auguste Comte consi­dé­rait son Opus­cule fon­da­men­tal1, bien qu’il soit res­té inache­vé, comme une étape capi­tale dans son œuvre. En tout cas c’est là que la loi des trois états fut énon­cée pour la pre­mière fois. Cette fameuse loi, qui sera une réfé­rence constante dans toute son œuvre, Auguste Comte la reven­di­qua tou­jours comme une véri­table décou­verte, qu’il datait de février ou mars 1822. C’est ce que confirme Pierre Laf­fitte2, le fidèle dis­ciple : J’ai enten­du dire à Auguste Comte que la loi des trois états avait été trou­vée un matin, après une longue nuit de médi­ta­tions conti­nues et que c’est presque immé­dia­te­ment qu’il avait trou­vé la loi de la hié­rar­chie scien­ti­fique, qui est, au fond, abso­lu­ment inséparable.

Dans l’Opus­cule fon­da­men­tal, il l’é­nonce ain­si : Par la nature même de l’es­prit humain, chaque branche de nos connais­sances est néces­sai­re­ment assu­jet­tie dans sa marche à pas­ser suc­ces­si­ve­ment par trois états théo­riques dif­fé­rents : l’é­tat théo­lo­gique ou fic­tif, l’é­tat méta­phy­sique ou abs­trait, enfin l’é­tat scien­ti­fique ou posi­tif. Ain­si dans le pre­mier état, celui de toute science au ber­ceau, ce sont les idées sur­na­tu­relles qui servent à expli­quer les faits obser­vés ; le deuxième état, celui de l’a­do­les­cence, est un état de tran­si­tion : on tente de sor­tir des idées sur­na­tu­relles par des énon­cés abs­traits carac­té­ri­sant des séries de phé­no­mènes (on pour­rait citer : la nature a hor­reur du vide). Le troi­sième état repré­sente le mode défi­ni­tif de toute science quel­conque, où les faits sont reliés à des lois géné­rales confir­mées par les faits eux-mêmes. Il montre ensuite com­ment la loi des trois états se véri­fie dans l’é­vo­lu­tion des sciences fon­da­men­tales : l’as­tro­no­mie d’a­bord, puis la phy­sique et la chi­mie, enfin la phy­sio­lo­gie qui par­vient tout juste à l’é­tat positif.

En consi­dé­rant la poli­tique comme une science, il observe qu’elle a déjà pas­sé par les deux pre­miers états : l’é­tat théo­lo­gique basé sur l’i­dée sur­na­tu­relle de droit divin, puis l’é­tat méta­phy­sique basé sur la doc­trine des peuples, comme par exemple la sup­po­si­tion abs­traite d’un contrat social pri­mi­tif. Voi­ci le moment, déclare-t-il, où on peut accé­der à la doc­trine scien­ti­fique de la poli­tique, qui consi­dère l’é­tat social comme la consé­quence néces­saire de son orga­ni­sa­tion. Mais celle-ci est inti­me­ment liée à l’é­tat de civi­li­sa­tion. Il est évident, pour lui, que la civi­li­sa­tion pro­gresse sui­vant une loi néces­saire, même si cette marche se mani­feste en oscil­la­tion et non sui­vant une ligne droite.

Et l’Opus­cule se ter­mine en ouvrant cette ques­tion fon­da­men­tale : quel est, d’a­près l’ob­ser­va­tion du pas­sé, le sys­tème social des­ti­né à s’é­ta­blir aujourd’­hui par la marche de la civi­li­sa­tion ?  Et s’il n’y a pas de façon abso­lue de meilleur gou­ver­ne­ment pos­sible, conclut-il, tous les esprits com­pé­tents doivent finir par s’en­tendre sur les lois natu­relles de la marche de la civi­li­sa­tion et sur le sys­tème qui en résulte3.

Pour Auguste Comte qui situe ses tra­vaux dans la conti­nui­té de ses pré­dé­ces­seurs Mon­tes­quieu et sur­tout Condor­cet, cet opus­cule est à la fois un point d’ar­ri­vée et un point de départ : le point d’ar­ri­vée, c’est la conver­gence remar­quable entre ses deux ordres de tra­vaux scien­ti­fiques et poli­tiques. Il trouve ici une har­mo­nie entre ses ten­dances intel­lec­tuelles et ses ten­dances poli­tiques, une véri­table uni­té men­tale et même sociale, qui le condui­ra à la sys­té­ma­ti­sa­tion finale de la phi­lo­so­phie posi­tive gra­duel­le­ment pré­pa­rée par mes pré­dé­ces­seurs depuis Bacon et Des­cartes.

Mais l’Opus­cule est aus­si un point de départ car il ouvre toute une série de tra­vaux, un pro­gramme gigan­tesque auquel il invite d’a­bord les savants. Il faut en effet déve­lop­per cette nou­velle science, la phy­sique sociale, éta­blir soli­de­ment la phi­lo­so­phie posi­tive et opé­rer la refonte ency­clo­pé­dique de toutes nos connais­sances posi­tives. Et tout cela, bien sûr, dans la pers­pec­tive de la mise en œuvre d’un nou­veau sys­tème social. Il n’y a effec­ti­ve­ment pas de temps à perdre !

En fait, Auguste Comte avait pré­vu une deuxième par­tie à cet ouvrage qui devait per­mettre d’a­van­cer rapi­de­ment dans le déve­lop­pe­ment et la phy­sique sociale, car c’est là l’ap­pli­ca­tion phi­lo­so­phique la plus urgente4. Elle devait décrire l’his­toire som­maire de la civi­li­sa­tion éclai­rée par les trois états et par suite, don­ner un pre­mier aper­çu du sys­tème social que le déve­lop­pe­ment natu­rel de l’es­prit humain doit rendre aujourd’­hui dominant.

Cette deuxième par­tie ne sera jamais écrite. En effet Auguste Comte va ren­trer dans une période dif­fi­cile, où il oscil­le­ra entre rêves et désillusions.

Rêves et désillusions d’un professeur ambulant

Au début tout va bien. L’Opus­cule qu’il s’ef­force de dis­tri­buer auprès des « som­mi­tés » rem­porte un suc­cès cer­tain. Sa cor­res­pon­dance de cette époque fait état des féli­ci­ta­tions qu’il reçoit. Il cite ain­si dans les hommes à haute posi­tion sociale le res­pec­table Ter­maux, M. B. Deles­sert, M. de Laborde, M. de Bro­glie5. Il est sur­tout ravi de l’ap­pro­ba­tion très flat­teuse de l’A­ca­dé­mie des sciences qui me l’a mani­fes­tée offi­ciel­le­ment, quoi­qu’elle soit rete­nue par la crainte de se com­pro­mettre avec le gou­ver­ne­ment, avec un petit mot manus­crit de Cuvier, secré­taire per­pé­tuel de l’A­ca­dé­mie des sciences, à qui il avait envoyé son ouvrage. Il a des échos en Alle­magne où le pro­fes­seur Bucholz, célèbre his­to­rien et phi­lo­sophe à l’u­ni­ver­si­té de Ber­lin, publie des articles élo­gieux dans la revue Her­mès. Hegel, lui-même, lui fait trans­mettre son inté­rêt pour son ouvrage. Sur­tout il est reçu par Gui­zot qui a décla­ré qu’il se ran­geait sous ma ban­nière. Il semble qu’à cette époque les deux hommes ont eu des entre­tiens sui­vis. J’ai été agréa­ble­ment affec­té (je ne dis pas sur­pris) de l’ef­fet que ce tra­vail a pro­duit chez M. Gui­zot6. Il espère même par­ve­nir à modi­fier son sys­tème intel­lec­tuel uti­le­ment pour le public, bien qu’il lui manque une édu­ca­tion scien­ti­fique, ce qui mal­heu­reu­se­ment n’est pas répa­rable. Une de leurs dis­cus­sions a por­té sur la divi­sion entre le pou­voir spi­ri­tuel et le pou­voir tem­po­rel, que Gui­zot ne veut abso­lu­ment pas admettre.

Tout cela a de quoi lui mon­ter à la tête. Il se voit bien­tôt dans une chaire du Col­lège de France, tout en pen­sant d’a­bord à un poste de pro­fes­seur à l’É­cole poly­tech­nique : il serait conseiller de Gui­zot, ou même du ministre Vil­lèle, à qui il a fait envoyer son ouvrage par son beau-frère. Il lui a même écrit une lettre où il déve­loppe les points de contact entre sa poli­tique pra­tique et ma poli­tique théo­rique. Et il compte sur son appui pour avoir une place dans l’Ins­truc­tion publique : Je suis sûr du suc­cès, même avec l’op­po­si­tion des Jésuites ! (sic)

Auguste Comte reçoit tous ces témoi­gnages comme des pro­messes, mais pour l’ins­tant la réa­li­té est bien dure, et il se débat avec des pro­blèmes finan­ciers, qui lui sont d’au­tant plus insup­por­tables qu’il est main­te­nant marié et qu’il se sent res­pon­sable du ménage. C’est un contraste effroya­ble­ment humi­liant que celui qui s’est for­mé entre la cer­ti­tude de son méri­té intel­lec­tuel et les pitoyables pro­blèmes finan­ciers dans les­quels il se débat, note Gou­hier7. Ses amis et ses rela­tions lui conseillent de s’oc­cu­per sérieu­se­ment de sor­tir de « son mode pré­caire d’exis­ter ». Ne croyez pas, écrit-il à Émile Taba­rié, que je sois dis­trait ou retar­dé par aucune illu­sion sur le suc­cès de mes tra­vaux : j’en ai eu mais elles sont com­plè­te­ment dis­si­pées. Il a bien le désir d’ar­ri­ver à une exis­tence plus solide sur­tout dans les moments des tour­ments vifs et pro­fonds8.

Cet homme fait pitié, il n’est visi­ble­ment pas fait pour les ques­tions d’argent, il n’en a même pas l’éner­gie et la volon­té. Je ne me sens pas la force d’en­tre­prendre pour cela une autre car­rière que celle de l’en­sei­gne­ment auquel je suis habi­tué. Il se pro­met de pro­fi­ter des vacances de l’é­té 1824 pour obte­nir une place dans l’Ins­truc­tion publique ou à l’É­cole poly­tech­nique, ou même dans des col­lèges royaux de Paris. Pauvre Auguste Comte ! En sep­tembre il pense encore sans modes­tie et sans orgueil qu’il peut viser à entrer le plus rapi­de­ment pos­sible à l’A­ca­dé­mie des sciences dès lors, ma car­rière sera assu­rée. Au moins, grâce à ses nom­breuses et impor­tantes rela­tions, il pour­ra aug­men­ter et assu­rer son ensei­gne­ment pri­vé9.

Mais rien ne vient. Gui­zot lui a fait une » gas­con­nade « . Rien de nou­veau non plus du côté de Vil­lèle et le nombre de ses élèves est dra­ma­ti­que­ment faible. Plus nous avan­çons dans l’an­née sco­laire plus cette détresse devient inquié­tante : mon esprit en est presque absor­bé. Il se reproche son carac­tère indo­lent et son insou­ciance pour ses affaires qui frise l’é­goïsme. Au début de 1825 il a reçu une somme d’argent pro­ve­nant de sa femme, ce qui lui per­met de res­pi­rer un peu, et de faire un voyage à Mont­pel­lier pour pré­sen­ter sa femme à sa famille, mais le retour est dra­ma­tique. Toutes ses démarches ont échoué et il n’a presque plus d’é­lèves pour la nou­velle année sco­laire à l’au­tomne 1825.

Avec tous ces tra­cas, ses tra­vaux essen­tiels n’a­vancent pas. Il remet de jour en jour la fameuse « 2e par­tie » qu’il s’est pro­mis d’é­crire à la suite de son Opus­cule. Quand il trouve un peu de temps, il y tra­vaille au milieu de tous ses cha­grins mais à cause de ses inquié­tudes hor­ribles ses tra­vaux ont consi­dé­ra­ble­ment lan­gui. Il éprouve des moments d’a­bat­te­ment et de véri­table déses­poir… qui ferait renon­cer à tous ses tra­vaux pour finir comme un sot. À Taba­rié, le 17 juillet 1824, il avoue qu’il n’a pas encore com­men­cé la 2e par­tie qui a besoin d’être exces­si­ve­ment médi­tée pour valoir quelque chose, sur­tout avec le peu d’é­ru­di­tion que j’ai. Avant deux mois, j’au­rai ter­mi­né, je retou­che­rai ensuite la pre­mière par­tie sur quelques points. Mais j’au­rai sur­tout une pré­face géné­rale pour l’en­semble de l’ou­vrage qui aura, je crois, de l’im­por­tance. Un an après, en novembre 1825, quand il écrit à Bucholz, il en est tou­jours au même point.

On peut pen­ser, et c’est l’a­vis de Gou­hier, qu’Au­guste Comte n’a pas que des dif­fi­cul­tés maté­rielles ; il a du mal à pour­suivre son pro­jet intel­lec­tuel10.

Je serai professeur de philosophie positive

Une cir­cons­tance va, en tout cas, modi­fier ses pro­jets. Pen­dant l’au­tomne 1825, alors qu’il est au fond du trou, s’offre à lui une res­source acci­den­telle que j’ai dû for­te­ment sai­sir, bien qu’elle ne me convienne pas en tout point, écrit-il à G. d’Eich­thal le 24 novembre 1825. On lui offre d’é­crire une série d’ar­ticles dans une nou­velle revue Le Pro­duc­teur, lan­cée par des saint-simo­niens. Il fait la fine bouche, craint la médio­cri­té de la revue, mais il est ras­su­ré par le choix de son ami Cer­clet comme direc­teur de la revue. Il se décide à coopé­rer comme res­source maté­rielle pro­vi­soire bien que ces tra­vaux secon­daires le retardent. Il va ain­si don­ner au Pro­duc­teur deux séries d’ar­ticles qu’il réédi­te­ra en 1854 par­mi ses œuvres de jeu­nesse sous les titres de Consi­dé­ra­tions phi­lo­so­phiques sur les sciences et les savants et de Consi­dé­ra­tions sur le pou­voir spi­ri­tuel11.

En fait, ces articles ali­men­taires, Auguste Comte va y tra­vailler d’ar­rache-pied, vou­lant faire conscien­cieu­se­ment des articles aux­quels il donne son nom, et sur­tout parce qu’il ne veut pas négli­ger cette occa­sion de pro­pa­ger les prin­cipes expo­sés dans son ouvrage. Cela nous vaut des articles d’un grand inté­rêt : la pre­mière série consti­tue un exa­men scien­ti­fique et abs­trait de la néces­si­té d’ob­te­nir un nou­veau pou­voir spi­ri­tuel, d’a­près une phi­lo­so­phie fon­dée sur la science. C’est là qu’il évoque les rôles res­pec­tifs, dans l’his­toire, du prêtre, du phi­lo­sophe et du savant ; c’est là aus­si qu’il demande aux savants de résis­ter à les réduire, vu l’es­prit trop pra­tique du siècle, à de simples fonc­tions d’ingénieurs.

Dans la deuxième série, il y a ce pas­sage célèbre sur l’ad­mi­rable divi­sion du pou­voir spi­ri­tuel et du pou­voir tem­po­rel, où il écrit : avant cette époque il n’y avait pas d’al­ter­na­tive entre la sou­mis­sion la plus abjecte et la révolte directe, et telles sont encore les socié­tés, comme toutes celles orga­ni­sées sous l’as­cen­dant du maho­mé­tisme, où les deux pou­voirs sont dès l’o­ri­gine confondus.

Com­ment ne pas être frap­pé par ces réflexions, qui montrent tout l’in­té­rêt de ces œuvres de jeu­nesse datant de 1825 : pour lui, la déca­dence de la phi­lo­so­phie théo­lo­gique et du pou­voir spi­ri­tuel cor­res­pon­dant a lais­sé la socié­té sans aucune dis­ci­pline morale ; seul reste l’in­té­rêt par­ti­cu­lier au milieu de ce chaos moral, l’u­ti­li­té immé­diate devient le cri­tère exclu­sif. Il voit aus­si d’autres consé­quences de la désor­ga­ni­sa­tion morale : les pro­grès de la cen­tra­li­sa­tion et le des­po­tisme admi­nis­tra­tif appuyé sur la cor­rup­tion sys­té­ma­ti­sée. De là vient sa recherche éper­due tout au long de sa vie d’un pou­voir spi­ri­tuel, dont la des­ti­na­tion propre est le gou­ver­ne­ment de l’o­pi­nion et la direc­tion suprême de l’é­du­ca­tion. Pen­sant aus­si à la dif­fi­cul­té des rap­ports sociaux, il voit comme néces­saire : l’in­fluence conti­nue d’une doc­trine morale impo­sant aux chefs et aux ouvriers des devoirs mutuels.

C’est alors au début de l’an­née 1826, que lui vient une idée qui va orien­ter toute la pre­mière par­tie de sa car­rière et de sa vie : J’ai eu la pen­sée, écrit-il à Valat, d’un cours très impor­tant et qui, sous le rap­port maté­riel, me tire­rait peut-être d’af­faire, dont l’ob­jet est la phi­lo­so­phie posi­tive, c’est-à-dire l’ex­po­si­tion des géné­ra­li­tés et de l’en­chaî­ne­ment des diverses branches, y com­pris la poli­tique posi­tive ou la phy­sique sociale, qui rentrent à mes yeux dans le sys­tème scien­ti­fique. Il lui suf­fi­rait alors de trou­ver un nombre suf­fi­sant de sous­crip­teurs qui lui per­met­trait de vivre cor­rec­te­ment, d’é­chap­per à son métier de pro­fes­seur ambu­lant et de consa­crer du temps à ses tra­vaux essen­tiels. Car, à ce moment, Auguste Comte est for­mel : le cours est avant tout un moyen de se tirer d’af­faire ; il se donne le mois de février pour pré­pa­rer ce cours qui devait se dérou­ler en 72 séances, deux fois par semaine, du 1er mars 1826 au 1er mars 1827.

Avant de com­men­cer son Cours de phi­lo­so­phie posi­tive, Auguste Comte, qui mène de front la pré­pa­ra­tion de son cours et la rédac­tion du der­nier article pour Le Pro­duc­teur, va connaître le lun­di 27 février 1826 une véri­table » crise ner­veuse « , qu’il raconte à Blain­ville, le phy­sio­lo­giste nou­vel­le­ment élu à l’A­ca­dé­mie des sciences : après un tra­vail conti­nu de quatre-vingts heures dans lequel le cer­veau n’a pas ces­sé d’être dans le plus haut degré d’ex­ci­ta­tion nor­male, sauf quelques inter­valles extrê­me­ment courts. C’est au cours de cette crise qu’il a cette vision » de l’en­semble de sa vie » : ce qu’il voit, dans cette sen­sa­tion vrai­ment d’en­semble, c’est qu’il doit se char­ger lui-même à la fois d’é­ta­blir la phi­lo­so­phie posi­tive et la phy­sique sociale. Après avoir ter­mi­né son ouvrage sur la réor­ga­ni­sa­tion de la socié­té il fau­dra qu’il construise ensuite le nou­veau sys­tème du savoir. Ain­si le cours oral devient l’é­bauche d’un ouvrage. Sa valeur uti­li­taire passe au second plan. Il le fera, même s’il n’a pas autant de sous­crip­teurs. Ce qui l’in­té­resse désor­mais, c’est la pré­sence des savants, non celle des « payants« 12.

Le cours débute fina­le­ment le dimanche 2 avril 1826 à midi, dans son salon par mesure d’é­co­no­mie, car il a reçu peu de sous­crip­tions. Dans une grande exci­ta­tion, mal­gré de vio­lents déran­ge­ments il a lon­gue­ment médi­té, mais dit-il à Blain­ville, il n’a pas écrit une ligne. Gou­hier nous raconte : Il y a là Blain­ville et Poin­sot, son col­lègue de l’A­ca­dé­mie des sciences ; Gui­zot s’est excu­sé, l’ab­bé de Lamen­nais a écrit une lettre fort affec­tueuse. Alexandre de Hum­boldt, l’illustre natu­ra­liste, a tenu sa pro­messe ; il y a aus­si l’é­co­no­miste Dunoyer, des cama­rades de l’É­cole, le duc Napo­léon de Mon­te­bel­lo, Hip­po­lyte, le fils du grand Car­not, etc. Comte pro­non­ça cette leçon avec assu­rance : il y indi­qua le but de son cours et défi­nit l’es­prit du posi­ti­visme. Le mer­cre­di sui­vant, il expli­qua la hié­rar­chie des sciences et la signi­fi­ca­tion phi­lo­so­phique de son plan. Le dimanche 9 avril, il abor­da l’é­tude des mathé­ma­tiques. Mais lorsque les audi­teurs se pré­sen­tèrent le mer­cre­di sui­vant 12 avril, ils trou­vèrent porte close… on leur répon­dit que M. Comte était malade.

Effec­ti­ve­ment, il l’é­tait, gravement !

Orage cérébral et crise de folie : une terrible épreuve

Dans le « roman extra­or­di­naire » que fut sa vie, la crise céré­brale d’a­vril 1826 repré­sente un des épi­sodes les plus dra­ma­tiques. Émile Lit­tré, d’a­près les confi­dences des prin­ci­paux témoins, et notam­ment de son épouse, en a décrit toutes les cir­cons­tances : sa dis­pa­ri­tion subite après les trois pre­mières séances de son cours, son irrup­tion chez Lamen­nais pour « se confes­ser », sa fuite à Saint-Denis d’où il écrit cette lettre déli­rante à Blain­ville13, son esca­pade à Mont­mo­ren­cy où son épouse par­vient à le retrou­ver, la crise vio­lente au lac d’En­ghien dans lequel il veut entraî­ner sa femme, son enfer­me­ment toute la nuit dans une cabane, sur­veillé par deux gen­darmes, l’ar­ri­vée de Blain­ville qui, mal­gré sa résis­tance déses­pé­rée, par­vient à l’emmener à la cli­nique du doc­teur Esqui­rol, où il va res­ter inter­né pen­dant dix mois !

Comme on peut l’i­ma­gi­ner, les expli­ca­tions et les com­men­taires sur la folie d’Au­guste Comte n’ont pas man­qué. Pour Émile Lit­tré14, trois cir­cons­tances peuvent l’ex­pli­quer : sa san­té fra­gile d’a­bord, et notam­ment ses maux d’es­to­mac qui trou­blaient son som­meil au point d’ins­pi­rer des idées noires et mélan­co­liques. Puis l’ex­trême conten­tion au moment de la pré­pa­ra­tion de son cours qui met­tait son ave­nir en jeu ; et enfin ses que­relles avec les saint-simo­niens qui le mena­çaient d’un duel. En revanche, Lit­tré écarte toute cause due aux cha­grins domes­tiques qu’il consi­dé­rait comme une allé­ga­tion inven­tée par ceux qui vou­laient l’in­ter­dic­tion d’Au­guste Comte sans l’ob­te­nir. Mais sur ce point, Lit­tré est sujet à cau­tion : s’é­tant fait le che­va­lier ser­vant de Caro­line Comte, il a, pour une grande part, écrit son ouvrage pour prendre sa défense.

Il est en effet indis­cu­table que les dif­fi­cul­tés conju­gales ont joué un rôle déter­mi­nant dans l’o­ri­gine de la crise. Auguste Comte lui-même fait allu­sion, dans la pré­face per­son­nelle15, au fatal concours de grandes peines morales avec de vio­lents excès de tra­vail. À cette époque, il est marié depuis un peu plus d’un an avec une jeune femme de 22 ans, Caro­line Mas­sin ; les cir­cons­tances exactes dans les­quelles il connut sa future femme res­tèrent pour Auguste Comte un lourd secret ; il ne fut connu qu’a­près sa mort, dans une « addi­tion secrète » qu’il confia à ses exé­cu­teurs tes­ta­men­taires. En fait, il a connu Caro­line Mas­sin quand elle fai­sait com­merce de ses charmes sous les gale­ries du Palais-Royal. Il la retrouve quelques mois plus tard tenant un cabi­net de lec­ture. Ils sym­pa­thisent ; Auguste Comte lui donne même quelques leçons d’al­gèbre ; ils décident de vivre ensemble ; elle lui parle mariage mais il écarte d’a­bord cette idée, confiant à son ami Taba­rié : Quoique sans aucun pré­ju­gé, je crois que dans cette cir­cons­tance spé­ciale, la chose est peu convenable.

Mais l’i­dée fait son che­min et il fran­chit le Rubi­con confie-t-il à son cor­res­pon­dant : il a écrit à ses parents son inten­tion de l’é­pou­ser. Qu’est-ce qui l’a fina­le­ment déci­dé ? Il me faut une femme écrit-il, je le sens, je le crois, phy­si­que­ment et mora­le­ment, et une femme que je puisse avouer et tenir à la clar­té du jour, mais il ne se croit pas capable de plaire aux femmes, lui qui a si peu de ces moyens d’a­ma­bi­li­té indis­pen­sables auprès de presque toutes. Et puis Caro­line a des qua­li­tés, de l’es­prit, du cœur et du carac­tère. Il pense qu’il pour­ra faire son édu­ca­tion. La seule objec­tion sérieuse c’est : le défaut abso­lu de for­tune de ma Caro­line mais elle lui en sera d’au­tant plus recon­nais­sante et atta­chée, croit-il. Et puis, fina­le­ment, il ne doit pas être mécon­tent de bafouer la morale bour­geoise. Sa morale à lui, c’est le motif d’hon­neur : notre union dure depuis six mois ouver­te­ment, j’au­rais à me repro­cher le mal­heur de sa vie. Bien sûr, il y a les parents : la seule chose qui m’af­flige réel­le­ment dans cette affaire, c’est le tiraille­ment des parents qui ne se sou­cient pas que j’é­pouse zéro franc, zéro cen­time. Mais ils se mêlent de ce qui ne les regarde pas. En fai­sant agir l’huis­sier, il se fait fort de se pas­ser de leur consentement.

Fina­le­ment, ils se marient civi­le­ment le 19 février 1825. Mais, au bout de quelques mois, les lettres d’Au­guste Comte à ses amis laissent paraître dés­illu­sion et amer­tume. Sa lettre à Val­lat du 16 novembre 1825, quoique pudique, très dis­crète sur ce sujet, a un ton presque déses­pé­ré : Tu me crois heu­reux, je le suis en effet sous cer­tains rap­ports… mais sous d’autres je ne sou­haite pas à mon plus cruel enne­mi un pareil bon­heur. Le voyage à Mont­pel­lier en juillet, pour pré­sen­ter sa femme à ses parents, a tour­né au désastre. Il laisse entendre que chez Caro­line il manque l’es­sen­tiel, c’est-à-dire : l’at­ta­che­ment, le dévoue­ment de cœur et la dou­ceur de carac­tère, avec le genre de sou­mis­sion que peut lui ins­pi­rer le sen­ti­ment de la supé­rio­ri­té morale de son époux. En fait tout ce qui peut empê­cher : un vain désir de domi­na­tion. Bien­tôt ce sera l’in­digne épouse, avec qui il vivra quand même dix-sept ans ! Le doc­teur Robi­net, dans son livre de 186316, fait état du triste mariage qui rem­plit de tour­ments et de regrets tout le reste de son exis­tence ; il parle de cet éga­re­ment funeste qui fut la seule faute vrai­ment grave de toute sa vie.

Que s’est-il pas­sé en avril 1826 ? A‑t-elle mal sup­por­té la vie dif­fi­cile que lui offrait son mari et, sur­tout dans les der­niers temps, ses accès de colère et ses crises ner­veuses ? Lui a‑t-elle fait des reproches ou même des infi­dé­li­tés comme il l’as­sure dans son « addi­tion secrète » ? Tou­jours est-il qu’elle va mani­fes­ter, au moment de cette grave crise céré­brale, un dévoue­ment et un cou­rage remar­quables. Et lui-même recon­naî­tra qu’elle lui a sau­vé la vie par ses affec­tueux soins domes­tiques.

Auguste Comte, par­lant, dans sa pré­face bio­gra­phique, de sa crise céré­brale évo­que­ra : la désas­treuse inter­ven­tion d’une médi­ca­tion empi­rique, dans l’é­ta­blis­se­ment par­ti­cu­lier du fameux Esqui­rol où le plus absurde trai­te­ment me condui­sit rapi­de­ment à une alié­na­tion très carac­té­ri­sée. Le doc­teur Esqui­rol a cepen­dant une très bonne répu­ta­tion. Nul n’é­ga­lait, pour le trai­te­ment des mala­dies men­tales la répu­ta­tion d’Es­qui­rol écrit Lit­tré dans son ouvrage. Dis­ciple de Pinel, celui qui a intro­duit un nou­veau regard sur la folie, le doc­teur Esqui­rol, méde­cin à la Sal­pê­trière depuis 1811, est deve­nu méde­cin chef de Cha­ren­ton et a fon­dé une cli­nique modèle rue Buf­fon à Paris. Il diag­nos­tique chez Auguste Comte le désordre men­tal qu’il a décrit dans son Mémoire sur la folie de 1818, où il montre le maniaque comme empor­té par l’exal­ta­tion des idées qui naissent de ses sou­ve­nirs qui l’a­mène à confondre le temps et les espaces : presque tous les maniaques qui se portent à des actes furieux, y sont exci­tés par de faux juge­ments qu’ils portent sur les per­sonnes et les choses. Il sou­met donc son patient au trai­te­ment pré­vu : douches froides, sai­gnées, sang­sues, deux bains par jour.

Il semble qu’ait été pré­vu en même temps un accom­pa­gne­ment psy­cho­lo­gique comme on dirait main­te­nant, mais qui n’é­tait guère pos­sible dans l’é­tat de sur­ex­ci­ta­tion où il était. Mal­gré les pro­pos ras­su­rants du doc­teur Esqui­rol, son état ne s’a­mé­liore pas. C’est tou­jours la même diva­ga­tion, la même volu­bi­li­té, la même pétu­lance ; il y a même moins de pré­sence d’es­prit, écrit Mme Comte à Blain­ville. D’a­près Lit­tré, Mme Comte esti­mait qu’au­cun trai­te­ment ne pou­vait réus­sir si, au préa­lable, on ne connais­sait le carac­tère de M. Comte. Le doc­teur Esqui­rol essaya bien de gagner la confiance de son malade et de domi­ner son intel­li­gence, mais on ne sera pas éton­né de savoir qu’il n’y par­vint pas ! Bref, entré le 18 avril 1826, il en sor­tit le 2 décembre sans aucune amé­lio­ra­tion ; c’est son épouse qui le recueillit « en déses­poir de cause » et contre l’a­vis du doc­teur Esquirol.

Encore fau­drait-il évo­quer, si l’on ne veut pas allon­ger le récit, les nom­breux épi­sodes dra­ma­tiques de cette période : l’ar­ri­vée de sa mère Rosa­lie Comte, per­sua­dée qu’il était puni par le ciel de son « concu­bi­nage », sa ten­ta­tive pour pla­cer son fils dans un éta­blis­se­ment d’une congré­ga­tion reli­gieuse, ses manœuvres pour faire inter­dire son fils et le pla­cer sous tutelle de son père, l’in­ter­ven­tion de Caro­line qui par­vient à annu­ler la pro­cé­dure et fina­le­ment « la vic­toire » de Rosa­lie pour impo­ser une céré­mo­nie de mariage reli­gieux, avant que Caro­line ne puisse emme­ner son mari ; célé­bra­tion lugubre où le pauvre malade cou­vrait la voix du prêtre par des dis­cours anti­re­li­gieux, raconte Littré.

Fina­le­ment Auguste Comte et son épouse se retrouvent dans leur nou­vel appar­te­ment rue du fau­bourg Saint-Denis, et le tête-à-tête com­mence, raconte-t-elle, plein d’an­goisse pour le suc­cès, plein d’ap­pré­hen­sion pour les vio­lences. Avec adresse et dévoue­ment, les soins de son épouse obtiennent rapi­de­ment des résul­tats. Dès le 22 décembre 1826, trois semaines après sa sor­tie, elle peut écrire à G. d’Eich­thal : le chan­ge­ment qui s’est opé­ré depuis que mon mari est reve­nu au milieu de ses habi­tudes est presque mira­cu­leux. Il sort et voit quelques amis…

Auguste Comte était sau­vé. Mais après la ter­rible exci­ta­tion céré­brale pen­dant plu­sieurs mois, sur­vint un col­lap­sus pro­fond. Lui-même évo­que­ra plus tard, dans une lettre de 1837 à sa femme, l’é­tat de qua­si-végé­ta­tion où j’é­tais à la suite de ma grande mala­die. À mesure qu’il recouvre la san­té, raconte Lit­tré, il res­sent de plus en plus for­te­ment l’im­puis­sance de vivre comme jadis par l’in­tel­li­gence. C’est dans cette période de forte dépres­sion qu’il fit une ten­ta­tive de sui­cide, en se jetant dans la Seine du haut du pont des Arts. Sau­vé par un garde royal qui pas­sait sur le pont « il témoi­gna un grand regret de ce qu’il venait de faire et du cha­grin qu’il avait cau­sé à sa femme ».

D’ailleurs, s’il évo­qua plus tard sans gêne sa crise céré­brale, il ne par­la jamais de sa ten­ta­tive de sui­cide, sauf à Clo­tilde de Vaux. La lettre adres­sée à G. d’Eich­thal le 9 décembre 1928 montre qu’il est com­plè­te­ment sor­ti de sa mala­die : il affirme sa san­té excel­lente bien meilleure et beau­coup plus ferme qu’elle n’a jamais été avant sa mala­die. Il s’est remis au tra­vail et, ajoute-t-il, je me retrouve par­fai­te­ment de cette expérience.

En août 1828 il donne une preuve écla­tante de sa gué­ri­son, en écri­vant deux articles dans Le Nou­veau Jour­nal de Paris au sujet du livre de Brous­sais : L’ir­ri­ta­tion et la folie17. En célé­brant Brous­sais comme un des fon­da­teurs de la phy­sio­lo­gie posi­ti­viste, il engage son fameux com­bat contre la psy­cho­lo­gie, une pré­ten­du­ment science entiè­re­ment indé­pen­dante de la phy­sio­lo­gie, supé­rieure à elle, et à laquelle appar­tien­drait exclu­si­ve­ment l’é­tude des phé­no­mènes spé­cia­le­ment appe­lés moraux. Pour lui, l’ou­vrage de Brous­sais fait sen­tir le vide et la nul­li­té de cette science illu­soire d’abs­trac­tions per­son­ni­fiées que M. Cuvier a si bien carac­té­ri­sée : elle emploie ses méta­phores pour des rai­son­ne­ments. Brous­sais le remer­cie pour ses deux articles de compte ren­du, se disant enchan­té de voir un ath­lète aus­si vigou­reux prendre par­ti dans la cause de la véri­table observation.

Cette crise de folie aura pro­fon­dé­ment mar­qué Auguste Comte. Paul Arbousse-Bas­tide18 l’é­voque en ces termes : Cette pré­sence de la folie, cou­ra­geu­se­ment assu­mée, tou­jours conte­nue et main­te­nue à dis­tance, comme par l’ef­fet d’une ascèse per­son­nelle, est consti­tu­tive de l’ex­pé­rience de Comte. La folie est fami­lière à Comte. Il la connaît parce qu’il a su s’en libé­rer. En plus, ajoute-t-il, il a vu com­ment on soi­gnait les fous. C’est ce qui lui per­met cette cri­tique à pro­pos du trai­té de Brous­sais : M. Brous­sais insiste jus­te­ment sur l’im­por­tance du trai­te­ment moral ; il ne signale pas l’ex­trême indi­gence avec laquelle est conduite, dans ces ins­ti­tu­tions, cette par­tie essen­tielle de la médi­ca­tion et il ren­ché­rit en évo­quant l’ac­tion arbi­traire d’a­gents subal­ternes et gros­siers dont la conduite aggrave presque tou­jours la mala­die qu’ils devraient contri­buer à guérir.

C’est encore en se réfé­rant à son expé­rience qu’il affirme qu’une crise céré­brale sage­ment livrée à son cours spon­ta­né peut se résor­ber dans un retour à l’é­tat nor­mal, mais que l’in­ter­ven­tion d’une médi­ca­tion empi­rique est désas­treuse et conduit à l’a­lié­na­tion carac­té­ri­sée, et enfin que les affec­tueux soins domes­tiques sont le fac­teur le plus favo­rable à la gué­ri­son. Plus éton­nante encore est l’a­na­lyse qu’il fait de sa période de trouble dans le tome III du Sys­tème de poli­tique posi­tive. Il parle d’une oscil­la­tion excep­tion­nelle qui lui per­mit de véri­fier sa récente décou­verte de la loi des trois états. Il affirme qu’au cours de sa mala­die il par­cou­rut les phases essen­tielles de l’his­toire de l’hu­ma­ni­té, d’a­bord en sens inverse (du posi­ti­visme au féti­chisme en pas­sant par le mono­théisme et le poly­théisme) puis qu’il remon­ta ensuite len­te­ment jus­qu’à la posi­ti­vi­té : une simple oscil­la­tion donc, de même nature que les rêves et les pas­sions seule l’am­pli­tude diffère.

Il en déduit que la folie est carac­té­ri­sée par un excès de sub­jec­ti­vi­té : les sou­ve­nirs deviennent plus vifs et plus nets que les sen­sa­tions par suite de la sur­ex­ci­ta­tion interne. Dès lors, le « dehors » ne peut régler le « dedans » quoi­qu’il conti­nue de l’a­li­men­ter et même de le sti­mu­ler. Fina­le­ment pour lui la vie men­tale n’est pos­sible que par un équi­libre entre les apports du « dedans » et le contrôle du « dehors ».

C’est ce qu’il véri­fie­ra plu­sieurs fois dans sa vie, notam­ment en 1838 et en 1846, où il a connu à la fois de « durs chocs affec­tifs et une extra­or­di­naire effer­ves­cence d’i­dées et de concepts ». Chaque fois, il est par­ve­nu à évi­ter la crise par un effort remar­quable et très conscient de dis­ci­pline et de volonté.

Pour l’heure, à la fin de 1828, l’é­pi­sode céré­bral est ter­mi­né ; il tient son remède : ce sera le Cours de phi­lo­so­phie posi­tive qui va régner sur sa vie de 1829 à 1842.

Réouverture du cours : de l’appartement rue Saint-Jacques à l’Athénée royal

Je suis sur le point de reprendre mon grand cours de phi­lo­so­phie posi­tive écrit-il à d’Eich­thal le 9 décembre 1828. Quelle remon­tée des enfers ! Quelle éner­gie et quelle volon­té, quelle confiance dans sa mis­sion pour tout recom­men­cer, un an après sa sor­tie de la cli­nique Esqui­rol, et mener à terme l’ex­po­sé oral de ses doc­trines ! Il espère un mini­mum de dix sous­crip­teurs, mais sur­tout il attend ses audi­teurs béné­voles ; notam­ment tous les savants qu’il connaît et qu’il appré­cie. Mais il a dû recom­po­ser son audi­toire, les « anciens » du pre­mier cours sont plu­sieurs à être en voyage.

Il a annon­cé son cours en ces termes : la Phi­lo­so­phie posi­tive est l’é­tat défi­ni­tif de l’in­tel­li­gence humaine et doit consti­tuer désor­mais le véri­table esprit géné­ral de la socié­té moderne, mais pour se consti­tuer défi­ni­ti­ve­ment, elle doit d’a­bord se com­plé­ter, se résu­mer. Ain­si sera assu­rée la grande régé­né­ra­tion intel­lec­tuelle com­men­cée par Bacon, par Des­cartes et par Gali­lée.

Discours d'ouverture du cours de philosophie positive d'Auguste ComteLe 4 jan­vier 1829, Auguste Comte ouvre son cours devant un par­terre de célé­bri­tés. Il n’est pas déçu. Il y a quatre aca­dé­mi­ciens des sciences : Blain­ville, bien sûr, Poin­sot qui a suc­cé­dé à Lagrange à l’A­ca­dé­mie, Navier, le spé­cia­liste des ponts sus­pen­dus et le baron Joseph Fou­rier, secré­taire per­pé­tuel de l’A­ca­dé­mie des sciences, qui vient de publier sa fameuse Théo­rie ana­ly­tique de la cha­leur. Il y a aus­si Jean Binet, pro­fes­seur au Col­lège de France, et Brous­sais. Il y a même le doc­teur Esqui­rol ! Il n’est pas sûr que tous ces grands savants aient été assi­dus tout au long des quelque 72 séances, mais leur pré­sence à ce pre­mier cours mani­feste de façon écla­tante l’in­té­rêt que sus­citent Auguste Comte et ses travaux.

On se plaît à rêver : s’il n’a­vait été si sus­cep­tible dans ses rela­tions, si intran­si­geant dans ses opi­nions, si mal­adroit dans ses démarches, Auguste Comte aurait pu être le pôle, le point de ren­contre des grands débats scien­ti­fiques de son époque. Il n’au­rait pas fal­lu qu’il décou­rage toutes les bonnes volon­tés, comme on le ver­ra plus tard, au point de se mettre à dos, pro­gres­si­ve­ment, la plu­part de ces savants, même ceux qui lui étaient le plus favorables.

Pour l’heure, ils sont tous là, dans son petit appar­te­ment de la rue Saint-Jacques et ils écoutent son expo­sé d’ou­ver­ture : J’emploie le mot phi­lo­so­phie dans l’ac­cep­tion que lui don­naient les anciens et par­ti­cu­liè­re­ment Aris­tote, comme dési­gnant le sys­tème géné­ral des concep­tions humaines ; et en ajou­tant le mot « posi­tive », j’an­nonce que je consi­dère cette manière de phi­lo­so­pher, qui consiste à envi­sa­ger les théo­ries dans quelque ordre d’i­dées que ce soit, comme ayant pour objet la coor­di­na­tion des faits obser­vés, ce qui consti­tue le troi­sième et der­nier état de la phi­lo­so­phie géné­rale, pri­mi­ti­ve­ment théo­lo­gique et ensuite métaphysique.

Ain­si, avant de reve­nir à l’or­ga­ni­sa­tion du nou­veau pou­voir spi­ri­tuel et à son ouvrage sur le Sys­tème de poli­tique posi­tive, Auguste Comte ouvre avec son cours un chan­tier qui va durer douze ans, et qui va consis­ter à défi­nir la phi­lo­so­phie posi­tive, en « sui­vant la lente mon­tée de l’es­prit posi­tif à tra­vers les mathé­ma­tiques, l’as­tro­no­mie, la phy­sique, la chi­mie et la bio­lo­gie, jus­qu’à fon­der la der­nière science : la phy­sique sociale ».

Son cours s’é­ten­dit du 4 jan­vier au 9 sep­tembre 1829 qu’il pro­fes­sa tou­jours sans aucune note. Il semble bien cepen­dant qu’il ait dû l’a­che­ver avant la fin du pro­gramme, faute d’au­di­teurs, et au milieu de dif­fi­cul­tés finan­cières per­sis­tantes. Il a dû renon­cer à ses espoirs d’ob­te­nir un poste d’ins­pec­teur du com­merce pour lequel il avait obte­nu des recom­man­da­tions de toutes ses rela­tions haut pla­cées. Le concours d’a­gré­ga­tion lui est même inter­dit faute d’a­voir fait trois ans d’en­sei­gne­ment dans les col­lèges royaux ! À cela se rajoutent ses pro­blèmes de san­té dus à son esto­mac, qui lui vaut des diges­tions dif­fi­ciles : mal­gré un régime sévère, écrit-il à son père, je suis cinq, six, et quel­que­fois sept heures à digé­rer, ce qui lui inter­dit tout tra­vail sérieux.

C’est à ce moment déci­sif, en fin d’an­née 1829 qu’on lui pro­pose de refaire son cours, mais cette fois dans le cadre d’une ins­ti­tu­tion pres­ti­gieuse : l’A­thé­née royal. Créé par Pilâtre de Rozier en 1781, sous le nom de Musée, deve­nu quelques années plus tard le Lycée de Paris, cet éta­blis­se­ment ins­tal­lé au coin de la rue de Valois et de la rue Saint-Hono­ré offrait un ensei­gne­ment scien­ti­fique de haut niveau. Condor­cet y pro­non­ça deux dis­cours impor­tants en 1785 et 1786, où il prô­na notam­ment l’en­sei­gne­ment des mathé­ma­tiques. Jean-Bap­tiste Say et Ben­ja­min Constant y firent éga­le­ment des cours.

Por­té par le mou­ve­ment scien­ti­fique du XVIIIe siècle, cet éta­blis­se­ment com­por­tait une biblio­thèque, des salles avec tous les jour­naux de France et de l’é­tran­ger, ain­si que des salons de conver­sa­tion pour les hommes et pour les femmes. Pierre Laf­fitte, le fidèle dis­ciple d’Au­guste Comte qui a recons­ti­tué l’his­toire de cette ins­ti­tu­tion, l’a décrit comme vou­lant être le modèle d’une uni­ver­si­té moderne19 : Il fut une ten­ta­tive d’en­sei­gne­ment supé­rieur, due à l’i­ni­tia­tive pri­vée, indé­pen­dante d’at­taches offi­cielles. Cet ensei­gne­ment eut pour base essen­tielle la science pro­pre­ment dite et ses appli­ca­tions aux grandes ques­tions d’in­té­rêt public : l’a­gri­cul­ture, le com­merce, l’in­dus­trie, la poli­tique. Deve­nu l’A­thé­née en 1803, en liber­té sur­veillée sous l’Em­pire, il prit un nou­vel essor à la Res­tau­ra­tion et connut un véri­table rayon­ne­ment. Un Athé­née fut créé à Madrid en 1820, puis à Copen­hague, à Amster­dam, à Bruxelles, à Bres­cia en Ita­lie, même à New York.

Cet ensei­gne­ment, raconte Pierre Laf­fitte19, accep­ta les nou­veaux et grands pro­grès scien­ti­fiques propres à la moi­tié du xixe siècle et qui devaient four­nir les der­nières assises de la construc­tion posi­ti­viste. Gall et Blain­ville expo­sèrent les concep­tions nou­velles de la bio­lo­gie posi­ti­viste, Dunoyer y expo­sa les vues qui consti­tuaient la limite extrême de l’é­co­no­mie poli­tique et sa tran­si­tion vers la véri­table science sociale. Le cours d’Au­guste Comte en expo­sant la phi­lo­so­phie posi­tive devait consti­tuer le cou­ron­ne­ment de l’é­di­fice. Ce fut aus­si son apo­gée, car cette ins­ti­tu­tion allait ensuite décli­ner avant de dis­pa­raître à la fin du règne de Louis-Philippe.

Donc, Auguste Comte ouvre son cours le 9 décembre 1829 devant un public choi­si d’a­bon­nés fai­sant par­tie des classes éclai­rées de la socié­té. Évi­dem­ment ce n’est pas le Col­lège de France mais c’est quand même une tri­bune qu’on lui offre. Écri­vant à son ami Roméo Pou­zin le jour de sa cin­quième leçon, il lui mani­feste sa satis­fac­tion : l’au­di­toire se sou­tient jus­qu’i­ci à plus de deux cents per­sonnes, qui paraissent prendre à ce cours un vif inté­rêt. Son cours fut bien sui­vi, confirme P. Laf­fitte, quoique les leçons parurent quel­que­fois un peu longues, « vu les habi­tudes du public à ce sujet ».

C’est ce cours public à l’A­thé­née qui va être à l’o­ri­gine de la publi­ca­tion de son grand ouvrage de phi­lo­so­phie posi­tive. Le dis­cours d’ou­ver­ture fut en effet insé­ré dans un cahier de la Revue ency­clo­pé­dique en fin d’an­née 1829. Auguste Comte en dis­tri­bua de nom­breux exem­plaires à ses amis et connais­sances, ce qui nous vaut une émou­vante cor­res­pon­dance avec sa mère, à la fois pleine d’ad­mi­ra­tion et ter­ri­ble­ment inquiète à pro­pos des idées qu’il pro­fesse sur la reli­gion. Et puis, sur­tout, la publi­ca­tion inté­grale de son Cours est déci­dée : les 72 leçons devront paraître au cours de l’an­née 1830, d’a­bord en fas­ci­cule chez Rouen Frères, puis réunies en quatre volumes : ce qui, comme tu le penses, écrit-il à Roméo Pou­zin, va me don­ner pen­dant tout ce temps une rude besogne pour écrire quatre volumes pour les­quels je n’ai même aucune note. Il se fait fort de rem­plir cet enga­ge­ment : en pio­chant fort, bien enten­du… ce cours déjà fait en tota­li­té une pre­mière fois, que je n’ai plus qu’à rédiger.

Grosse erreur d’appréciation !

Agran­di, il est vrai, au fur et à mesure du tra­vail, il se com­po­se­ra fina­le­ment de six volumes et exi­ge­ra… douze ans de travail !

Rédaction et publication du Cours : douze années d’un infini labeur

C’est en effet un tra­vail immense qu’en­tre­prend Auguste Comte, et qui n’a pas d’é­gal dans l’his­toire de la phi­lo­so­phie des sciences. Comme l’é­crit Émile Lit­tré dans son ouvrage de 1863, Il est fort dif­fi­cile de faire la phi­lo­so­phie d’une science, il est pro­di­gieux d’a­voir fait celle de toutes les sciences. Pour cinq du moins, les maté­riaux exis­taient. Rien de pareil n’exis­tait pour l’His­toire ; il fal­lut créer la science qui n’exis­tait pas, et en tirer au fur et à mesure, la phi­lo­so­phie, pen­dant et corol­laire des cinq sciences qui avaient pré­exis­té. Si Lit­tré admire beau­coup ce livre, il n’en admire pas moins l’homme que le livre : Un labeur infi­ni l’at­ten­dait ; il se sou­mit sans réserve à cet infi­ni labeur. Douze ans se pas­sèrent pen­dant les­quels il fer­ma cou­ra­geu­se­ment sa vie à tout ce qui aurait pu le dis­traire. Sévère, per­sé­vé­rant, sourd aux bruits du dehors, il concen­tra sur son œuvre tout ce qu’il avait de médi­ta­tion. Dans l’his­toire des hommes voués aux grandes pen­sées, je ne connais rien de plus beau que ces douze années.

On peut don­ner une idée de ce tra­vail impo­sant : l’é­di­tion inté­grale de 1975 chez Her­mann (pré­fa­cée par Michel Serres) compte 1 600 pages d’un texte ser­ré : 250 pages pour les Mathé­ma­tiques, 120 pour l’As­tro­no­mie, 120 pour la Phy­sique, 70 pour la Chi­mie, mais 220 pour la Bio­lo­gie et 800 pour la Phy­sique sociale ! Quand on sait que pen­dant une bonne par­tie de toutes ces années, Auguste Comte avait ses jour­nées entiè­re­ment consa­crées à l’en­sei­gne­ment, on mesure la per­for­mance d’un homme de san­té fragile.

Non moins éton­nante est la façon dont Auguste Comte com­po­sa cha­cun des volumes, comme en témoigne Lit­tré : Il en médi­tait le sujet de tête et sans jamais rien écrire ; de l’en­semble il pas­sait aux masses secon­daires, et des masses secon­daires au détail… quand cette éla­bo­ra­tion d’a­bord totale puis par­tielle était accom­plie, il disait que son volume était fait, ce qui était vrai ; car lors­qu’il se met­tait à écrire, il retrou­vait, sans jamais rien en perdre, toutes les idées qui for­maient la trame de son œuvre ; et il les retrou­vait dans leur enchaî­ne­ment et dans leur ordre. Sa mémoire avait suf­fi à tout ; pas un mot n’a­vait été jeté sur le papier.

Écri­vant d’un seul jet, don­nant à impri­mer au fur et à mesure, sans opé­rer aucun chan­ge­ment sur les épreuves, on com­prend mieux les défauts de sa rédac­tion : pro­lixi­té, lon­gueur de phrases, pesan­teur du style, répé­ti­tions, épi­thètes sur­abon­dantes. Tout cela est vrai, mais Comte était pres­sé, nous dit Lit­tré, il avait la han­tise de la mener à terme. Il y avait aus­si sûre­ment chez Comte un cer­tain dédain de la forme lit­té­raire20 : ce qui compte chez lui c’est la pré­ci­sion, la clar­té dans l’en­chaî­ne­ment des idées, la jus­tesse des expres­sions, la force de cer­taines for­mules. Cela ne suf­fi­ra pas à lui épar­gner des reproches sévères même de la part de Renan et de Taine, pour­tant adeptes du posi­ti­visme. C’est un lourd et inélé­gant écri­vain juge­ra Renan. Quant à Taine qui pour­tant recom­mande la lec­ture de Comte à tout homme ama­teur de science et de phi­lo­so­phie, il lui reproche sa gros­siè­re­té pro­saïque !

Le pre­mier volume paraît dans les pre­miers jours de juillet 1830, ce qui s’ap­pelle jouer de mal­chance ! Fin juillet son édi­teur Rouen Frères fait faillite. Du coup la publi­ca­tion inté­grale du Cours pré­vue pour 1830 va être retar­dée. Le volume consa­cré à l’As­tro­no­mie et à la Phy­sique ne paraî­tra qu’en 1833. Et il fal­lut attendre 1842 pour arri­ver à l’a­chè­ve­ment de la « grande fresque ». Quelles que soient les cir­cons­tances qui ont retar­dé la publi­ca­tion, il est évident que ce long délai per­mit à la Socio­lo­gie de Comte de mûrir et de deve­nir la par­tie la moins contes­table et la plus originale.

Le pre­mier volume, celui qui paraît en 1830, est entiè­re­ment consa­cré à la science mathé­ma­tique. Comme l’ex­plique très bien Ser­nin21, ce n’est pas la par­tie la plus neuve : il s’ins­pire sans cesse de Laplace, de Poin­sot, de Monge et sur­tout de Lagrange. C’est un livre de seconde main, ce n’est qu’un expo­sé bien fait de la science mathé­ma­tique de son temps : Il n’é­tait en appa­rence qu’un excellent péda­gogue et non un créa­teur. Le mal­heur c’est que les der­niers volumes les plus ori­gi­naux ne paraî­tront que dix à douze ans plus tard.

Quand ils paraî­tront enfin, explique Ser­nin, leur auteur ne sera plus qu’un mar­gi­nal aigri, et reje­té par ceux qu’il consi­dé­rait comme ses pairs et qui ne voyaient en lui qu’un sol­li­ci­teur sans enver­gure et dénué de poli­tesse. De là, notam­ment, vien­dront ses dif­fi­cul­tés et son amer­tume quand sa can­di­da­ture aux dif­fé­rentes chaires de l’É­cole poly­tech­nique sera refu­sée, comme nous le ver­rons par la suite.

De ce pre­mier volume, il res­te­ra cepen­dant les deux pre­mières leçons, jus­te­ment célèbres. Il s’a­git des pages, nous dit le phi­lo­sophe Domi­nique Lecourt22, que tout bache­lier de la IIIe Répu­blique connais­sait par cœur. Dans la pre­mière leçon la loi des trois états est lar­ge­ment expo­sée. La deuxième leçon éta­blit la nou­velle clas­si­fi­ca­tion des sciences qu’il pro­pose, avec le grand prin­cipe de la divi­sion entre les connais­sances théo­riques et les connais­sances pra­tiques. Par la spé­cu­la­tion nous décou­vrons les lois des phé­no­mènes, ce qui a pour résul­tat de nous les faire pré­voir. Dans l’ordre pra­tique, pour les besoins de l’ac­tion, nous cher­chons des avan­tages. Et c’est la célèbre for­mule : Science d’où pré­voyance, pré­voyance d’où action.

Mais pour lui la pri­mau­té revient aux sciences qui ont une des­ti­na­tion plus directe et plus éle­vée, celle de satis­faire au besoin fon­da­men­tal qu’é­prouve notre intel­li­gence de connaître les lois des phé­no­mènes. Et sur­tout pas de mélange ! L’es­prit humain doit pro­cé­der aux recherches théo­riques, en fai­sant com­plè­te­ment abs­trac­tion de toute consi­dé­ra­tion pra­tique. Il faut culti­ver sépa­ré­ment l’en­semble de nos connais­sances sur la nature, et celui des pro­cé­dés que nous en dédui­sons pour la modi­fier à notre avantage.

Mais il pressent qu’entre les sciences et les arts l’ap­pli­ca­tion n’est pas immé­diate, et il constate l’é­mer­gence d’une classe inter­mé­diaire entre les savants et les pro­duc­teurs : cette classe c’est celle des ingé­nieurs dont la des­ti­na­tion spé­ciale est d’or­ga­ni­ser les rela­tions de la théo­rie et de la pra­tique. Ces doc­trines inter­mé­diaires ne sont pas encore for­mées ; il en note cepen­dant un exemple impor­tant, c’est la belle concep­tion de Monge rela­ti­ve­ment à la géo­mé­trie des­crip­tive, qui n’est réel­le­ment autre chose qu’une théo­rie géné­rale des arts de la construc­tion.

Quant au Cours, il ne s’in­té­res­se­ra qu’aux sciences fon­da­men­tales qui vont être étu­diées dans l’ordre de leur enchaî­ne­ment natu­rel, en sui­vant leur dépen­dance mutuelle. En préa­lable la science mathé­ma­tique sera pré­sen­tée comme étant la base fon­da­men­tale de toute phi­lo­so­phie naturelle.

C’est alors qu’Au­guste Comte plon­gé dans ses tra­vaux est rat­tra­pé par l’his­toire. La révo­lu­tion de Juillet ne pou­vait le lais­ser indifférent.

Un républicain en 1830 : plutôt les cours du soir que le grand soir !

Auguste Comte était répu­bli­cain, il n’en fai­sait pas mys­tère. On a donc pen­sé qu’il ait pu jouer un rôle actif dans les jour­nées de Juillet. La petite his­toire, du moins celle racon­tée par Alexandre Dumas, lui attri­bue un rôle de mes­sa­ger de La Fayette au moment où les mani­fes­tants vou­laient faire un mau­vais sort au duc de Chartres arrê­té à Mon­trouge. Ce n’est pas invrai­sem­blable de la part d’Au­guste Comte ; le mes­sage ordonne : Dans un pays libre, lais­sez cir­cu­ler cha­cun libre­ment ; que Mon­sieur le duc de Chartres s’en retourne à Joi­gny, et, à la tête de ses hus­sards, attende les ordres du gou­ver­ne­ment. Signé : La Fayette, Hôtel de Ville, le 30 juillet 1830.

Adresse au Roi par Auguste ComteCe qui est sûr, c’est que pour Auguste Comte, la chute de Charles X, der­nière résur­gence de l’é­tat théo­lo­gique et féo­dal, était ins­crite dans le sens de l’his­toire. Mais très vite, les évé­ne­ments le confirment dans l’i­dée que la Répu­blique n’est pas mûre. En homme d’ordre, il n’at­tend rien des bar­ri­cades et des émeutes, ni des meneurs bour­geois qui ont « ramas­sé la cou­ronne » : ils sont inca­pables de gou­ver­ner, ils n’ont rien com­pris à la force du mou­ve­ment social. Pour lui, le nou­vel ordre social vien­dra des pro­lé­taires quand ils seront suf­fi­sam­ment édu­qués et ins­truits. Quant à la Répu­blique elle vivra lorsque les cer­ti­tudes posi­tives seront la foi des pro­lé­taires. Gou­hier résume sa posi­tion par cette for­mule : Pour Auguste Comte, la véri­table révo­lu­tion n’est pas celle du grand soir, mais celle des cours du soir. Il va effec­ti­ve­ment concré­ti­ser ses convic­tions en par­ti­ci­pant acti­ve­ment à la créa­tion, dès l’é­té 1830, de « l’As­so­cia­tion poly­tech­nique », connue pour avoir joué un rôle émi­nent dans l’É­du­ca­tion popu­laire au XIXe siècle et jus­qu’à une époque récente. Nou­veau ren­dez-vous d’Au­guste Comte avec l’His­toire de l’É­cole poly­tech­nique23 !

La nais­sance de l’As­so­cia­tion poly­tech­nique est en effet qua­si mythique, dans l’am­biance roman­tique des jour­nées de juillet 1830, où un cer­tain nombre de poly­tech­ni­ciens se retrou­vèrent sur les bar­ri­cades. Truf­fau24 a magis­tra­le­ment racon­té les jour­nées les plus glo­rieuses de l’his­toire de Poly­tech­nique, qui ont consa­cré le mariage de l’É­cole avec le peuple de Paris. On sait que le 27 juillet, au len­de­main des fameuses ordon­nances, l’É­cole poly­tech­nique est de nou­veau licen­ciée suite à l’ef­fer­ves­cence qui y régnait ; les deux pro­mo­tions en grande tenue tra­versent Paris pour y rejoindre les bar­ri­cades. Une soixan­taine d’é­lèves se mêlent aux com­bat­tants et « ceux-là suf­firent à cou­vrir l’É­cole d’une gloire nou­velle ». C’est à la caserne Baby­lone que se livre un des com­bats les plus meur­triers. Les assaillants, presque tous ouvriers, raconte Louis Blanc, sou­te­naient le feu avec l’in­tré­pi­di­té la plus éton­nante. À leur tête com­bat­taient trois élèves de Poly­tech­nique : Vaneau, Lacroix et d’Ou­vrier. Le pre­mier reçut une balle dans le front qui l’é­ten­dit raide mort. Les deux autres furent griè­ve­ment bles­sés. On sait qu’a­près la vic­toire les élèves se réunissent à l’Hô­tel de Ville où ils servent d’aides de camp au gou­ver­ne­ment. « Leur popu­la­ri­té fut immense ! »

Au len­de­main des jour­nées de 1830, des anciens élèves se rendent aux ambu­lances du palais de Saint-Cloud pour y visi­ter les bles­sés et faire à ceux qui en expri­maient le désir quelques cours d’ins­truc­tion géné­rale. Dans l’en­thou­siasme, on pense don­ner « à cette œuvre » un carac­tère durable.

Et puis c’est, quelques jours plus tard, le fameux ban­quet offert à l’Orangerie des Tui­le­ries par cinq cents anciens élèves de l’École à leurs jeunes cama­rades com­bat­tants de Juillet. C’est au cours de ce ban­quet pré­si­dé par le géné­ral Ber­trand, auquel avait été admis le duc d’Orléans “comme ayant sui­vi en ama­teur quelques cours de l’École ”, que fut déci­dée la fon­da­tion d’une Asso­cia­tion. À ce moment, il n’est ques­tion que de main­te­nir le lien noué entre les anciens élèves de l’École poly­tech­nique à l’occasion de ces jour­nées excep­tion­nelles. Il s’agit “ d’établir entre tous les anciens élèves une soli­da­ri­té puis­sante ”. Pour ceux, comme Auguste Comte, qui ont connu les années 1814–1815 et le pre­mier licen­cie­ment de 1816 et se sou­viennent de l’échec du pro­jet d’Association à cette époque pour sou­te­nir les élèves en dif­fi­cul­té c’est le moment ou jamais de faire se réa­li­ser un tel pro­jet. Aus­si n’est-il pas éton­nant de retrou­ver Auguste Comte dans le Bureau pro­vi­soire en août 1830.

Prise de la caserne de Babylone le 29 juillet 1930.
Prise de la caserne de Baby­lone le 29 juillet 1930.
© MUSÉE ÉCOLE POLYTECHNIQUE

Mais cette fois-ci l’Association se donne un pro­gramme plus géné­reux et plus ambi­tieux. Les anciens qui ont don­né des cours aux bles­sés de Saint- Cloud font par­ta­ger leur pro­jet. Il s’agit pour l’Association “de répandre dans les classes labo­rieuses l’instruction qui forme la base de notre socié­té moderne ”.

Cette idée d’éducation popu­laire n’est pas nou­velle. Depuis la Res­tau­ra­tion, des cours gra­tuits pour les ouvriers naissent par­tout en France. Comme le rap­pelle le livre du Cin­quan­te­naire de l’Association en 1880 : Au moment où il se pro­dui­sit en France un mou­ve­ment déci­sif par l’avènement du régime indus­triel, la presque tota­li­té des direc­teurs et ingé­nieurs pla­cés à la tête des entre­prises indus­trielles font d’énergiques efforts pour atteindre une supé­rio­ri­té qui seule pou­vait leur per­mettre de figu­rer avan­ta­geu­se­ment sur le mar­ché européen.

C’est le cas à Metz où des anciens poly­tech­ni­ciens comme Pon­ce­let et Ber­ger créent une “ Asso­cia­tion aca­dé­mique” et reçoivent dans leurs cours des cen­taines d’auditeurs. L’initiative la plus connue est celle du baron Charles Dupin, major de l’École poly­tech­nique en 1801, et titu­laire de la chaire de géo­mé­trie et de méca­nique appli­quée, au conser­va­toire des Arts et Métiers. Il a entre­pris une véri­table “ croi­sade contre l’ignorance” et fonde à Paris, en 1824, l’enseignement des ouvriers dans les sciences de cal­cul, de géo­mé­trie et de méca­nique. “ Ses dis­ciples pro­pagent dans 300 villes ! ”

Auguste Comte n’est pas indif­fé­rent à tout ce mou­ve­ment. Dans une lettre de 1825, il engage son ami Valat, pro­fes­seur à Rodez, à créer en dehors de l’Université des cours en faveur des ouvriers. Par­tout, écrit-il, les anciens élèves de l’École poly­tech­nique suivent cette direc­tion. Je me glo­ri­fie de pen­ser que c’est à cette noble École que la France devra les germes d’une édu­ca­tion régénérée.

Très vite “ l’Association poly­tech­nique” s’organise. Elle se donne un Pré­sident en la per­sonne du duc de Choi­seul-Pras­lin, pair de France et ancien ingé­nieur géo­graphe. Auguste Comte est l’un des quatre vice-pré­si­dents, ain­si que Vic­tor de Tra­cy, dépu­té et futur ministre de la Marine. Les cours s’ouvrent à l’Hôtel de Ville, puis à la mai­rie du 3e arron­dis­se­ment et au cloître Saint- Mer­ry. On y donne des cours d’arithmétique élé­men­taire, de géo­mé­trie appli­quée, de des­sin linéaire et de figu­ra­tion, de chi­mie appli­quée, de phy­sique appli­quée. Dès le début l’affluence est impor­tante, “ ce qui semble démon­trer un besoin réel de for­ma­tion et de culture ”.

Quant à Auguste Comte, il s’est por­té volon­taire pour des cours d’astronomie ; un choix qui a dû lais­ser per­plexes ses col­lègues de l’Association ! Dans une lettre au Pré­sident, il explique que ce cours aura pour prin­ci­pal objet l’exposition rai­son­née des phé­no­mènes essen­tiels du sys­tème du monde, accom­pa­gnée de l’indication des plus impor­tantes appli­ca­tions. Il est conscient que ce cours ne sera pas d’un usage immé­diat pour les ouvriers, mais qu’il leur évi­te­ra les idées fausses qu’ils peuvent avoir sur ce sujet. Quant à l’aptitude des ouvriers pour un ensei­gne­ment de cette nature, je suis per­sua­dé, que si l’on se dégage des pré­ven­tions déri­vées de nos habi­tudes sociales, on les trou­ve­rait réel­le­ment mieux dis­po­sés à conce­voir net­te­ment une telle expo­si­tion que les gens du monde qui n’ont pas fait les études pré­li­mi­naires conve­nables, aux­quels j’adresse tous les jours des cours ayant le même objet. À défaut d’un pro­gramme régu­lier d’études scien­ti­fiques, il répan­dra des notions posi­tives et il espère éveiller en eux un juste sen­ti­ment de leur digni­té par l’attrait que leur offri­ra un nou­vel ensei­gne­ment essen­tiel­le­ment théo­rique, exclu­si­ve­ment des­ti­né jusqu’ici à l’usage des mes­sieurs.

Moreau de Tours, La mort du polytechnicien Vaneau, 29 juillet 1930.
Moreau de Tours, La mort du poly­tech­ni­cien Vaneau, 29 juillet 1930. © MUSÉE ÉCOLE POLYTECHNIQUE

Ce cours d’Astronomie, Auguste Comte va le tenir tous les dimanches, de une à trois heures de l’après-midi pen­dant dix-huit ans, dans la salle de la mai­rie du 3e arron­dis­se­ment, rue des Petits-Pères (entre la Bourse et Notre-Dame-des-Vic­toires). Il y était très atta­ché, n’hésitant pas à le conti­nuer en son nom propre pour se libé­rer des contraintes de l’Association, “ dési­reux d’aller au peuple et peut-être aus­si de satis­faire sa pas­sion de péda­gogue ”. Le cours d’astronomie popu­laire, réuni en volume, sera publié en 1844, avec une pré­face impor­tante connue sous le nom de Dis­cours sur l’esprit positif.

Il y marque son inté­rêt pour les pro­lé­taires, dont il attend un sou­tien et un accueil plus larges pour la phi­lo­so­phie posi­tive que des let­trés et des bour­geois. En tout cas, c’est au long de ces cours d’astronomie qu’il noue­ra d’intéressantes rela­tions avec ses audi­teurs, par­mi les­quels se recru­te­ront les pre­miers pro­lé­taires positivistes.

Cepen­dant l’Association poly­tech­nique ne se dés­in­té­resse pas de la situa­tion poli­tique. En cette fin d’année 1830, la colère de Juillet n’est pas apai­sée ; la situa­tion reste révolutionnaire.

À la suite du pro­cès des ministres de Charles X, qui échappent à la condam­na­tion capi­tale, la situa­tion est très ten­due. Le 22 décembre, tan­dis que les poly­tech­ni­ciens et les étu­diants par­courent la ville pour cal­mer la foule, à trois heures de l’après-midi, Auguste Comte rédige une Adresse au Roi des Fran­çais qu’il fait signer par ses col­lègues du Comi­té per­ma­nent de l’Association polytechnique.

Dans le plus pur style com­tien, il dénonce la fri­vole jac­tance des légis­la­teurs, qui ont vou­lu s’attribuer la gloire et le pro­fit d’une régé­né­ra­tion à laquelle ils ont été géné­ra­le­ment étran­gers ; l’extrême incu­rie des Chambres et du Minis­tère pour tout ce qui concerne l’instruction du peuple ; leur dédain pour sa par­ti­ci­pa­tion aux avan­tages sociaux en pro­por­tion de l’importance de ses tra­vaux… Telles sont les causes radi­cales expli­cites ou impli­cites des mécon­ten­te­ments popu­laires. Aus­si le Comi­té de l’Association poly­tech­nique s’est cru auto­ri­sé par la pure­té de ses inten­tions, et par les garan­ties que pré­sente la com­po­si­tion de la socié­té dont il émane, à s’adresser direc­te­ment à Votre Majes­té pour lui pro­mettre sa par­ti­ci­pa­tion contre toute ten­ta­tive anar­chique, et la sup­plie en même temps d’imprimer à la marche géné­rale du gou­ver­ne­ment, la haute direc­tion pro­gres­sive, seule conforme au véri­table esprit de la socié­té actuelle.

Le Comi­té fut reçu par le Roi, la décla­ra­tion lui fut lue, mais le Roi accueillit froi­de­ment l’adresse de ses anciens com­men­saux du ban­quet. En tout cas, cette ini­tia­tive pro­vo­qua des remous à l’intérieur de l’Association. Son influence poli­tique fut défi­ni­ti­ve­ment anéan­tie, écrivent les rédac­teurs du livre du cin­quan­te­naire en 1880, la socié­té se trou­va réduite à son comi­té d’enseignement.

Les mêmes rédac­teurs s’interrogent sur les causes d’échec des pro­jets poli­tiques des fon­da­teurs : une telle asso­cia­tion d’un mil­lier d’hommes occu­pant des situa­tions impor­tantes, for­més à la même école, ayant des aspi­ra­tions com­munes, aurait pu avoir une influence consi­dé­rable, par ses cours, dans les classes ouvrières et peser sur les des­ti­nées du pays. Mais, comme le fai­sait remar­quer avec rai­son Auguste Comte : elle était dès son ori­gine condam­née à l’impuissance par le manque d’une doc­trine com­mune. C’est cette doc­trine qu’il eût fal­lu d’abord for­mer et qui, accep­tée par tous les adhé­rents de l’Association, eût seule per­mis de les ral­lier et de leur impri­mer une direc­tion efficace.

D’ailleurs il ne tarde pas à se pro­duire une grave scis­sion, dès le mois d’avril 1831, due aux adeptes de Saint- Simon qui vou­laient se ser­vir de leurs cours pour pro­pa­ger leurs idées, contrai­re­ment à Auguste Comte qui a tenu à se tenir rigou­reu­se­ment ren­fer­mé dans son ensei­gne­ment scien­ti­fique de l’astronomie, fer­me­ment convain­cu que toute ques­tion étran­gère à la science, doit être inter­dite dans les leçons, sous peine de com­pro­mettre l’œuvre phi­lan­thro­pique de la nou­velle ins­ti­tu­tion. Il fal­lut exclure les pro­fes­seurs convain­cus de dévia­tion, mais qui s’empressent de créer une nou­velle Association.

Ce n’est qu’un des nom­breux épi­sodes dans la vie et l’histoire de l’Association poly­tech­nique. Elle sur­vi­vra, connaî­tra une nou­velle crise en 1848 et sera offi­ciel­le­ment recon­nue par l’État d’utilité publique. (Décret du 30 juin 1869.)

Quant à Auguste Comte, il lui arri­ve­ra de regret­ter le règne de Louis XVIII. Il l’écrira du moins, bien des années plus tard, à Georges Aud­diffrent : Je dois digne­ment témoi­gner les regrets que m’inspira la chute du régime le plus hon­nête, le plus noble et le plus vrai­ment libé­ral de tous ceux sous les­quels j’ai vécu. En tout cas les Bour­bons lui sem­blaient à tous égards pré­fé­rables aux Orléans. Cette monar­chie bour­geoise, cette “ royau­té impro­vi­sée ” sen­tait trop l’esprit méta­phy­sique. Et comme l’écrit Long­champt, il redou­tait la per­ni­cieuse influence des libé­raux et leurs manœuvres de parti.

Pour l’heure il lui faut bien sup­por­ter le régime de Louis-Phi­lippe, mais lorsqu’on lui demande de revê­tir l’uniforme de garde natio­nal, son sang ne fait qu’un tour et il refuse tout net. Il est tra­duit devant le conseil de dis­ci­pline et il déclare fiè­re­ment : Étant répu­bli­cain de cœur et d’esprit, je ne puis prê­ter le ser­ment de défendre, au péril de ma vie et de celle des autres, un gou­ver­ne­ment que je com­bat­trais si j’étais homme d’action.

Il est condam­né à trois jours de pri­son pour son refus ; mais il n’est pas à l’abri d’un pro­cès devant la cour royale ; il fait des pro­vi­sions de papier, d’encre et cire à cache­ter ; il démé­nage une par­tie de sa biblio­thèque et convoque ses élèves à la pri­son. La véri­té, dira Caro­line, est que M. Comte trou­va qu’on le déran­geait lorsqu’on le mit à la porte au bout de trois jours.

Dans ces années-là il est vrai­ment répu­bli­cain, mais il n’approuve les répu­bli­cains que s’ils sont paci­fiques. Pour­tant, il va accep­ter d’assister les “ accu­sés d’avril ” arrê­tés en 1834 à Paris à la suite des émeutes qui éclatent dans une dou­zaine de villes (celle de Paris se ter­mine par le mas­sacre de la rue Trans­no­nain). Les accu­sés de Paris confient leur défense à un comi­té d’avocats et de conseils. Armand Mar­rast, rédac­teur en chef de La Tri­bune, fait appel à Auguste Comte, qui se retrouve dans le comi­té avec des per­son­na­li­tés comme Étienne Ara­go, Bar­bès, Hip­po­lyte Car­not, Pierre Leroux, Blan­qui, Ras­pail, etc. Il y avait 164 accu­sés et 4 000 témoins.

Le pro­cès com­mence en 1835, mais en se mêlant à la “cohue d’avril”, il voit à l’œuvre le par­ti répu­bli­cain et constate son “ incu­rable anar­chie ”. À l’occasion d’un grave inci­dent pro­vo­qué par un défen­seur qui inju­rie la Haute Cour, Auguste Comte fait une scène vio­lente au Comité.

Ce fut sa der­nière mani­fes­ta­tion publique en politique.

Son com­bat à lui est dans l’ordre des idées. Et son champ de bataille, ce sera d’abord l’École poly­tech­nique, où il est enfin entré, en 1832, par la petite porte, comme répé­ti­teur d’analyse et de méca­nique. Mais pour lui, ce n’est qu’une “ pre­mière et pro­vi­soire recon­nais­sance de ses mérites ”.

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1. Publié sous le titre Plan des tra­vaux scien­ti­fiques néces­saires pour réor­ga­ni­ser la socié­té dans l’ouvrage Phi­lo­so­phie des Sciences d’Auguste Comte (Gal­li­mard, Col­lec­tion Tel, 1996).
2. Revue Occi­den­tale, 1895, tome I, pages 4 et 5.
3. Pré­face per­son­nelle, tome II du Cours de Phi­lo­so­phie positive.
4. Lettre à G. D’Eichthal, 5 août 1824.
5. Lettre à Valat du 21 mai 1824.
6. Lettre à G. D’Eichthal, 1er mai 1824.
7. La vie d’Auguste Comte, par Hen­ri Gou­hier, Librai­rie Vrin, 1965.
8. Impor­tante lettre à E. Taba­rié, 22 août 1824.
9. Son “mode pré­caire d’exister” consiste essen­tiel­le­ment à cette époque à don­ner des leçons de mathé­ma­tiques à des élèves qu’on veut bien lui envoyer. Les témoi­gnages concordent pour assu­rer qu’il était un excellent professeur.
10. La jeu­nesse d’Auguste Comte et la for­ma­tion du posi­ti­visme de H. Gou­hier, tome III, page 300 et suite, Librai­rie Vrin, 1970.
11. “ Écrits de jeu­nesse ”, 1816–1828, “ Archives posi­ti­vistes ”, 1970.
12. Voir à la note 7, réfé­rence de l’ouvrage de Gouhier.
13. Dans cette lettre déli­rante où il se flatte d’être méde­cin, il ajoute en post-scrip­tum : “Mon sobri­quet à l’École poly­tech­nique était Sga­na­relle. Mes cama­rades auraient-ils été alors pro­phètes comme j’étais hier médecin. ”
14. Auguste Comte et la phi­lo­so­phie posi­tive, Émile Lit­tré, 1863.
15. Voir note 3.
16. Notice sur l’œuvre et la vie d’Auguste Comte, Robi­net, 1864.

17. Articles publiés dans “ Écrits de Jeu­nesse ”. Voir note 11.
18. Paul Arbousse-Bas­tide. Contri­bu­tion sur “Auguste Comte et la folie“. Bul­le­tin de la Socié­té fran­çaise de phi­lo­so­phie, 1958.
19. Revue Occi­den­tale, tome 22, 1889.
20. Au sujet des remarques que lui fait Valat sur son style : “ Je crois avoir le style propre au sujet c’est-à-dire, le style scien­ti­fique, et non celui recom­man­dé par les fai­seurs de rhé­to­rique. J’écris sous l’inspiration de ma pen­sée et sans aucune espèce d’art… il me serait impos­sible d’écrire d’une autre manière que celle que le moment me dicte.” Lettre à Valat, 8 sep­tembre 1824.
21. Auguste Comte, pro­phète du XIXe siècle, Ser­nin. Édi­tions Alba­tros, 1993, page 133.
22. Décla­rer la phi­lo­so­phie, Domi­nique Lecourt, PUF, 1997. Plu­sieurs cha­pitres sur Comte. À lire abso­lu­ment. Les deux pre­mières leçons du Cours sont publiées dans l’ouvrage cité en note 1.
23. Sur l’Association poly­tech­nique, on se réfé­re­ra à l’article de Gérard Bodé dans l’ouvrage : Paris des poly­tech­ni­ciens, 1994.
24. L’étude de M. Truf­fau est citée dans His­toire de l’École poly­tech­nique de Jean-Pierre Cal­lot, Stock, 1975.

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