Éloge d’Auguste Comte (3e partie)
Répétiteur à Polytechnique… en attendant mieux !
Répétiteur à Polytechnique… en attendant mieux !
En décembre 1832, M. Navier, professeur d’analyse et de mécanique rationnelle à l’École polytechnique, propose à Auguste Comte le poste de répétiteur. Pour lui, ce n’est pas très glorieux (il s’agit d’interroger les élèves sur le cours de Navier trois fois par semaine) et le traitement est médiocre, à peine deux mille francs. Navier qui l’estimait sincèrement lui avait écrit, gentiment d’ailleurs,
je voudrais que M. Comte, qui a tant de raison, ne trouvât pas un motif de s’affliger dans l’idée qu’il s’agit d’une place subalterne. S’il avait vécu comme moi dans les fonctions publiques, il aurait vu que rien n’est plus commun que d’avoir dans une position supérieure à la vôtre, des personnes qui ne vous valent pas.
En fait, il accepte ce poste parce qu’il n’a pas le choix. Déjà, l’année précédente, il a postulé pour la chaire d’analyse et de mécanique rationnelle à Polytechnique et a connu son premier échec, devant Navier, justement. Mais Navier avait treize ans de plus que lui et était membre de l’Académie des sciences depuis 1824.
Si Auguste Comte avait eu le moindre souci de diplomatie, il se serait effacé spontanément, d’autant plus qu’il n’avait aucune chance d’être élu. Mais il aggrave son cas en écrivant une lettre incendiaire au président de l’Académie des sciences, début d’une polémique avec cette Académie, qui ne fera que s’aigrir au fur et à mesure des années.
Dans sa lettre du 7 mars 1831, il s’élève violemment contre le fait que la section de géométrie ne l’ait pas présenté comme candidat : L’impartialité de l’Académie la conduira, j’espère, à reconnaître que le dédaigneux silence de la section de géométrie à mon égard est aussi irréfléchi qu’inconvenant. Surtout il lui reproche de s’être comportée comme s’il s’agissait d’élire un nouveau membre pour l’Académie, c’est-à-dire en ayant exclusivement égard aux travaux spéciaux des concurrents, destinés à l’avancement de quelques points particuliers, et c’est, j’imagine, comme n’ayant jusqu’ici adressé à l’Académie aucun mémoire proprement dit, que je n’ai pas été mentionné par la section de géométrie.
Et il ajoute : Quiconque a suffisamment réfléchi sur la fonction de l’enseignement, soit écrit, soit verbal, ne saurait confondre la capacité didactique avec la capacité scientifique proprement dite. Et ce sera sur ce point un éternel dialogue de sourds avec l’Académie. Il ne peut comprendre qu’on n’ait pas tenu compte de son premier tome du Cours, ce volume étant consacré entièrement à la philosophie mathématique, il permet, plus qu’aucun autre genre de travail, d’apprécier spécialement la capacité didactique, principal élément de la question.
Puis ce sera le pénible incident avec Guizot. Auguste Comte avait eu des échanges assez intimes avec lui, six ou sept ans auparavant, au moment de la publication de son Opuscule fondamental. Guizot étant devenu ministre de la Fonction Publique, Auguste Comte avait cru opportun de lui demander la création d’une chaire d’histoire générale des sciences physiques et mathématiques au Collège de France. C’était incontestablement une bonne idée qui se concrétisa… soixante ans après ! Ce fut Pierre Laffitte, le disciple favori d’Auguste Comte, qui en fut le premier titulaire en 1892. Pour l’heure, en 1832, Auguste Comte fut si insistant et maladroit qu’il se brouilla avec l’homme qui sera le plus puissant de la monarchie de Juillet !
Voici donc Auguste Comte répétiteur d’analyse et de mécanique pour le cours de Navier. Un de ses anciens élèves de cette époque, le général de Villenoisy1, l’évoque dans ses souvenirs : Nous avions pour lui un respect, mêlé de terreur. On estimait sa droiture, sa loyauté ; on ne doutait pas de sa justice aux interrogations, mais on redoutait sa froideur et la singularité des questions qu’il posait sans jamais venir en aide à un élève troublé ou intimidé. D’une myopie extrême, il tenait la tête penchée sur sa table, sans regarder le tableau, et l’on n’entendait sortir de sa bouche que deux mots : « effacez » ou « c’est assez ». Il était pour nous un singulier exemple de la rigueur et de l’exactitude mathématiques, comme aussi l’ignorance de la vie réelle. Sachant sa profonde incrédulité, en matière de foi, on disait de lui : habitué aux formules, le père Comte a mis Dieu en équation et il ne lui a trouvé que des racines imaginaires.
Il va avoir l’occasion en 1836 d’occuper pendant deux mois la chaire de professeur d’analyse et de mécanique, à titre de suppléant, en raison de la disparition brutale de Navier. Il a connu à ce moment le plus haut triomphe pédagogique qu’un professeur puisse espérer. Les élèves sont ravis et le directeur des études, le grand physicien Dulong, déclara lui-même n’avoir jamais entendu de leçons mieux faites et plus attrayantes que celles de M. Comte2.
Ce succès personnel n’empêchera pas Auguste Comte de connaître un nouvel échec. C’est Jean-Marie Duhamel, son ami et camarade de promotion, qui sera élu par l’Académie des sciences à la chaire de Navier (au premier scrutin il ne recueille que deux voix). C’est une grosse déception mais cette suppléance restera pour Comte une épreuve décisive, qu’il évoquera souvent à titre de référence.
Ce qui est sûr, c’est qu’Auguste Comte avait un vrai talent pédagogique. Autant ses écrits sont le plus souvent laborieux, autant il excellait dans l’enseignement oral. Toute sa physionomie s’animait, ses yeux brillaient, sa voix portait fortement ; il avait des formules percutantes et une grande clarté dans son expression. D’ailleurs le succès de son cours d’astronomie populaire du dimanche, pendant de longues années, devant un public très différent, l’atteste largement.
Un autre témoignage de son succès auprès des élèves se manifestera particulièrement en 1840, à la mort de Poisson. Duhamel devenant examinateur de sortie, sa chaire devient vacante. La nomination d’Auguste Comte paraît s’imposer. Du moins les élèves le souhaitent ouvertement. M. Barral, ancien élève et chimiste de renom, racontera plus tard3 : Nous fûmes très émus d’apprendre que M. Comte, qui était notre répétiteur titulaire, rencontrait une grande opposition dans les conseils d’instruction et de perfectionnement.
Rappelant le « succès tout à fait hors ligne » qu’il avait obtenu pendant son intérim de 1836, les élèves décident de désigner quelques-uns d’entre nous pour aller, en notre nom et deux par deux, chez les principaux membres des Conseils ; tout cela a été spontané de notre part. M. Comte ne le sut que plus tard. Les élèves ne reçurent que des réponses évasives. On leur dit qu’il ne suffisait pas, pour être professeur à l’École, de faire un enseignement remarquable, qu’il fallait surtout être en communion d’idées avec les autres géomètres.
Et M. Barral conclut : M. Comte ne fut pas nommé, et alors, nous avons élu une nouvelle députation pour aller lui témoigner nos profonds regrets et notre admiration. Auguste Comte fut très ému et il pleure de joie en racontant à son ami Valat cette démarche sans exemple, bien faite, en cas d’échec, pour me consoler d’avance. Et il explique la noble jeunesse qui est maintenant à l’École s’est portée héritière des traditions relatives aux leçons que je fis, il y a quatre ans, au grand contentement de tous, élèves et fonctionnaires et plus loin il évoque cette généreuse jeunesse, à laquelle je ne pourrai plus penser sans une douce et profonde émotion.
Visiblement cette démarche des élèves ne plut pas au Conseil d’instruction de Polytechnique, à lire le procès-verbal des délibérations du 14 août 1840, où la commission met en première ligne M. Sturm avec les motifs suivants : Il ne suffit pas qu’un professeur d’analyse à l’École polytechnique ait la facilité d’élocution et fasse des leçons agréables, il faut qu’il sache à fond la science qu’il enseigne, qu’il l’établisse sur des démonstrations rigoureuses et qu’il puisse répondre à toutes les difficultés que lui présentent les élèves, non seulement sur les matières du cours, mais aussi sur toutes les parties des mathématiques.
Évoquant le talent montré par M. Comte dans les leçons qu’il a faites à l’École en 1836 sur la première partie du cours d’analyse, le rapporteur ajoute mais là se bornent les titres en sa faveur. Son ouvrage sur la philosophie positive ne contient que des généralités assez vagues sur les mathématiques et il conclut il faut donner à l’École un professeur d’un esprit ferme et d’un jugement sain ; ces qualités doivent l’emporter sur le brillant de l’élocution et sur l’étendue plutôt que sur la profondeur des connaissances générales.
L’affaire était dite. M. Sturm n’était pas un brillant professeur, mais il avait inventé un théorème et était membre de l’Académie des sciences… Ce fut le quatrième échec d’Auguste Comte et sans doute le plus douloureux.
Décidément, Auguste Comte ne veut pas ou ne peut pas comprendre à quelle logique obéissent les membres de l’Académie des sciences et du Conseil d’instruction. Navier, le sage Navier, a essayé de lui expliquer. C’était en juillet 1835, lors de son troisième échec contre Liouville. Il lui avait confié que les nominations aux chaires de professeurs étaient vues comme un encouragement et une récompense accordés à ceux qui contribuent le plus au progrès des sciences par des recherches nouvelles dans lesquelles on verra toujours un progrès plus évident que des spéculations générales ou philosophiques.
C’est probablement pour cette raison qu’Auguste Comte se décide à présenter un mémoire à l’Académie des sciences, qu’il a lu devant les plus grands savants de l’époque. Il portait sur la cosmologie positive, contenant une vérification mathématique de l’hypothèse formulée par Herschel et Laplace pour expliquer la formation de notre système solaire. Ce mémoire ne fut pas publié ; Arago chargé d’examiner le mémoire a écrit sur la première page de son exemplaire il n’y a pas lieu à rapport. Auguste Comte, qui l’a repris cependant dans la 27e leçon du Cours, avait lui-même émis à l’époque les plus graves réserves sur son travail.
Décidément les exercices académiques ne lui réussissent pas.
Par bonheur, il est nommé examinateur d’admission en 1837, grâce à Dulong, ce qui lui ouvre en même temps la porte de l’Institution Laville où il prépare les élèves au concours d’entrée à Polytechnique. Son emploi du temps est chargé mais pour la première fois, il obtient la sécurité matérielle et peut se consacrer l’esprit libre, à son Cours de philosophie positive.
De l’astronomie à la sociologie : douze ans de méditation et d’écriture
C’est en avril 1835 seulement que parut le 2e tome du Cours, consacré à l’astronomie et à la physique, près de cinq ans après le premier tome qui traitait de la philosophie mathématique. Ce retard est dû, pour une grande part, à la difficulté de trouver un éditeur, Bachelier en l’occurrence. L’astronomie, dont il a fait une science fondamentale, lui donne l’occasion de faire nettement ressortir, quant à la méthode et quant à la doctrine, le vrai caractère général de cette admirable science, fondement immédiat de la philosophie naturelle tout entière. En tout cas il nous offre une très belle synthèse de l’histoire de cette science.
Nous avons là les plus belles pages par leur clarté et leur beauté, il domine manifestement son sujet et manifeste ses remarquables qualités pédagogiques. La physique est traitée plus brièvement en sept leçons (la barologie, la pesanteur, la thermologie, l’acoustique, l’optique et l’électrologie). Tout en nous prévenant que l’état scientifique de la physique est bien moins satisfaisant que celui de l’astronomie en raison de l’empire si prolongé des habitudes des métaphysiques primitives, il va montrer que c’est réellement en physique que se trouve le triomphe de l’expérimentation et que la principale base du perfectionnement de la physique résulte de l’application plus complète de l’analyse mathématique. L’exemple des travaux du « grand Fourier » sur la répartition de la chaleur et celui d’Ampère dans ses découvertes en électrologie seront les moments forts de sa démonstration.
La rédaction du 3e volume va subir aussi un grand retard. Prévu également pour 1835, le volume ne sortira qu’en mars 1838, car il semble qu’il ait interrompu sa rédaction pendant plus d’un an. Diverses causes de dérangement, les unes physiques, les autres morales ont retardé au-delà de tout ce que j’avais prévu la terminaison de mon ouvrage écrit-il à Barbot le 7 octobre 1836. On y trouve d’abord cinq chapitres assez courts consacrés à la chimie, dont il dit qu’elle constitue évidemment aujourd’hui la branche fondamentale la moins avancée de la philosophie inorganique et il ajoute : La chimie actuelle mérite à peine le nom d’une véritable science, puisqu’elle ne conduit presque jamais à une prévoyance réelle et certaine.
Mais, pour Comte la chimie n’est pas une science exacte d’intérêt secondaire, car avec elle commencent la fin de l’analytique et le début du synthétique. La chimie, plus que la physique mais moins que la biologie et la sociologie, étudie des êtres complexes et non des phénomènes simples. Mais on sent que pour lui la philosophie chimique a surtout l’intérêt de constituer une véritable transition fondamentale vers la philosophie organique et d’abord la philosophie biologique, ce qui établit à jamais la rigoureuse continuité du système des sciences naturelles. Effectivement il va consacrer la plus grande partie du volume à la biologie, l’une des sciences essentielles du Cours.
Pour cette science naissante il va se référer à son illustre ami Blainville dont il a suivi intégralement le cours de physiologie générale et comparée de 1829 à 1832 à la Faculté des sciences de Paris. En lisant Blainville, écrit Juliette Grange4, on croit parfois lire du Comte et il semble que les influences entre les deux hommes aient été réciproques. Il est vrai que dans sa recherche effrénée de démarche positive Auguste Comte va aussi mettre en avant les travaux de Gall sur la phrénologie, cherchant à donner un fondement organique à des fonctions intellectuelles. Mais il n’était pas le seul : Broussais et Geoffroy Saint-Hilaire ont eux aussi admiré et suivi Gall. C’est dans le même esprit qu’il renie la psychologie introspective. En tout cas Auguste Comte se montre satisfait de l’excellent accueil que produit la publication de mon troisième volume comme il l’écrit à Valat. D’ailleurs lui dit-il il n’attend d’autre récompense immédiate que le suffrage consciencieux d’une douzaine environ de penseurs éminents en Europe. Blainville, et ce n’est pas étonnant, sanctionne ma manière de voir au point de recommander publiquement et avec force à son nombreux auditoire la lecture de ce volume.
Il avait prévu un quatrième volume qui devait être le dernier, pour traiter de la philosophie sociale. En fait il sort un an après, en juillet 1839, mais il ne traite que la partie dogmatique. Se référant à ses œuvres de jeunesse et notamment à son Opuscule fondamental (plan des travaux scientifiques nécessaires pour organiser la société)5, il annonce qu’il aborde cette fois-ci l’opération philosophique maintenant difficile et plus hardie. En effet au lieu de juger et d’améliorer les sciences remplissant déjà les conditions fondamentales de la positivité, il s’agit désormais essentiellement de créer un ordre tout entier de conception scientifique, qu’aucun philosophe antérieur n’a jamais ébauché, et dont la possibilité n’avait même jamais été nettement entrevue. Une partie du volume consiste à examiner les principales tentatives philosophiques entreprises jusqu’ici pour constituer la science sociale. C’est en rendant hommage à l’illustre et malheureux Condorcet qu’il introduit le néologisme de sociologie6 : Exactement équivalent à mon expression, déjà introduite, de physique sociale, afin de pouvoir désigner par un nom unique cette partie complémentaire de la philosophie naturelle qui se rapporte à l’étude positive de l’ensemble des lois fondamentales propres aux phénomènes sociaux. Arrivant à la nécessité de fonder une doctrine nouvelle, capable de concilier l’ordre et le progrès, il aborde successivement la statique sociale, ou théorie de l’ordre spontané des sociétés humaines et la dynamique sociale, ou théorie générale du progrès de l’humanité.
Ce quatrième tome est un chef-d’œuvre de profondeur, de clarté et de solidité. Mais Auguste Comte est pressé de terminer, car il a annoncé un dernier volume consacré à l’appréciation effective de l’ensemble du passé humain. Le 29 novembre 1840 il écrit à Valat : Mon volume final sera le plus étendu de tous et quoiqu’ayant énormément travaillé, je n’aurai peut-être pas terminé toute la partie historique, quoique j’ai actuellement achevé l’Antiquité et le Moyen Âge. Selon ma coutume constante, ce dernier travail va se faire par accès très intenses, prolongés pendant cinq à six semaines7.
Effectivement Auguste Comte ne perd pas son temps. On se demande comment il parvient à mener un travail aussi gigantesque entre ses cours quotidiens à l’Institution Laville et ses interrogations trois fois par semaine à l’École polytechnique, sans compter son cours d’astronomie populaire tous les dimanches, et ses tournées d’examinateur d’admission à Polytechnique qui lui prennent trois mois par an ! Pendant la semaine, écrit-il à Valat, je suis à l’ouvrage depuis quatre heures du matin jusqu’au dîner, avec les seuls intervalles qu’exigent strictement mes devoirs quotidiens et il ajoute il faut l’intensité de travail la plus soutenue et la plus énergique, malgré l’extrême rapidité d’exécution que j’ai heureusement conservée jusqu’ici, quand une fois je suis en verve, ce qui est d’abord lent à obtenir.
En réalité, la méthode de travail d’Auguste Comte est extraordinaire. Comme le décrit Gouhier, chacun de ses livres est d’abord le motif d’un long conciliabule intérieur ; toutes les puissances de l’esprit sont tendues ; une réflexion ardente fixe les idées, subordonne les rapports, ajuste les raisons ; sa mémoire enregistre à mesure alinéas et leçons jusqu’au moment où une coupure est possible. Les méditations de Comte sont célèbres. Il expliquera lui-même, dans sa préface du dernier volume, après avoir, dans ma première jeunesse, rapidement amassé tous les matériaux qui me paraissaient convenir à la grande élaboration dont je sentais déjà l’esprit fondamental, je me suis, depuis vingt ans au moins, imposé, à titre d’hygiène cérébrale, l’obligation, quelquefois gênante, mais plus souvent heureuse, de ne jamais faire aucune lecture qui puisse offrir une importante relation, même indirecte, au sujet quelconque dont je m’occupe actuellement.
Il attribue à ce régime sévère la netteté, l’énergie et la consistance de mes diverses conceptions. Il avoue même n’avoir jamais lu, en aucune langue, ni Vico, ni Kant, ni Herder, ni Hegel, etc. Cette négligence volontaire a pour lui beaucoup contribué à la pureté, à l’harmonie de ma physique sociale. Il en est même arrivé à s’interdire toute lecture de journaux. Et il souligne dans sa préface combien un tel régime mental, d’ailleurs en pleine harmonie avec ma vie solitaire, peut aujourd’hui contribuer, en politique, à faciliter l’élévation de vues et l’impartialité des sentiments.
Au sujet du régime mental de Comte, le célèbre philosophe anglais Stuart Mill8, qui le connaissait fort bien, a fait part de son opinion : Pour la plupart des penseurs, cette conduite serait sans doute très imprudente ; mais nous ne voudrions pas affirmer qu’elle ne puisse parfois être avantageuse à un esprit de la qualité spéciale de Monsieur Comte, à un esprit qui peut s’appliquer avec profit à poursuivre jusque dans les développements les plus reculés une série particulière de méditations d’une espèce si ardue, que la complète concentration de l’intelligence sur ses propres pensées est presque la condition nécessaire du succès. Mais dans ce cas, ajoute Stuart Mill, il faut renoncer à la prétention d’arriver à la vérité toute entière.
Et il conclut, en connaissance de cause ne vivant qu’avec ses propres pensées, toute considération qui, dans d’autres points de vue, pourrait s’offrir à lui, soit comme une objection, soit comme une modification nécessaire, est pour lui comme si elle n’existait pas. Le résultat de cette position est une gigantesque confiance en soi-même, pour ne pas dire suffisance, celle de M. Comte est colossale. Nous n’avons rien trouvé qui en approchât. Heureusement pour l’équilibre et la santé d’Auguste Comte, il y avait la coupure des tournées provinciales d’examinateur qui revenaient chaque année d’août à octobre. Elles ont beaucoup compté dans sa vie.
Les tournées provinciales d’un examinateur scrupuleux
On se souvient que c’est Dulong, directeur des études à l’École polytechnique, qui lui a proposé en 1837 un poste d’examinateur d’admission, conscient de l’injustice commise à son égard lors du remplacement de Navier à la chaire d’analyse mécanique. Auguste Comte accepte cette compensation « en attendant ». Il faut dire que le traitement de trois mille francs a dû peser dans la balance. Il y a cependant une ombre au tableau : il apprend en même temps que, depuis une ordonnance de 1832, la place n’est plus désormais à vie ; elle est assujettie à une réélection annuelle par le Conseil d’instruction de l’école. Il sera donc le premier examinateur à qui s’appliquera cette disposition. Mais, pour l’heure, il n’y voit qu’une formalité comme pour mon autre place de répétiteur d’analyse et de mécanique où il est invariablement renommé chaque année. Ma position comme examinateur est donc, je crois, fort assurée écrit-il tout heureux à Valat le 21 novembre 1837.
Ainsi donc pendant sept ans, de 1837 à 1844, Auguste Comte va assurer cette lourde charge qui lui prendra trois mois par an : le mois d’août, c’est l’horrible corvée parisienne qui l’oblige à examiner pendant vingt-huit jours successifs les candidats parisiens à l’Hôtel de Ville (la cohue polytechnicienne). Et ensuite deux mois en province jusqu’à la fin octobre. À cette époque, il y avait quatre examinateurs constituant deux équipes qui se partageaient la tournée de l’Est et celle de l’Ouest. Les examens oraux constituaient la partie essentielle de l’examen9 ; ils portaient sur l’arithmétique, la géométrie élémentaire, la trigonométrie, la géométrie descriptive (réduite à la droite et au plan), la géométrie analytique à deux et trois dimensions, l’algèbre élémentaire et supérieure et enfin la statique.
En 1837, Auguste Comte fait sa première tournée, celle de l’Ouest cette année-là, qui le conduit à Rouen, Rennes, Lorient, Angoulême, Bordeaux et Toulouse. Il termine à Montpellier où il se retrouve dans ce même collège, d’où j’étais sorti moi-même examiné. J’en suis encore vivement attendri comme il l’écrit à Valat. Cette première tournée, il l’a faite avec plaisir malgré les sept cents lieues qu’il a dû faire : Cette course loin de nuire à ma santé, l’a notablement améliorée. Et surtout, il prend au sérieux ses fonctions auxquelles il prend plaisir par la certitude d’y pouvoir faire un bien réel. Il pense sincèrement pouvoir exercer une réelle influence pour réparer le mal profond qu’a causé la déplorable direction donnée à l’enseignement mathématique. Il croit même avoir déjà commencé à modifier heureusement les habitudes misérablement subtiles et étroites de la routine scolastique. Il ne doute pas de parvenir à perfectionner sensiblement le système général de notre éducation mathématique. Il pense même avoir davantage de capacité d’action que s’il était titulaire de la chaire de professeur quoiqu’une telle chaire, qui probablement me viendra, me fut personnellement plus agréable à d’autres égards.
L’enthousiasme de la première tournée va quelque peu se refroidir au long des tournées suivantes : Cette vie nomade a perdu le piquant de la nouveauté, écrit-il lors de la deuxième tournée. Il se plaindra de plus en plus du régime des voitures et des hôtels garnis, de cette vie d’auberges et de diligences. En 1840 il est tellement excédé de courses, après avoir fait sept cents lieues et changé douze fois de logement, qu’il rentre directement à Paris sans aller voir son ami Valat à Bordeaux. Il voit avec soulagement la fin de son exil annuel pour retrouver son chez-soi ardemment désiré. Et tout cela pour courir après quelques examens satisfaisants, parsemés ça et là dans la foule des mauvais ou des insignifiants ! Mais il se fait une raison : mieux vaut conserver cette place encore longtemps plutôt que de courir les leçons particulières. Il sait bien qu’il n’est pas encore à sa vraie place, mais ces tournées sont des pierres d’attente. Et finalement cette vie de tournée lui réussit bien : il parle du besoin physique que j’ai maintenant contracté des voyages annuels, si utiles à ma santé, même avec leur rude exécution actuelle. Il pense même qu’elles constituent une salutaire révulsion après une année de travaux exorbitants, en faisant allusion à la rédaction de son Cours de philosophie positive.
Il est vrai que la tournée provinciale d’un examinateur d’admission à l’École polytechnique avait des bons côtés : il est reçu partout comme un personnage important. Souvent accueilli par le préfet en personne qui l’invite à sa table, comme à Dijon en 1838 où il se retrouve en compagnie de trois généraux en mission ! Lui qui ne voit personne à Paris retrouve avec plaisir les amis et camarades qu’il n’a pas vus depuis longtemps : chez son ami Valat à Bordeaux, bien sûr ou chez Roméo Pouzin à Montpellier. Et puis, on se presse pour assister à ses examens qui sont publics, où assistent non seulement des élèves mais de nombreux professeurs. Lors de son séjour à Metz en 1838 il écrit : Mes examens y ont été suivis et appréciés avec un haut et évident intérêt.
Il faut dire que de l’avis général les examens de Comte produisaient une grande impression. J. Bertrand, qui pourtant n’est pas tendre avec Auguste Comte, raconte dans ses Souvenirs académiques : Les examens de 1837 sont restés légendaires ; on les citait comme un modèle de sagacité et de finesse. Comte apportait une série de questions bien choisies, recueillies pendant vingt années d’enseignement, assez simples pour que tout élève bien instruit pût improviser une solution, assez complexes pour que les meilleurs trouvassent l’occasion de montrer leur supériorité. La salle d’examen était, dès le matin, remplie d’auditeurs ; plus d’un curieux désintéressé prenait plaisir aux drames ingénieux que Comte faisait naître… on avait rencontré l’examinateur sans défaut…
Il avait d’ailleurs une manière toute personnelle de noter les candidats : il avait créé des signes particuliers pour classer les élèves suivant la nature de l’exercice. Il refusait les notations classiques de 0 à 20 dont on faisait la moyenne : Cette méthode a une apparence de rigueur numérique, mais elle ne permet pas d’apporter les nuances, par lesquelles la valeur effective des intelligents peut être vraiment appréciée.
La Maison d’Auguste Comte conserve précieusement toutes ses fiches d’examen des candidats : on peut y voir ces fameux signes en lettres grecques et les expressions anglaises qu’il utilisait pour noter la valeur de chaque question. On y découvre surtout la façon précise dont il décrit le comportement du candidat tout au long des exercices et, à la fin de chaque examen, ces longues appréciations portant sur la double dimension : niveau d’instruction et intelligence.
C’est ce qu’il appelait trouver l’équation du candidat comme, par exemple, cette appréciation : Esprit lent et embarrassé, mais logique et même sagace ; il vaut beaucoup mieux qu’il ne paraît, quoique son instruction soit un peu étroite ; il réussirait probablement à l’École. Il utilise toute une gamme de qualificatifs pour caractériser chacun des candidats : De la force et de la justesse ; esprit net, fort et juste ; de la justesse et une grande vigueur logique ; très judicieux quoique peu sagace ; de l’intelligence mais un peu de vague… C’est un modèle du genre !
Il était inévitable, à cause même de sa réputation, qu’il soit un jour ou l’autre l’objet de pressions et de critiques. En 1842, par exemple, il fait allusion aux jalouses criailleries des professeurs de Paris. Il a reçu effectivement des mises en garde officieuses contre sa façon de conduire les interrogations et en particulier contre l’insuffisante variété des problèmes. En avril 1843, nouvelle attaque, plus sérieuse cette fois, car elle vient du Conseil d’instruction. Coriolis, directeur des études, vient trouver Comte et lui fait part loyalement des attaques dont il est l’objet. On lui reproche cette fois la difficulté de certaines questions, nettement en dehors du programme. Dans une longue séance, raconte Pierre Laffitte, Auguste Comte lui communiqua ses notes d’examen. M. Coriolis ne trouva que trois questions à supprimer.
Plus sérieusement on s’est demandé pourquoi, comme l’a noté Robinet, des élèves qu’il avait jugés très forts et donc admis dans un bon rang en sortaient avec de moyens ou mauvais classements, tandis que des intelligences jugées bien inférieures sortaient en tête. Sur ce point, Auguste Comte incriminait l’enseignement de l’École qui était envahi par le calcul algébrique devenu tellement vicieux, que la combinaison des signes y remplace presque partout les grandes théories et les conceptions essentielles. De ce fait, les intelligences médiocres où la mémoire et l’expression l’emportent sur la méditation, fleurissent. Il disait que les premiers sortants de l’école n’étaient le plus souvent et sauf exception que des esprits faux ou des intelligences amoindries.
Mais entre-temps, Auguste Comte avait déclenché sa guerre contre les savants. La sortie du sixième tome de son Cours à l’été 1842 va être l’étincelle. Il a en effet décidé de mettre sur la place publique sa polémique contre les géomètres.
L’étrange préface personnelle du sixième tome, héroïque et suicidaire
Juillet 1842. Auguste Comte vient d’achever le sixième et dernier volume de son grand ouvrage, le Cours de philosophie positive. C’est un moment crucial. Il attend beaucoup de l’effet que produira ce volume final, le plus étendu et le plus décisif de tous. Il a achevé son extrême opération philosophique, où comme il l’écrit à Stuart Mill, il a été conduit à refaire, en quelque sorte, pour notre temps et à ma manière, l’équivalent actuel du discours de Descartes sur la méthode, resté intact depuis deux siècles, auquel il a osé substituer une conception nouvelle principalement caractérisée par la prépondérance logique du point de vue social, que Descartes avait, au contraire, été forcé d’écarter avec soin.
Il décide d’y ajouter une longue Préface personnelle, dont il écrit à Valat qu’elle fera peur à mes amis sans faire rire mes ennemis. Cette préface dont on peut dire qu’elle est à la fois suicidaire, insensée et héroïque, est un véritable réquisitoire contre l’Académie des sciences, le Conseil d’instruction de l’École polytechnique et la corporation des savants qui tiennent le haut du pavé. Elle sera d’ailleurs la cause de la séparation définitive avec sa femme Caroline qui veut le dissuader de se livrer à une telle provocation : Des deux mains que j’ai, lui écrira-t-elle, j’en donnerais une pour qu’elle ne fût pas écrite. Il n’acceptera pas son attitude et ses propos défaitistes, l’accusant même de passer à l’ennemi. Son ami Blainville, membre de l’Académie des sciences, n’eut pas plus de succès et n’insista pas. Elle donnera lieu à un procès mémorable contre son éditeur Bachelier qui s’était senti obligé d’ajouter, à son insu, un « Avis de l’éditeur » pour se dédouaner vis-à-vis d’Arago. Il faut dire que cet illustre astronome, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences et personnalité libérale, était nommément attaqué comme fidèle organe spontané des passions et des aberrations propres à la classe qu’il domine si déplorablement aujourd’hui. Auguste Comte attribuait à sa désastreuse influence, les dispositions irrationnelles et oppressives adoptées depuis dix ans à l’École polytechnique.
En tout cas cette préface ne passa pas inaperçue. On a pu dire que pour Auguste Comte rien ne fut comme avant. Il y perdra son poste d’examinateur, puis son poste de répétiteur et en même temps tous ses moyens matériels d’existence.
Pourquoi Auguste Comte a‑t-il écrit cette préface insolite dans son Cours de philosophie ? Pourquoi a‑t-il éprouvé le besoin de mettre sur la place publique ses différends personnels ? Il s’était promis, il est vrai, de dire ce qu’il avait sur le cœur au moment de la nomination de Sturm en 1840 à la chaire de mathématiques qu’il estimait lui revenir de droit : Je la regarde comme ma propriété légitime écrivait-il à l’époque. Et Auguste Comte n’est pas homme à oublier ce qu’il a ressenti comme une profonde injustice et une manœuvre délibérée contre lui. Il reviendra d’ailleurs en détail sur cet épisode dans sa préface. Il faut dire aussi qu’il se sent en situation précaire, car ses deux fonctions à l’École polytechnique sont soumises à réélection annuelle.
Or il se livre, dans la 57e leçon de son volume, à une critique en règle envers le régime scientifique actuel. Il se sait donc en danger, comme il l’écrit à Stuart Mill : J’ai appris à mes propres dépens, que les savants seraient tout aussi vindicatifs et oppressifs que les prêtres et les métaphysiciens s’ils pouvaient en avoir jamais les moyens. Il pense donc avec cette préface faire un coup décisif, heureux, quoique paraissant très hasardeux. Au fond, pour lui, la meilleure défense c’est l’attaque et d’ailleurs il compte sur l’opinion publique qui ne pourra que rendre justice à un aussi grand philosophe.
À Stuart Mill écrit-il : J’y place ma laborieuse existence sous la noble protection du public européen, contre la désastreuse influence que les passions et les préjugés de nos misérables coteries scientifiques peuvent encore exercer à tout instant sur mes modestes ressources matérielles. En tout cas ce n’est pas un coup de tête, il y a mûrement réfléchi depuis un an et s’est même préparé aux plus fâcheuses conséquences. Et il écrit à son éditeur : Je sais que ma préface va beaucoup augmenter l’animosité de M. Arago contre moi, mais je persiste à penser que le danger n’est pas pour moi seul.
On se tromperait en effet, dit Arbousse-Bastide, si on voyait dans cette préface, comme on s’est plu parfois à le soutenir, » le document pathologique d’un persécuté revendiquant « . Elle est une prise de position parfaitement réfléchie, contre un ordre établi et au nom d’un idéal intellectuel. La véhémence du réquisitoire de Comte ne doit pas être imputée seulement à ses griefs personnels.
En fait c’est un véritable manifeste antipédantocratique, d’après le terme qu’il a repris à Stuart Mill : il a voulu exprimer publiquement son profond mépris personnel à l’égard des meneurs académiques de l’Académie des sciences et la veulerie du Conseil de l’École polytechnique.
Il faut lire cette préface10. C’est d’abord un beau morceau littéraire, et probablement un des plus passionnants documents humains qu’un philosophe ait pu écrire (sauf peut-être chez Jean-Jacques Rousseau). Le ton en est dramatique. Le docteur Audiffrent pensait même qu’on ne pouvait la lire » sans se sentir pénétré d’une profonde tristesse « .
D’emblée il annonce qu’il va nous livrer sa vie, il m’a toujours paru convenable que le fondateur d’une nouvelle philosophie fit directement connaître au public l’ensemble de sa démarche spéculative et même aussi de sa position intellectuelle. Sa vie elle-même est un message en raison de l’intime connexité de son existence privée avec l’état général de la raison humaine au XIXe siècle. Il évoque alors les grands moments de son existence, avec les différentes étapes préparatoires ; la prise de conscience de sa mission dès l’âge de 14 ans, son initiation mathématique, la révélation dès l’École polytechnique de la voie intellectuelle conduisant à la régénération. Son instruction complémentaire en biologie et en histoire, sa fréquentation difficile de Saint-Simon, jusqu’à la découverte à 24 ans de sa grande loi relative à l’ensemble de l’évolution humaine, individuelle et collective. Et maintenant, le voici arrivé à la systématisation finale de la philosophie positive, graduellement préparée par mes divers prédécesseurs depuis Descartes et Bacon.
Or, constate-t-il, ses travaux transcendants non seulement ne l’ont pas aidé dans sa situation professionnelle, mais ils ont été la principale cause de graves injustices dans cette carrière. Il pense même, rajoute-t-il, que la sortie de son dernier volume va aggraver les risques qu’il court. Et il va passer en revue sa position personnelle en face des trois influences générales dans la société française : la théologique, la métaphysique et la scientifique.
Au parti théologique avec lequel sa philosophie ne compte aucune conciliation essentielle, il doit le funeste licenciement de l’École polytechnique, qui a obéré gravement sa carrière ; il lui doit aussi l’interdiction d’entrer dans l’Instruction publique et récemment il lui doit la mise à l’index de ses ouvrages pour avoir systématiquement proclamé la nécessité et la possibilité de rendre enfin la morale pleinement indépendante de toute croyance religieuse. De ce côté donc, pas de compromission possible.
Quant au métaphysique, soit gouvernant, soit aspirant il est encore plus dangereux pour lui, à cause de sa grande prépondérance en France : c’est Guizot qui refuse de créer la chaire d’histoire des sciences. C’est surtout toute la presse libérale où il constate un étrange silence unanimement gardé, pendant douze ans, envers ma publication philosophique. En fait le parti, écrit-il, veut empêcher à tout prix l’installation sociale de la vraie philosophie moderne.
Et il en vient aux scientifiques, qui devraient constituer le germe de la vraie spiritualité moderne. Il distingue chez eux deux écoles : l’école mathématique dominant l’ensemble des études inorganiques et l’école biologique luttant faiblement pour maintenir, contre l’ascendant de la première, l’indépendance et la dignité des études organiques11. Celle-ci est plutôt favorable à Auguste Comte, mais c’est le clan des « géomètres » qui va être la cible particulière de ses critiques. D’ailleurs le combat est déjà engagé. Comment expliquer autrement, nous dit-il, qu’on ait refusé ce poste de la principale chaire mathématique à celui qui avait donné à la haute instruction mathématique la direction la plus conforme à sa véritable destination pour le système général de l’évolution positive.
Pour lui les choses sont claires : les antipathies qu’il inspire chez les académiciens tiennent soit à la situation générale de l’esprit humain au XIXe siècle, soit au caractère fondamental de ma nouvelle philosophie. Ainsi donc la résistance du milieu scientifique à son action philosophique n’est ni fortuite, ni personnelle, mais c’est la corporation des géomètres qui repousse celui qui a directement fondé une science nouvelle, la plus difficile et la plus importante de toutes.
Ainsi, conclut-il, il est pratiquement seul contre tous : son unique refuge reste dans le soutien d’une opinion publique française, mais aussi européenne. Il sait déjà que l’élite du public européen saura manifester son indignation devant le sort qui lui est fait. Il ne demande aucune faveur particulière, il demande seulement que ses ressources matérielles ne soient pas livrées chaque année au despotique arbitrage des préjugés et des passions qui sont désormais le principal obstacle à la rénovation intellectuelle, condition fondamentale de la régénération sociale.
Un réquisitoire impitoyable contre les pédantocrates
Que reproche-t-il aux savants, et particulièrement à ceux qu’il appelle « les géomètres ». Pourquoi est-il si méprisant à leur égard ? À quels péchés contre l’esprit se livrent-ils pour être si condamnables12 ?
C’est dans cette fameuse 57e leçon de son dernier tome qu’on trouve largement exposé le diagnostic sévère auquel il se livre sur le monde scientifique de son époque.
Il reconnaît volontiers les progrès réalisés tant en mathématiques qu’en physique ou chimie, il salue l’immortel Fourier, la grande pensée de Monge qui élargit la géométrie, l’incomparable Lagrange, le seul géomètre qui ait dignement perçu l’alliance de l’esprit historique avec l’esprit scientifique, mais il déplore l’habile charlatanisme de Laplace, et l’esprit brillant mais superficiel de Cuvier.
Mais pour lui, le grand progrès de la science moderne est dû à la création décisive de la philosophie biologique, cet indispensable complément rapprochait la science moderne de sa plus haute destination sociale. Toute son admiration va aux pionniers de la biologie et notamment au très grand Bichat avec son dualisme vital ; il salue notre éminent Blainville, l’esprit le plus rationnel dont puisse s’honorer le monde scientifique actuel. Il donne un coup de chapeau à Gall qui, malgré d’inévitables aberrations, a fait entrer dans le domaine de la philosophie naturelle, l’étude générale des plus hautes fonctions individuelles ; il salue l’audacieux génie de Broussais qui aborde la vraie philosophie pathologique avec d’insuffisants matériaux. Il applaudit à cet admirable mouvement biologique propre à ce demi-siècle qui a contribué au progrès fondamental de l’esprit humain.
On pourrait donc se réjouir de ce grand mouvement scientifique, d’autant qu’en même temps l’influence sociale de la science s’accroît : dans l’enseignement d’abord, avec la création de grands établissements d’instruction scientifique ; avec l’admirable système des mesures universelles ensuite, et plus généralement dans le développement des services de la science à l’industrie. Mais ce progrès de la science est gravement menacé de l’intérieur par l’attitude des savants qui les rend indignes de la haute destination sociale car se sont développées chez eux de vicieuses tendances soit mentales, soit même morales.
Le mal profond qui s’est installé dans la classe des savants, c’est l’esprit de spécialité dispersive dû à l’empirisme et l’égoïsme combinés. L’ensemble de la science est ainsi l’objet de passions et préjugés scientifiques. D’ailleurs, nous prévient Auguste Comte, l’admirable perfection du système de nos connaissances ne doit pas faire illusion : la plupart des savants dont on honore le mérite particulier ne pourraient offrir qu’une inqualifiable médiocrité.
En fait les savants se sont enfermés dans leur spécialité jusqu’à la plus désastreuse exagération s’attachant exclusivement à un domaine restreint, avec un esprit de détail dont ils font le critère de la rigueur. Cette prédominance de l’esprit analytique qui exclut toute démarche synthétique est désastreuse, affirme-t-il, car l’évolution de l’entendement humain a besoin de ces deux degrés d’esprit : L’esprit analytique est plus apte à saisir les différences, l’esprit synthétique les ressemblances ; le premier tend à diviser, l’autre à coordonner ; le premier destiné à l’élaboration des matériaux, le deuxième à la construction des édifices.
Or, conclut-il, anarchiquement ameutés contre ce dualisme fondamental, les maçons actuels ne veulent plus souffrir d’architectes. C’est ce qui conduit à une déplorable organisation du travail scientifique qui s’oppose à ce que la philosophie positive soit réellement comprise par personne, puisque chaque section de savants n’en connaît que des fragments isolés dont aucun ne saurait suffire à une conception vraiment décisive. De ce fait on assiste à un morcellement caractéristique de corporations savantes, image fidèle et suite nécessaire de leur dispersion. Quant à la grande science biologique, étendue aux fonctions intellectuelles et morales, qui nécessite un esprit d’ensemble pour se développer, elle est entravée par les corporations savantes, et notamment par l’Académie des sciences.
Les accusations les plus violentes sont en effet réservées à ces institutions qui devraient promouvoir l’intérêt de la science dans son ensemble et qui, en fait, ne servent que l’intérêt égoïste des différentes coteries. C’est d’autant plus grave que ces institutions, comme l’Académie des sciences de Paris, se sont vu conférer des pouvoirs importants, et notamment le choix des professeurs destinés au plus haut enseignement scientifique. Et prenant son exemple personnel, il n’a pas de peine à montrer que l’Académie a abusé de cette nouvelle mission publique au profit de ses propres membres.
Il reprend alors avec une certaine jubilation le terme de pédantocrates qu’avait utilisé Stuart Mill, dans une de ses lettres, faisant allusion aux études de la société chinoise où la classe lettrée s’était constitué un pouvoir exclusif dans l’attribution des fonctions dans l’Administration13. Votre heureuse expression de pédantocratie pour caractériser l’utopie dangereuse de prétendu règne de l’esprit lui écrit-il le 14 mars 1832. En l’attribuant à l’un des plus éminents penseurs, dont l’Angleterre puisse aujourd’hui s’honorer, il fait sienne cette théorie sévère qui doit blesser profondément l’orgueil et l’ambition de la tourbe spéculative.
Finalement son pronostic est pessimiste : ce sera la prépondérance de la morale métaphysique fondée sur l’intérêt personnel. Bientôt la science elle-même en sera atteinte, avec le risque d’une cupidité croissante, attirée par les relations de plus en plus fortes entre les spéculations scientifiques et les opérations industrielles. Son seul espoir c’est l’éclatement de cette classe de savants : La majeure partie se fondra parmi les purs ingénieurs ; les plus éminents deviendront le noyau d’une véritable classe philosophique pour conduire la régénération intellectuelle et morale des société modernes. Une philosophie vraiment positive assignera à chacun suivant une irrésistible rationalité sa fonction et son rang. Entre les ingénieurs et les philosophes, Auguste Comte ne cache pas sa hiérarchie des valeurs.
Mais il y a l’horreur absolue : ce sont les savants « bâtards » : radicalement disparates, dédaignant l’industrie, méconnaissant les beaux-arts, ne pouvant même entre eux, ni se comprendre ni s’estimer, parce que chacun d’eux veut tout ramener au sujet exclusif de son étroite préoccupation, enfin tous incapables, dans les opérations d’ensemble de la vie sociale, de prendre aucune délibération qui leur soit propre, faute d’une doctrine commune.
Décidément cette 57e leçon, parmi les toutes dernières de son Cours de philosophie positive, ne fait pas de cadeau aux savants. Peu d’entre eux, probablement, auront lu attentivement ce dernier tome qui vient de paraître, et notamment ce long passage. Mais il y a la préface, avec la publicité que lui donnera le procès » Bachelier « .
Le procès Bachelier : Auguste Comte contre Arago
M. Bachelier, l’éditeur du Cours, est bien ennuyé quand il lit la préface qu’a préparée Auguste Comte. Il a peur des réactions de M. Arago. Il tente bien une démarche auprès d’Auguste Comte pour qu’il veuille bien supprimer le paragraphe incriminé, mais l’auteur ne veut rien savoir. Je puis exiger légalement l’achèvement d’une publication où l’adoration de M. Arago n’a jamais été obligatoire répond-il à l’éditeur. Jugez monsieur, ajoute-t-il, si je suis disposé à trembler devant M. Arago qui, pour être, suivant l’heureuse expression de l’amiral Dumont d’Urville, le sultan de l’Observatoire, et même de l’Académie, est encore fort loin, Dieu merci, de régner ailleurs chez ceux qui savent se passer des faveurs dont il dispose.
Finalement le volume paraît avec la préface inchangée, mais Bachelier a fait coller un carton sur la page de garde avec un “ Avis de l’éditeur ” où il fait mention des réactions de M. Arago. Faisant allusion à la mauvaise humeur du philosophe datant de l’époque où M. Sturm fut nommé professeur d’analyse à l’École polytechnique, Arago affirme qu’il ne se repent pas d’avoir préféré un illustre géomètre au concurrent chez lequel je ne voyais de titres mathématiques d’aucune sorte, ni grands ni petits.
Voyant cela, le sang d’A. Comte ne fait qu’un tour : l’ignoble préambule par lequel mon servile éditeur et son digne patron M. Arago, ont souillé ma préface montre bien ce dont le sultan de l’Observatoire est capable, habitué qu’il est à voir tout ramper ou fléchir dans le monde scientifique. En tout cas, Arago s’est découvert : c’est bien lui, l’un des dignes meneurs de l’intrigue inique tracée contre moi, à l’École polytechnique en 1840. L’occasion est trop belle : en entreprenant un procès contre Bachelier, il va venger publiquement une avanie publique et faire légalement flétrir un précédent aussi contraire à la vraie liberté de la presse. Et en même temps, il va présenter aux juges, dans un discours (qu’il a prévu d’une heure !) le danger personnel de la lutte ouverte et directe que j’y dois soutenir contre un très puissant personnage. Et il compte bien que ce procès ait un grand retentissement peut-être européen ! Ce sera, écrit-il à Mme Comte, une heureuse occasion de me montrer aux yeux de tous comme un homme plus complet qu’aucun des personnages qui ont jusqu’ici occupé la scène révolutionnaire (sic !). Car chez lui, l’énergie morale est au niveau de la puissance intellectuelle.
Hélas, les journalistes ne sont pas venus ; du reste les journaux libéraux sont tous à la dévotion d’Arago. Même le Journal des débats qui devait envoyer un sténographe a fait faux bond. Et surtout, le tribunal de commerce, comme il se doit, ne s’intéresse qu’à la question commerciale. Les débats publics ont été abrégés : il en veut au président, à qui il avait pourtant envoyé son volume six jours avant pour mieux apprécier le cas. Malgré cela, Auguste Comte est plutôt content : il s’est bien comporté pour un homme qui livre sa première bataille rangée à l’âge de 45 ans.
En tout cas, il gagne son procès. Comme l’écrit Gouhier : La cause était si bonne qu’il n’arriva pas à la perdre, il a obtenu la suppression du carton, la résiliation de son traité avec l’éditeur et la condamnation de Bachelier aux dépens. Mais, regrette-t-il, cette affaire n’a pas eu le retentissement que j’avais espéré, ce qui l’amène à fustiger le journalisme à la merci des charlatans.
Certes il ne s’est pas fait que des amis ! Pourtant Coriolis, le directeur des études à l’École polytechnique à cette époque, est le premier à réagir. Après avoir lu la préface et les passages de la 57e leçon, il tient à rassurer Auguste Comte : Cette lecture n’a pas diminué la considération que j’ai pour votre mérite comme philosophe. Vous y parlez de vos ennemis ; je verrais avec peine que vous me missiez du nombre. Il faut dire que Coriolis a été épargné par les critiques sur l’Académie des sciences et il a pour cela une bonne excuse. Lors de cette fameuse séance du 3 août 1840, où la lettre qui accompagnait sa candidature a été rejetée, M. Coriolis était absent pour cause de maladie… Il n’empêche ! Cette lettre de Coriolis plus rassurante que je n’avais espéré le conforte dans le succès de sa démarche.
Poinsot est moins heureux ! Il a droit à un blâme particulier dans une note étendue de la 57e leçon en raison de son lâche silence lors de cette fameuse séance de l’Académie.
Il en rajoute dans une lettre le 21 août 1842, en lui envoyant le 6e volume. Ses critiques sont à la hauteur de sa déception : Poinsot a été son professeur à l’École et n’a cessé de l’encourager dans ses travaux. Habitué, Monsieur, à vous respecter et vous aimer depuis vingt-cinq ans, il m’en a coûté beaucoup pour me convaincre que vous n’aviez mérité que sous l’aspect intellectuel cet hommage volontaire. Au fond, lui dit-il, vous m’aviez au moins toujours regardé comme un rêveur sans conséquence, bon tout au plus à vous prôner et qui, étranger à toute coterie, ne méritait pas que vous compromissiez, même momentanément, votre repos chéri pour soutenir l’évidente justice de la réclamation. Poinsot ne lui en tiendra pas rigueur et continuera à faire des démarches pour le défendre.
Mais du côté d’Arago, c’est une autre affaire. On peut penser qu’il aurait bien volontiers évité de ternir à cette occasion sa notoriété d’homme libéral. J. Bertrand qui était élève à cette époque et a bien connu Arago est formel : Auguste Comte l’avait attaqué violemment, en le mettant personnellement en cause dans une affaire à laquelle il n’était pas mêlé. Arago n’appartenait pas au Conseil de l’École polytechnique, où Comte l’accusait d’exercer sa déplorable influence. Arago n’était pas endurant, il s’écria : Puisqu’il veut la guerre, il l’aura. J’examinerai ses titres scientifiques comme j’ai examiné ceux de Pontecoulant, et il ne pourra plus être question de le nommer professeur. C’est tout dire ! L’histoire ne dit pas ce qu’avait fait Pontecoulant, mais ce ne devait pas être une référence !
Pendant ce temps, Auguste Comte continue à se faire les plus grandes illusions. Alors qu’on parle du départ en retraite de Coriolis, entraînant un mouvement de mutation, et de la prochaine vacance de la chaire de l’École, soit de Liouville, soit de Sturm, il ne voit ni hors ni dans l’Académie personne qui puisse cette fois offrir aucune rivalité sérieuse. Cette fois-ci l’Académie n’osera pas sous le feu de sa préface s’y opposer sérieusement. D’ailleurs il voit clairement des symptômes indirects qui manifestent que ma position polytechnique a pris une plus grande consistance. Il se sent l’objet d’un empressement de toutes parts comme à quelqu’un qu’on sent en état d’ascension prochaine. Très curieuse psychologie d’A. Comte. Il se sent menacé (Mathieu, le beau-frère d’Arago, l’aurait averti des pires conséquences s’il se permettait de parler d’Arago au tribunal) et en même temps, il est tellement persuadé de sa bonne cause qu’il est sûr de gagner la bataille. Or, non seulement il n’obtiendra pas sa chaire de professeur, mais on lui enlèvera son poste d’examinateur.
Pour l’heure, en ce début 1843, Auguste Comte, qui a maintenant terminé son Cours de philosophie positive, va tenter un nouveau coup, tout aussi hasardeux. Il décide de publier un Traité de géométrie analytique, à partir de son enseignement à l’Institution Laville. Ce traité, conçu dans un esprit philosophique, doit contribuer à rénover l’instruction mathématique. Après la publication de cet ouvrage, pense-t-il, le Conseil d’instruction de l’École polytechnique ne pourra que s’incliner devant lui !
Mais il prend un risque : il était en effet établi par une règle “ non écrite” que les examinateurs ne devaient pas publier des ouvrages élémentaires pouvant servir à préparer aux examens. Auguste Comte ne s’arrête pas pour si peu !
Un traité de géométrie analytique contesté
En cette fin d’année 1842, Auguste Comte s’est accordé une pause avant de reprendre la suite de ses travaux. Tout juste allait-il pour se détendre, se livrer à des récréations philosophiques. Il pense notamment à rédiger ses leçons élémentaires de géométrie analytique et son cours populaire d’astronomie. Il avait prévu également un important mémoire sur l’organisation de l’École polytechnique qu’il brûlait de publier : il attendra que sa position à l’École soit raffermie ; le mémoire ne sortira jamais de ses cartons…
Quant au Traité élémentaire de géométrie analytique, il n’avait pas au départ de grandes prétentions. Ce n’était qu’une petite publication à partir de son enseignement. Justement en ce mois d’octobre 1842, il va recommencer son cours à l’Institution Laville pour les élèves qui se préparent au concours de l’École polytechnique. Il lui suffira d’écrire au fur et à mesure les leçons qu’il professe, si bien qu’il compte terminer son traité en trois mois.
Il affirme qu’il ne fait que répondre à des demandes instantes depuis des années. Il est talonné par l’avidité des écrivassiers mathématiques qui, s’il ne prend pas garde, pourraient le devancer par quelque mauvaise compilation hâtive.
Ce petit ouvrage classique ne fut pas composé dans l’enthousiasme. Ce travail m’ennuie écrit-il à Valat, à qui il se plaint de sa corvée mathématique. En outre dit-il à Stuart Mill il a exigé une vie beaucoup plus sédentaire qu’il ne convient à ma santé, car il a dû cesser ses promenades qui lui font tant de bien. En terminant ce traité il lui semble arriver d’un ennuyeux voyage dans un triste pays, et c’en est un bien fâcheux, en effet, que le pays des pédants d’où je sors pour ne plus y rentrer, j’espère.
Comme d’habitude, cependant, Auguste Comte accorde une grande importance à ce qu’il écrit14. En envoyant son traité à Stuart Mill, il espère qu’au-delà des anciens souvenirs mathématiques le philosophe anglais y trouvera un réel intérêt dans le sentiment de l’unité de composition, infiniment rare dans les ouvrages scientifiques, par suite du régime dispersif. Il n’hésite pas à comparer son ouvrage au traité de Lagrange : Vous y trouverez le sentiment de l’harmonie élémentaire entre le concret et l’abstrait, qui fait tout le fond essentiel de l’esprit mathématique si rare chez nos géomètres. Il y a aussi des innovations et notamment dans ce qu’il appelle la géométrie comparée, nouvel aspect fondamental de l’ensemble de la géométrie ; qui devait succéder à la géométrie générale constituée depuis Descartes.
Pour cette partie il se réfère à Monge dont il tire la définition exacte des familles de surface auxquelles il consacre toute la seconde partie de son ouvrage. En insistant sur la paternité de Monge, il s’agit pour lui de désarmer autant que possible les basses jalousies mathématiques dont je suis entouré. Mais il pense que tous les bons esprits y reconnaîtront l’influence de sa propre philosophie. En tout cas, écrit-il à Stuart Mill, il escompte de sa publication un succès immédiat. Il sait bien que sa position d’examinateur officiel peut donner l’espoir aux candidats et à leurs maîtres d’y trouver les moyens de réussite aux examens. Mais quelque soit le motif écrit-il, le contact plus spécial, plus intime, plus élémentaire que je contracte désormais à la jeunesse positive rattache cette petite publication à ma grande opération philosophique.
Finalement ce petit ouvrage classique a une grande ambition, comme on peut le voir dans l’avertissement placé au début du traité : il s’agit bien de contribuer à régénérer l’ensemble de l’enseignement mathématique, en commençant par les éléments de la géométrie analytique, comme relative au degré le plus important, le plus difficile et le plus imparfait de l’initiation mathématique (il regrette à ce propos la place exclusive réservée à l’étude des coniques dans l’enseignement classique). Mais surtout, écrit-il dans l’Avertissement, il s’agit d’aider la tendance instinctive de quelques jeunes gens à se dégager suffisamment d’une désastreuse routine scolastique. Il faut, conclut-il, que s’accomplisse l’ascendant d’une nouvelle philosophie générale, émanée de la science elle-même. C’est seulement ainsi que pourra graduellement prévaloir le véritable esprit d’ensemble, sans lequel aucun enseignement ne saurait être convenablement dirigé.
On voit apparaître en filigrane la véritable intention d’Auguste Comte en écrivant ce traité. Comme le signale P. Arbousse- Bastide, il est engagé dans un combat sans merci contre les pédantocrates. Avec sa préface personnelle, il leur a lancé un retentissant défi. La meilleure façon de leur en imposer, c’est de les mettre en face d’un travail proprement didactique et de leur faire saisir tout le prix de la faveur d’une jeunesse qui, en 1840, s’est déjà prononcé pour l’auteur.
Il l’a dit à M. Stuart Mill : Ce travail secondaire concourt indirectement à mon projet fondamental, soit en consolidant ma position personnelle, soit en augmentant mon influence mentale sur la jeunesse positive. D’ailleurs il a pris bien soin de joindre en annexe le programme du cours de calcul différentiel qu’il a professé à l’École polytechnique en 1836, pendant la suppléance qu’il a exercée. Avec sa naïveté coutumière, il pense que sa publication va faciliter sa réélection d’examinateur en mai 1843, malgré l’indigne complot des géomètres de l’Observatoire.
En fait, c’est l’effet inverse qui se produira et ce traité servira de prétexte à ses opposants pour l’éliminer. Auguste Comte avait pris un risque, en parfaite connaissance de cause, car l’usage était que les examinateurs d’admission ne pouvaient faire paraître un ouvrage élémentaire pouvant servir à la préparation de l’examen. L’occasion était trop belle pour ses ennemis. Au Conseil d’instruction qui devait statuer sur sa réélection, l’ouvrage fut critiqué. On y trouva quelques erreurs.
Pour ce qui est de Lamé, membre du Conseil d’instruction et camarade de promotion, nous disposons d’un témoignage décisif, car il écrit une lettre très élogieuse à Auguste Comte sur son traité : Il n’existe certainement aucun autre ouvrage de mathématiques qu’on peut lire aussi couramment et sans faire les calculs indiqués. Je ne saurai vous dire tout le plaisir que m’a causé cette lecture. Vous passez en revue tous les principes de la bonne analyse, et à propos de cas élémentaires, vous savez leur conserver généralité et profondeur. Cette publication doit consolider et étendre l’influence incontestable que vous avez eue sur l’enseignement polytechnicien ; vos vues nouvelles ont transpiré depuis plusieurs années ; elles ont été adoptées, comme toutes les idées réellement utiles et il termine : Je veux le savoir par cœur pour être en état de le défendre envers et contre tous. De la part d’un professeur de physique à l’École polytechnique, de surplus académicien des sciences, c’est un avis de poids ; du reste Lamé sera le principal défenseur de Comte au Conseil d’instruction.
Stuart Mill, qui n’est pas mathématicien mais qui a étudié en profondeur le traité, n’est pas moins dithyrambique : il lui trouve cette sorte de symétrie qui fait d’un traité scientifique parfait, en quelque façon, un ouvrage d’art. C’est pour lui un vrai modèle de ce que sera un jour l’enseignement mathématique, comme moyen d’éducation des facultés spéculatives de l’homme.
Il est finalement bien difficile de trouver des jugements objectifs sur les ouvrages de Comte. Joseph Bertrand, qui reprend à cinquante ans de distance les critiques des ennemis de Comte, certifie que le prétendu chef‑d’œuvre rencontra peu d’admirateurs. Il ajoute qu’au Conseil d’instruction Chasles et Lamé, jugés très bienveillants, d’accord en cela avec Sturm et Liouville qui l’étaient moins (en fait ce sont les principaux opposants), signalent dans son livre d’indiscutables erreurs. Elles y sont encore.
Quant au docteur Audiffrent, dans sa réponse à J. Bertrand, il assure que la publication de la géométrie analytique, ou plutôt de la géométrie générale d’Auguste Comte, fut un événement dans les annales mathématiques.
En tout cas, le traité n’eut pas l’effet positif qu’escomptait Auguste Comte sur le Conseil d’instruction de l’École polytechnique. Il s’en rend vite compte : On m’accuse d’avoir voulu bouleverser l’enseignement actuel et l’on insinue habilement, d’après d’anciens abus commis par d’autres examinateurs, qu’il y a danger à me maintenir l’influence que ma position officielle détermine spontanément en faveur de la propagation naturelle d’une telle régénération.
Ce qui est sûr, c’est que le processus d’exclusion est en marche, de façon irréversible. Il va successivement perdre son poste d’examinateur, puis de répétiteur. Avec toutes les conséquences que l’on imagine sur sa situation matérielle.
L’éviction de Polytechnique, un dénouement prévisible
Dès 1842, après la publication du 6e tome et de sa fameuse préface, suivie du procès contre Bachelier, le processus d’éviction de son poste d’examinateur était en marche, et cela de manière quasi irréversible. À cette éviction devait suivre celle de ses autres fonctions de répétiteur à l’École et de professeur à l’Institution Laville, quelques années plus tard.
Le premier acte se joue en avril et mai 1843, au cours de trois séances successives du Conseil d’instruction de l’École polytechnique. Il faut savoir que ce Conseil qui devait décider de la réélection d’Auguste Comte au poste d’examinateur d’admission, présidé par le général commandant l’École, comportait quatorze membres, dont Sturm et Liouville les “ennemis acharnés ” qui voulaient sa perte. Les procès- verbaux des séances, consultés aux archives de l’École polytechnique, donnent une idée de l’intensité des “débats orageux ”, des atermoiements de la majorité (et d’une belle hypocrisie)…
On le voit déjà dans le procès-verbal du 28 avril, ce qui est d’abord en question, c’est la fameuse préface : Plusieurs membres émettent l’opinion que les termes dont s’est servi ce mathématicien à l’égard du conseil sont trop inconvenants pour qu’il n’en soit pas tenu compte dans la présente circonstance. Et c’est également le Traité de géométrie analytique qui donne de ses connaissances en mathématiques une idée assez désavantageuse pour faire concevoir des doutes sur son aptitude à l’emploi d’examinateur. Finalement, il est décidé de former une commission chargée d’examiner les deux ouvrages ! Cinq membres sont élus : Sturm en fait partie, mais son ami Lamé également. Il y a aussi Coriolis, le directeur des études, assez favorable à Comte, ainsi que Chasles et Leroy.
À la séance du 12 mai, quinze jours plus tard, est lu le rapport de la commission qui décrète à l’unanimité :
1) Que le Traité de géométrie est écrit dans un mauvais style et n’est pas conçu dans le système le plus convenable à l’enseignement ; qu’on y remarque quelques erreurs qui n’annoncent pas chez l’auteur une connaissance assez approfondie de la science analytique ; qu’ainsi cette publication doit être mise au nombre des considérations qui lui sont désavantageuses.
2) Que dans le 6e volume de philosophie positive et notamment dans la préface, M. Comte, en parlant du conseil de l’École et de plusieurs membres de l’Académie, s’est exprimé en termes si inconvenants qu’on ne pourrait reprocher à ce Conseil une trop grande sévérité s’il usait de son droit de ne pas le renommer.
Mais en conclusion, contre toute logique, la majorité des membres de la Commission propose de reconduire M. Comte pour cette année, en attendant un nouvel examen l’année prochaine ! Le procès-verbal fait état d’une longue discussion. Finalement on décide un nouveau report de la décision à une prochaine séance, après avoir fait appel à d’autres candidatures. Auguste Comte expliquera dans une de ses lettres que cette décision est due à l’intervention insolite du métaphysicien Dubois, qui figure là à titre de professeur de composition française, et dont l’éloquence parlementaire a subitement tonné contre l’irrévérence de ma fameuse préface.
La séance du 19 mai, huit jours plus tard, s’ouvre sur le nouveau rapport de la commission qui maintient la proposition qu’elle a faite de réélire M. Comte mais qui présente quatre autres candidatures, et en première ligne M. Catalan, répétiteur adjoint de géométrie descriptive dont plusieurs membres font un éloge très vif.
Les membres favorables à Auguste Comte osent enfin s’exprimer ! Ils citent en faveur de M. Comte, que depuis six ans, il est en possession de l’emploi ; ils déclarent en outre que sa manière d’examiner n’a pas les résultats fâcheux que semblent craindre quelques personnes. En outre ils sont convaincus que les élèves interrogés par lui se maintiennent sous le rapport des mathématiques, aussi bien que les autres dans les rangs qui leur ont été assignés pour l’admission.
On se dit en lisant ce procès-verbal que le Conseil va enfin arriver à poser la bonne question ! Mais une dernière objection est avancée, probablement la plus valable, elle porte sur l’incompatibilité entre les fonctions d’examinateur et celle de professeur dans les pensions et surtout celle qui viendrait de Liouville : il demande qu’on revienne à un véritable caractère annuel de l’élection. Finalement, note le procès- verbal, M. Comte ayant réuni l’unanimité des suffrages est réélu.
Le premier acte est joué. Auguste Comte est rassuré, mais il a bien vu “le piège” comme il l’explique à Stuart Mill. Ses adversaires en effet se sont ralliés à la majorité mais en obtenant qu’à l’avenir les examinateurs soient renouvelés chaque année, pour éviter de mettre les candidats en présence des examinateurs des précédents concours. Cette étrange proposition, écrit Auguste Comte, n’a été que pour m’écarter plus tard et peut-être dès l’an prochain. On l’a colorée de quelques spécieux prétextes de bien public. Aussi prévoit-il une démarche auprès du ministre pour obtenir l’institution à vie de ces fonctions, si l’accès à un autre poste continue à m’être décidément fermé.
Pour l’heure il sait qu’il a un sursis d’un an, et il se réjouit de son succès et surtout de la douce satisfaction des vives et honorables sympathies dans une classe que je me croyais plus généralement hostile. Il sait que le succès est dû au zèle ardent et soutenu de M. Lamé, à M. Coriolis lui-même avec sa haute et scrupuleuse probité et surtout de la noble et constante coopération de M. Poinsot qui n’a pas hésité à intervenir auprès de M. Coriolis.
Cette crise dangereuse l’aura cependant marqué. Dans une longue lettre du 16 mai, il a confié à M. Stuart Mill son angoisse à l’idée de retomber dans une détresse matérielle qui, sans ébranler aucunement mon courage, entraverait longtemps le cours des travaux essentiels qui me restent encore. Et il conclut si je viens à succomber dans la lutte actuelle, on ne devra point douter que je ne sois alors victime de ma propre philosophie puisque ce qu’on poursuivra surtout en moi ce seront les principes inflexibles qui en constituent une partie capitale.
L’été 1843 se passe. Il a fait sa tournée habituelle en province, d’examinateur et c’est le second acte qui va se jouer en 1844, dans une suite d’espoirs, de rebondissements et de déceptions jusqu’à la défaite finale.
L’espoir, c’est d’abord de nouveau la vacance prochaine d’une chaire de professeur d’analyse et de mécanique. Coriolis, le directeur des études, étant décédé, il sera probablement remplacé par Duhamel malgré les ambitieuses menées du petit Liouville écrit Auguste Comte. Dans cette série de mutations, Liouville aurait la place d’examinateur de sortie, c’est seulement alors que “ma chaire ” deviendrait vacante et, dans ce cas je ne sais comment on pourrait aujourd’hui m’y éviter, puisqu’aucune personne, de pâte académique, ne semble jusqu’ici m’y faire sérieusement concurrence. Pendant plusieurs mois, il se raccrochera à cette idée si la chaire de mathématiques devient vacante, tout le monde s’attend à m’y voir arriver. Ce sera enfin sa revanche je pourrais ainsi exercer de près une puissante action directe sur l’élite de notre jeunesse, où je pourrais dès lors installer bien plus profondément l’esprit positif.
Du coup, il s’est mis à composer son discours sur l’École polytechnique, où il veut traiter de la vraie constitution systématique de notre grande école positive, dont la conception fondamentale est, en vérité, restée jusqu’ici vague et confuse. Pour lui, ce discours aura un véritable intérêt philosophique car il s’agit de régénérer une Institution susceptible d’exercer une grande influence à la fois mentale et sociale, sur le grand mouvement organique, non seulement en France mais même dans l’ensemble de notre Occident. Il pense même que ce petit écrit peut maintenant constituer en ma faveur une arme puissante, soit pour l’avenir, soit aussi pour le présent ! Finalement, il se ravise quelques semaines plus tard : il ajourne encore la publication car il serait dangereux de le produire jusqu’à ce que ma position personnelle soit suffisamment abritée contre la pédantocratie polytechnique, qui s’en trouvera naturellement fort choquée.
Une réflexion prudente, fort inhabituelle, mais la petite crise de mutations actuelles semble devoir se prolonger. Coriolis n’est toujours pas remplacé et la chaire de Liouville n’est toujours pas vacante. Il se décide à faire une démarche auprès du maréchal Soult, ministre de la Guerre, qui le reçoit le 25 janvier 1844 et auquel il remet une longue lettre explicative sur sa position précaire. Il demande expressément au ministre de revenir sur les conditions actuelles de nomination des examinateurs et de décider de leur inamovibilité autant nécessaire qu’aux juges. Et il lui révèle la vérité tout entière sur les intentions du Conseil d’instruction afin de satisfaire d’indignes passions privées on cherche à l’écarter parce qu’il a blâmé les tendances de nos corps savants, quant à l’exercice du pouvoir et qu’il a dénoncé la funeste influence d’Arago.
À partir de ce moment, Auguste Comte va faire alliance avec le maréchal Soult, qui n’a pourtant rien d’un républicain ouvert aux idées positivistes, je me trouve d’ailleurs en une sorte de sympathie avec lui, à raison de notre commune manière d’apprécier la pédantocratie polytechnique. Jusqu’au bout, il manifeste une confiance aveugle dans la protection du ministre. Au moment où se décide sa réélection d’examinateur en mai 1844, il écrit encore : Je ne crois pas courir désormais aucun danger, et ma démarche auprès du ministre, il y a trois mois, m’en garantirait d’ailleurs au besoin. Et même quand il apprend le 28 mai par un billet de Duhamel, qu’il ne fait pas partie des trois candidats présentés par le Conseil, il ne se déclare pas battu. Ils ont décidément choisi la guerre, et la guerre à outrance, écrit-il à propos de ses adversaires, ils reconnaîtront bientôt que, sans le désirer nullement, je ne la crains sous aucun rapport. Et il ajoute cette formule, de pur style comtien : Les résistances spontanées au despotisme pédantocratique ont aujourd’hui besoin d’un ralliement systématique.
Il veut encore croire à son succès. Mon cas est tellement évident que je ne désespère pas du succès, même peut-être immédiat écrit-il à Blainville. S’il ne l’obtient pas du ministre, il me resterait d’ailleurs, par un recours à la Chambre, une dernière juridiction officielle, après laquelle j’aurai encore le grand tribunal de l’opinion publique. Il est effectivement de nouveau reçu par le maréchal Soult le 1er juin 1844, à qui il annonce : Mes ennemis sont parvenus à consommer cette année la spoliation qu’ils avaient alors vainement tentée. Le ministre, effectivement, auprès duquel s’emploient des anciens camarades et le général de Tholozé ancien commandant de l’École, demande des explications sur les motifs qui ont déterminé le Conseil à ne pas comprendre M. Comte dans le nombre des candidats qui lui ont été présentés et il l’invite à délibérer sur le point suivant : M. Comte a‑t-il encouru comme examinateur quelque reproche qui le mette dans le cas de ne pas être réélu pour 1844 ?
Le procès-verbal de la réunion du Conseil d’instruction du 27 juin manifeste un certain embarras ; le Conseil reconnaît que les réponses aux questions qui lui sont posées ont besoin d’être méditées ! Il nomme une commission de trois membres (Leroy, Duhamel et Dubois) pour proposer une réponse au ministre. Dans la séance du 1er juillet, le Conseil adopte cette réponse : Personne n’a élevé de doute sur la loyauté et le zèle que M. Comte a toujours montrés dans ses fonctions et que, dans la mutation dont il s’agit, le Conseil n’a en vue que l’intérêt seul des examens et de l’enseignement. Puis le Conseil présente de nouveau comme candidats Wanzel, Catalan et Le Verrier. C’est une fin de non-recevoir au ministre.
Le coup est dur pour Auguste Comte. Faisant le bilan de sa situation à Stuart Mill, le 22 juillet 1844, il fait part de la crise personnelle aussi grave qu’inattendue. Non seulement la chaire qui m’était due ne vaquera pas, mais il perd son poste d’examinateur. Seule consolation à la fois triste et satisfaisante, le ministre a refusé de nommer à ma place, afin que le titre me reste, ainsi que les droits ultérieurs. C’est donc un remplaçant qui assurera les examens cette année. Pour l’heure il se dit rassuré par l’attitude du ministre en blâmant avec énergie la conduite du Conseil envers moi.
Il a même en communication par le général Tholozé la lettre officielle du ministre au général commandant l’École où il dit s’être assuré que M. Comte mérite toute la confiance du gouvernement et fait allusion au déni de justice auquel le ministre ne doit pas s’associer. D’ailleurs il a été informé d’une intervention personnelle de M. Guizot pour le recommander à son collègue. L’avenir est certain, conclut-il dans sa lettre à Stuart Mill, et je gagnerai probablement à cette crise d’obtenir, comme garantie, l’institution à vie de mon office, que notre général va prochainement demander spontanément au nom du service public. D’ailleurs il est prévu que les nominations se feront en novembre pour l’année d’après. Ainsi mon avenir se trouvera probablement consolidé avant la fin de 1844. Dernière illusion avant la fin !
En attendant Auguste Comte perd les six mille francs de traitement qui lui sont nécessaires pour vivre, lui et son épouse, à laquelle il verse une pension. Heureusement pour lui, Stuart Mill, qu’Auguste Comte tenait largement informé de ses mésaventures, lui avait déjà proposé de l’aider l’année précédente. Quelque avenir qui vous soit réservé, toute pensée de détresse matérielle réelle vous est interdite, aussi longtemps que je vivrai et que j’aurai un sou à partager avec vous. Auguste Comte l’avait chaleureusement remercié de l’offre généreuse que vous a suggérée la pénible nécessité passagère où j’ai failli être entraîné récemment et qui peut-être n’est qu’ajournée.
Aussi n’hésite-t-il pas dans sa lettre du 22 juillet, à lui rappeler son offre, le secours immédiat que je vous demande avec franchise consiste d’abord en conseils surtout et peut-être en démarches. Précisément il pense à l’aide que pourraient lui apporter des sympathisants anglais : Les relations récentes que j’ai eues avec M. Grote m’ont fait penser à lui, car je sais que sa fortune est considérable, du moins pour Paris.
La réaction de Stuart Mill est aussi rapide qu’efficace. Quelques jours après il lui répond : M. Grote prend sur lui la moitié de la somme nécessaire. Demain j’espère pouvoir vous dire définitivement d’où viendra l’autre moitié. En tout cas les six mille francs sont assurés. Ce sera sir William Mollsworth qui paiera le complément. M. Grote s’étant opposé à ce qu’on essayât d’y associer d’autres. Il a trouvé plus convenable de ne s’adresser qu’à des esprits complètement émancipés sous le rapport religieux, jugeant que nul autre n’était capable de vous apprécier suffisamment. En tout cas, pour Auguste Comte, le subside anglais, il veut le regarder comme une première manifestation collective d’une adhésion réelle et décisive à la nouvelle philosophie générale, dont les patrons se trouvent ainsi mieux préparés que les coopérateurs.
Pendant ce temps, en cet été 1844, l’École polytechnique vit encore une fois une période troublée, dont le point d’orgue sera une “ émeute ” des élèves et un nouveau licenciement collectif (le troisième depuis le début de l’École) prononcé par le ministre de la Guerre. Pour cette fois Auguste Comte n’a pas soutenu la révolte des élèves qui, excités probablement par quelques brouillons extérieurs, ont refusé formellement de se laisser examiner par Duhamel qui, par décision du Ministre, cumulait les deux fonctions d’examinateur des études et d’examinateur de sortie.
D’ailleurs recevant la veille du licenciement une députation des élèves formellement chargée de me consulter sur la conduite collective qu’ils devaient tenir, je les avais fortement engagés à une soumission pure et simple après les avoir prémunis contre les instigations agitatrices. Car pour lui, la véritable origine spéciale de cette crise est le conflit ouvert entre le maréchal Soult, ministre de la Guerre et les corps constitués que sont le Conseil d’instruction et l’Académie des sciences. Le ministre cherche en effet à diminuer l’influence polytechnique des coteries scientifiques. Pour la nomination du nouveau directeur des études, les coteries régnantes voulaient imposer le jeune géomètre Liouville, mon plus redoutable antagoniste direct et principal auxiliaire de M. Arago, mais le ministre choisit mon ami et ancien camarade Duhamel. Celui-ci devant être remplacé comme examinateur de sortie, le Conseil d’instruction et surtout l’Académie des sciences mettent la plus mauvaise volonté à présenter trois candidats, d’où la décision prise par le ministre dans l’urgence, de demander à Duhamel d’assurer l’examen de sortie. Ce qui provoque la révolte des élèves, suspectant son impartialité générale.
Dans cette lutte de pouvoirs entre le ministre et les “ coteries régnantes ” Auguste Comte croit sa revanche arrivée : le ministre décide en effet d’ôter enfin au Conseil d’instruction les diverses nominations dont il était investi pour les transférer à une assemblée beaucoup moins accessible aux coteries scientifiques. Le Conseil de perfectionnement qui en est chargé est composé en effet pour moitié de scientifiques et pour moitié d’administrateurs représentant les grands services publics (28 membres).
Mais le 21 novembre 1844, le commandant en second refroidit quelque peu son enthousiasme : Il ne faut pas vous dissimuler, lui écrit-il, qu’il y a au conseil de perfectionnement sept membres du Conseil d’instruction qui vous a fait une si terrible guerre. Néanmoins je compte sur le succès. Malheureusement, à la réunion du 17 décembre, il est exclu par dix voix contre neuf. Duhamel lui écrit le soir même : Tu n’es pas présenté par le Conseil, malgré mes efforts et ceux de MM. Poinsot, Vaillant et Lamé.
Pour la troisième fois, Auguste Comte va demander l’intervention du ministre, en faisant appel à sa justice protectrice. Il conteste ce dernier vote, imprévu pour tout le monde, à la majorité d’une seule voix, sans être entendu. Il lui demande de supprimer désormais tout droit de présentation aux fonctions d’examinateur d’admission, dès lors directement conférées par le ministre seul et de n’accorder à des corporations spéciales, surtout scientifiques, qu’une influence purement consultative, vu leur défaut inévitable de toute vraie responsabilité personnelle, qui s’y perd confusément sous une vague responsabilité collective, presque toujours illusoire. D’ailleurs écrit-il à Stuart Mill, le vote est dû à l’absence notable d’une partie du Conseil, dont plusieurs se sont volontairement abstenus, pour ne pas déplaire à mon puissant antagoniste. La dernière entrevue avec le ministre, le 20 décembre, ne lui laisse plus aucune illusion. J’ai lieu de croire que cette vigueur est presque épuisée, par l’effort qu’a exigé de lui la nouvelle organisation, dont il s’attendait peu à constater sitôt l’insuffisance. Je l’ai trouvé dominé par un dégoût et une lassitude fort excusables pour tout ce qui concerne cette lutte polytechnique.
C’est la défaite. Il lui faut maintenant reprendre l’enseignement privé, première ressource qui se présente à moi. Mais, disent ses contemporains, Auguste Comte ne sera plus le même homme. Il sera exclu du corps enseignant de l’École en 1852, par un vote du Conseil de perfectionnement, qui élit au poste de répétiteur, occupé par lui depuis vingt ans, un jeune homme de vingt-six ans insensible aux droits et mérites de son ancien maître, un certain Joseph Bertrand.
C’est ce Joseph Bertrand, justement, qui cinquante ans après, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences va rouvrir le “ procès ” de l’Académie des sciences. Était-il juste d’écarter Auguste Comte ? Qu’est-ce qui a pu justifier une telle attitude ? Il faut en effet avoir des raisons sérieuses pour traiter ainsi un homme de la valeur d’Auguste Comte. Non seulement on lui a refusé par quatre fois la chaire de professeur d’analyse et de mécanique, mais on lui enlève, apparemment sans raison, son poste d’examinateur qui était son principal moyen d’existence.
Pourquoi cette exclusion ?
Les vraies raisons d’un désastre
Finalement comment peut-on expliquer les échecs successifs d’Auguste Comte puis cette exclusion, on pourrait dire ce rejet du corps professoral de l’École polytechnique, avec les conséquences dramatiques que l’on sait ? Ses compétences en mathématiques étaient-elles vraiment insuffisantes comme le prétendaient officiellement le Conseil de polytechnique et l’Académie des sciences ? ou n’estce pas plutôt sa philosophie qui faisait peur aux savants, comme l’affirmait Auguste Comte ?
Curieusement c’est en 1896, cinquante ans après son exclusion, que la polémique rejaillit et c’est le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences qui la relance en publiant deux articles dans la Revue des Savants et la Revue des Deux Mondes sous le titre “ Souvenirs académiques ”, où il justifie sans hésitation la position des autorités académiques de l’époque. Ces articles ont d’autant plus de portée, près de vingt ans après la mort d’Auguste Comte, que leur auteur, Joseph Bertrand, a bien connu Auguste Comte : il était élève à Polytechnique en 1840, il a même fait partie de la délégation des élèves qui soutenaient sa candidature à la chaire de mathématiques ; c’est lui aussi qui lui succéda comme examinateur d’admission en 1848. En outre il est le propre neveu de Duhamel, dont il cite abondamment les confidences. Non seulement il se comporte en témoin vivant de cette époque, mais avec toute la légitimité que lui donne sa fonction à l’Académie des sciences, en héritier d’Arago en quelque sorte.
Pour Joseph Bertrand il n’y a aucun doute : Auguste Comte n’était pas qualifié pour occuper la chaire d’analyse et de mécanique à Polytechnique.
Il vivait sur ses acquis de sa formation scolaire, toute brillante qu’elle fût, mais n’avait pas atteint le niveau des grands mathématiciens de l’époque. Il rappelle à ce sujet l’épisode de la suppléance de Navier en 1837, avant la nomination de Duhamel qui obtint la chaire. Dès sa première leçon, Duhamel fut amené à contredire un des principes enseignés par Comte, qui acceptait les séries divergentes. C’était une hérésie ; il faut pour s’y tromper, ne pas avoir étudié la question. Comte, qui depuis sa sortie de l’École, avait enseigné les mathématiques sans les étudier de nouveau, remplaçait la discussion des questions difficiles par des méditations vagues et des considérations générales. Duhamel affirmait et démontrait. Les élèves se divisèrent. On était pour ou contre les “ divergentes ”. Les bons élèves comprenaient Duhamel ; la majorité tenait pour Comte. Le souvenir de ce petit scandale n’a pas été sans influence sur l’accueil fait plus tard aux candidatures dans lesquelles Comte alléguait le souvenir des “mémorables leçons ” de 1836.
Se mettant à la place des membres du Conseil d’instruction de l’époque, Joseph Bertrand se réfère au 1er volume consacré aux mathématiques du Cours de philosophie positive allégué comme titre scientifique capital d’Auguste Comte, il y trouve un certain nombre d’erreurs “impardonnables” : il n’énonce pas correctement le principe fondamental des vitesses virtuelles ; il confond quantité de mouvement et forces vives quand il écrit la quantité de mouvement d’un corps détermine la percussion proprement dite, ainsi que la pression qu’il peut exercer contre un obstacle opposé à son mouvement, il n’a pas compris le célèbre principe de d’Alembert qu’il assimile à la loi de Newton sur l’égalité de la réaction à l’action. Il énonce faussement le théorème de la conservation des forces vives en disant : La somme des forces vives reste constamment la même dans un temps donné, quelques altérations qui puissent survenir et en oubliant l’autre terme de la somme : Ce que nous nommons aujourd’hui énergie potentielle, mais qui, sous un autre nom était parfaitement connu, et depuis longtemps, quand il a écrit son livre. Plus loin, il ignore la théorie des machines quand il dit : Il y a simplement échange de force vive entre la masse du moteur et celle du corps à mouvoir, ce qui semble exclure les machines mues par une chute d’eau ou les machines à vapeur, etc.
Bref, conclut-il, Comte, si on l’eût nommé, aurait appris la mécanique dont il n’avait jusque-là étudié que la philosophie : de chaleureux applaudissements auraient salué le début et la fin de chacune des leçons ; on baillait à celles de Sturm, et cependant il vaut mieux, pour l’honneur de l’École et le maintien de ses traditions, qu’elle ait inscrit son illustre nom sur la listes des maîtres, à la suite de celui d’Ampère, qui n’était pas non plus un brillant professeur. Et ce n’est pas le Traité de géométrie analytique, publié quelques années plus tard, qui pouvait faire changer d’avis le corps des savants. Le “ chef‑d’œuvre ” que pensait avoir écrit Auguste Comte “ rencontre peu d’admirateurs ”. D’ailleurs il comportait, lui aussi, “d’indiscutables erreurs ”.
L’article de Joseph Bertrand provoqua une réponse indignée du docteur Audiffrent, ancien élève de l’École polytechnique lui aussi, et confident du philosophe. Il eut le renfort d’un ingénieur chilien, Luis Lagarrigue, dont il publia en annexe sa lettre intitulée examen des sept erreurs mathématiques reprochées à Auguste Comte par M. J. Bertrand. Un autre livre parut au Brésil au même moment, intitulé Le positivisme et la pédantocratie algébrique : les prétendues erreurs mathématiques d’Auguste Comte signalées par Joseph Bertrand.
Tout secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences qu’il soit, Joseph Bertrand reçoit une volée de bois vert : digne successeur des géomètres bornés il n’a pas fait l’effort de lire vraiment les écrits d’Auguste Comte ; il n’en a même pas compris la démarche intellectuelle.
Par exemple, au sujet des séries divergentes, Comte a pris bien soin de distinguer l’aspect algébrique et l’aspect numérique. Je crois pouvoir donner nettement une juste idée de cette division en disant que l’algèbre est le calcul des fonctions et l’arithmétique le calcul des valeurs. Plus tard, il a précisé : Les conditions de convergences qui deviennent indispensables à l’usage numérique des séries quelconques, quoiqu’elles ne doivent aucunement affecter leur office algébrique, envers lequel les motives de convergence et divergence restent toujours dépourvues de sens. Bref, Auguste Comte acceptait les séries divergentes, au point de vue algébrique, c’est-à-dire au point de vue du calcul des relations, comme il acceptait les symboles imaginaires et les quantités négatives.
N’est-ce pas lumineux ?
De même, pour chacune des sept prétendues erreurs, Luis Lagarrigue montre la “ méprise ” de J. Bertrand, vous parlez comme un journaliste morcelant la pensée pour trouver l’erreur, lui écrit-il, au sujet du principe des vitesses virtuelles ; pour Comte il ne s’agit pas de faire d’énonciations didactiques des principes, mais de montrer l’enchaînement et la valeur philosophique des conceptions scientifiques. Plus loin, citant Carnot au sujet de la quantité de mouvement et de la force de percussion, il ajoute : Vous prenez la philosophie positive, non seulement pour un traité de mécanique rationnelle, mais pour un traité de mécanique industrielle. Plus loin, sur le principe de d’Alembert : Est-ce que vous vous croyez capable, Monsieur, de suivre Auguste Comte dans des vues philosophiques ? Mais vous oubliez donc que votre philosophie ne s’étend pas plus loin que le verbiage algébrique !
Cette querelle mathématique est très illustrative de ce qui a pu se passer à l’époque : un véritable dialogue de sourds entre Auguste Comte et les savants géomètres ; ils ne sont pas sur la même planète ! Du moins, ils ne parlent pas la même langue. Pour Auguste Comte, Sturm a beau avoir inventé un théorème, il n’a pas fait avancer d’un pouce la démarche de la pensée. Et pour les savants du Conseil d’instruction, Auguste Comte est trop philosophe pour faire un professeur de mathématique sérieux.
Cela n’explique pas, avoue J. Bertrand, pourquoi Auguste Comte fut exclu de son poste d’examinateur, lui qui était cité en modèle de sagacité et de finesse et dont on disait à l’époque qu’on avait rencontré l’examinateur sans défaut. Pour lui, l’attitude du Conseil d’instruction s’explique par le comportement insupportable du philosophe : Au début de la crise, expliquet- il, personne ne songeait à discuter sa position, on tolérait ses imperfections, et l’on fermait les yeux sur les griefs… si Comte n’avait pas publié la préface du 6e volume de son cours, dans laquelle il insulte le Conseil d’instruction, sa situation n’aurait pas été menacée. Il a été lui-même témoin de la réaction d’Arago, mis en cause personnellement dans cette préface et qui n’avait pas la réputation d’être “ endurant ”. Pour ce qui est des fonctions d’examinateur, Joseph Bertrand affirme que plusieurs membres du Conseil ont fait allusion à sa crise d’aliénation mentale en 1828 au cours de laquelle il avait été enfermé plusieurs mois dans une maison de santé. Était-il prudent, ajoute J. Bertrand, de lui confier plus longtemps les fonctions d’examinateur, lorsque l’exaltation dans laquelle on le voyait aurait pu donner des craintes sur l’équilibre d’un esprit plus solide ?
Inacceptable ! répond le docteur Audiffrent à J. Bertrand. C’est une véritable persécution qui s’est acharnée sur Auguste Comte : Le réduire par la faim, lorsque la conspiration du silence n’avait pu le mâter, tel fut le mot d’ordre donné. Les géomètres se sont ligués contre lui et l’ont sacrifié. Tout l’entourage d’Arago, les Mathieu, les Liouville avaient épousé les haines de l’astronome et juré sa perte. Et Audiffrent conclut ce sera une éternelle honte pour l’École polytechnique d’avoir exclu de son sein un homme de la valeur d’Auguste Comte.
Ce que ne dit pas Audiffrent, c’est que le comportement “ provocateur ” de Comte n’a rien arrangé : il a donné prise à la critique de ses ennemis, il a obéré la défense que pouvaient assurer ses amis. Est-ce de la maladresse, du manque de diplomatie, ou plutôt un immense orgueil, qui lui fait croire en son bon droit et en son immense valeur, jusqu’à penser que l’opinion publique française et européenne protestera en sa faveur ? N’y a‑t-il pas même, comme l’assure Sernin, un comportement quasi “ suicidaire ” qui le pousserait à souhaiter l’échec pour mieux faire voir la perversité de ses ennemis. C’est Caroline, son épouse, la personne qui l’a le mieux connu, qui le lui dit, dans une lettre émouvante le 18 novembre 1843 : J’aurais l’air fort ridicule si je disais qu’à cette époque j’avais prévu tout ce qui est arrivé, mais déjà il était clair pour moi que les ménagements n’étaient pas dans votre nature, que vous étiez homme à tout dire et à votre manière sauve qui peut. Je vous ai pris pourtant, pourquoi, parce que vous étiez incorruptible et qu’à notre époque cela n’est pas commun et sous ce rapport, il n’y avait pas beaucoup de maris pour moi.
Il reste une dernière question sur les causes de l’exclusion : elle est de savoir si ce ne sont pas surtout les idées philosophiques qui auraient fait peur au Conseil d’instruction, comme à l’Académie des sciences. Sur ce terrain des théories philosophiques, l’un comme d’autre ne se sont jamais aventurés ; aucun argument ni critique n’ont été avancés, ce qui aurait tellement fait plaisir à Auguste Comte. Il est fort probable que, pour un certain nombre de membres du Conseil, cette peur ait joué un rôle non négligeable, comme l’avoue Coriolis, directeur des études de l’époque, dans une lettre à l’une de ses parentes, datée du 31 août 1842.
Une lettre d’autant plus révélatrice que Coriolis a toujours manifesté une attitude positive vis-à-vis d’Auguste Comte : M. Comte est un homme érudit, c’est un très honnête homme qui mérite considération. Il est vrai qu’il a fait un gros Traité de philosophie positive en 6 volumes, où il se montre un peu matérialiste ou antireligieux, mais il est du petit nombre d’hommes chez qui il faut attribuer cela à une fausse direction donnée aux études ou aux méditations et non à aucune dépravation. Je me sens toujours une certaine sympathie pour les hommes consciencieux, honnêtes et qui ne transigent pas avec leurs devoirs et disent volontiers tout ce qu’ils pensent, au risque de déplaire. Cela se trouve chez M. Comte. Il m’a donc fallu la conviction qu’il fallait à l’École une plus grande célébrité mathématique pour le repousser comme professeur. Sa philosophie a aussi un côté dangereux pour les jeunes gens et il ne convenait guère de le mettre dans une chaire à notre École.
Ce qu’exprime Coriolis avec modération et sympathie, beaucoup d’autres membres ont dû le penser fortement. Face aux ennemis déclarés Sturm et Liouville les indécis n’ont pas résisté. À vrai dire, Auguste Comte dérangeait. Il dérangeait beaucoup plus que les utopistes ou les socialistes. Installé au coeur de la science, avançant comme un rouleau compresseur, nul ne savait où il allait s’arrêter.
Et effectivement, rien ne l’arrête dans sa course. Au moment même de son exclusion, il fait paraître, en préface de son cours d’astronomie, son discours sur l’esprit positif. Beaucoup pensent cependant, tel Littré ou Stuart Mill, qu’il a atteint son apogée. Le Cours de philosophie positive est bien son chef‑d’œuvre.
*
Extrait du Testament d’Auguste Comte, achevé la veille de Noël 1855, confié à treize de ses disciples :
Je recommande que mon cortège funèbre soit préservé de tout concours, individuel ou collectif, émané de mon indigne épouse ou de l’École polytechnique.