Éloge de la focalisation

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°628 Octobre 2007
Par Philippe COMPAGNION (84)

Dans les années 1950, Clare W. Graves, pro­fes­seur de psy­cho­lo­gie à New York, a éla­bo­ré la théo­rie dite Spi­rale de l’É­vo­lu­tion qui, entre autres apports, décrit l’his­toire humaine comme une suc­ces­sion de périodes où la pen­sée domi­nante oscille suc­ces­si­ve­ment entre un pôle pri­vi­lé­giant « l’in­di­vi­duel » et un pôle pri­vi­lé­giant le « col­lec­tif ». Ce mou­ve­ment de pen­dule devient moins mar­qué dans les périodes récentes, les deux pôles étant comme appe­lés à ne faire qu’un au sein d’une sorte de civi­li­sa­tion de l’interdépendance.

Bien enten­du, cette théo­rie dépasse consi­dé­ra­ble­ment le monde de l’en­tre­prise. Il est néan­moins sou­vent ins­truc­tif de s’at­ta­cher à com­prendre dans quelle mesure peuvent se faire écho les évo­lu­tions en matière de déve­lop­pe­ment des indi­vi­dus et celles en matière de déve­lop­pe­ment des organisations.

Pre­nons par exemple un mou­ve­ment somme toute récent dans le monde éco­no­mique : le bou­le­ver­se­ment des filières éco­no­miques tra­di­tion­nelles. Favo­ri­sé au démar­rage par l’a­bais­se­ment des coûts de tran­sac­tion au sens large, le mou­ve­ment de décons­truc­tion de la chaîne de valeur de bon nombre de sec­teurs ne cesse de s’é­tendre : accrois­se­ment des capa­ci­tés de dés­in­ter­mé­dia­tion et faci­li­tés de mise en œuvre de par­te­na­riats, éco­no­mies de concen­tra­tion ou réduc­tion des coûts de struc­ture liés à l’hy­per­spé­cia­li­sa­tion, dés­équi­libres mon­diaux des coûts des fac­teurs et inéga­li­tés des res­sources tan­gibles ou intan­gibles, toutes ces rai­sons ont entraî­né la nais­sance ou la spé­cia­li­sa­tion d’ac­teurs sur des étapes de valeur ajou­tée limi­tée. Ils ont alors déclen­ché une sorte de réac­tion en chaîne au sein de laquelle chaque entre­prise est conduite à redé­fi­nir sa « vraie place » sur le mar­ché, celle sur laquelle elle se dif­fé­ren­cie et crée de la valeur. Tout exer­cice stra­té­gique ou presque se doit donc désor­mais d’a­bor­der les thèmes de :

  1. recen­trage sur les core com­pe­ten­cies et sur une vraie « rai­son d’être »,
  2. consti­tu­tion d’un éco­sys­tème performant,
  3. déve­lop­pe­ment d’une noto­rié­té (une brand) maxi­male dans l’u­ni­vers de référence.

On a décou­vert ou redé­cou­vert les ver­tus de la foca­li­sa­tion, pour le plus grand plai­sir du monde finan­cier qui peut d’au­tant mieux exer­cer sa fonc­tion d’arbitrage.

Au niveau indi­vi­duel, un mou­ve­ment simi­laire est en marche, même s’il est moins per­cep­tible et en tout cas moins per­çu. À la lec­ture de quelques best-sel­lers des dix ou vingt der­nières années, il est en effet ten­tant de faire le paral­lèle entre ce qui est désor­mais décrit comme les condi­tions du suc­cès indi­vi­duel et les axes stra­té­giques des entreprises.

Recentrage sur les « core competencies » et sur une vraie « raison d’être »

Fort d’un tra­vail d’une éten­due et d’une durée sans égale, l’Ins­ti­tut Gal­lup a mon­tré que :

 chaque indi­vi­du pos­sède quelques talents domi­nants (sur une liste de 34 talents « géné­riques »), acquis entre 0 et 20 ans envi­ron, dont la com­bi­nai­son le rend qua­si unique (il existe plus de 33 mil­lions de com­bi­nai­sons de 5 talents sur une liste de 34) ;
 les talents sont les seuls domaines dans les­quels un indi­vi­du peut envi­sa­ger deve­nir excellent ;
 les indi­vi­dus qui bâtissent leur car­rière sur leurs talents ont plus de suc­cès que les autres.

De son côté, Ste­phen Covey insiste sur l’im­por­tance de défi­nir son « énon­cé de mis­sion per­son­nel », source d’as­su­rance, d’au­to­dé­ter­mi­na­tion, de sagesse et d’éner­gie. « Savoir dès le départ où l’on veut aller » donne le pou­voir d’a­gir plus efficacement.

Ain­si, com­prendre ses forces qua­si natu­relles et déci­der de s’ap­puyer sur elles pour avan­cer vers où l’on sait qu’on veut aller, telle est la pre­mière condi­tion d’un par­cours efficace.

Constitution d’un écosystème performant

Corol­laire logique du point pré­cé­dent, les indi­vi­dus qui connaissent leurs talents et leur « mis­sion » savent qu’il leur fau­dra des alliés pour avan­cer : plu­tôt que de tra­vailler leurs points faibles, ils recherchent ceux pour les­quels ces points sont au cœur de leurs talents afin de consti­tuer des équipes ou des asso­cia­tions per­for­mantes. Savoir atti­rer, « recru­ter » et fidé­li­ser les meilleurs autour de soi, bref prendre de très « bonnes déci­sions en matière d’in­di­vi­dus » consti­tue assu­ré­ment un cri­tère clé pour la réus­site d’une carrière.

Développement d’une notoriété (une brand) maximale dans l’univers de référence

Armé de cette connais­sance et défi­ni­tion pré­cise de soi, de son uni­vers et de son objec­tif, un indi­vi­du peut alors com­mu­ni­quer clai­re­ment sa dif­fé­ren­cia­tion et ain­si bâtir son entre­prise « moi.com ».

Cer­tains envi­ron­ne­ments ont depuis long­temps com­pris cette prime à l’ex­cel­lence, à la spé­cia­li­sa­tion et à la qua­li­té de l’é­co­sys­tème, qu’il s’a­gisse des arts, de la recherche ou du sport par exemple : vien­drait-il à l’es­prit d’un goal de vou­loir deve­nir avant-centre ? vien­drait-il à l’es­prit d’un cher­cheur de vou­loir tra­vailler avec des gens médiocres dans les domaines connexes de son sujet de recherche ? Il n’est pas éton­nant que ce soit donc dans ces sec­teurs que la valeur des indi­vi­dus atteigne des dif­fé­rences de niveau aus­si éle­vées : ces mondes ont com­pris à quel point un « excellent » avait plus de valeur qu’un « très bon » et ont bar­ré la route à ceux qui n’é­taient que « bons », leur signi­fiant ain­si qu’ils devaient trou­ver ailleurs la voie de leur propre excel­lence. Ces dif­fé­rences ne sont rien moins que le reflet des écarts de valo­ri­sa­tions qui peuvent exis­ter en Bourse entre les stars de leur caté­go­rie et les autres.

Bon nombre de cadres supé­rieurs rai­sonnent pour­tant encore en « col­lec­tion­neurs de com­pé­tences » et se pré­sentent aux entre­tiens de recru­te­ment avec la volon­té de démon­trer la diver­si­té de leurs savoir-faire, van­tant la lar­geur du spectre des rôles qu’ils pensent pou­voir occu­per avec brio. Ils ne se rendent pas compte qu’il en va des com­pé­tences comme de la confi­ture : plus on cherche à les éta­ler, moins la couche est épaisse ! Et c’est pré­ci­sé­ment, pour une com­pé­tence recher­chée don­née, la « hau­teur de la couche » qui fait tout l’in­té­rêt d’un can­di­dat. Le mana­ger « cou­teau suisse » se vend fina­le­ment assez mal de nos jours.

Les mêmes cadres supé­rieurs, y com­pris de grands diri­geants, oublient pour­tant de consti­tuer leur réseau per­son­nel, celui qui sera à la fois une source de renou­vel­le­ment, un sup­port effi­cace dans les moments impor­tants, et avant tout un mer­veilleux « faire-valoir ». Ils ne jugent l’in­té­rêt de leur réseau qu’à l’aune du sta­tut qu’il semble pro­cu­rer et à sa capa­ci­té à ouvrir des portes mêmes si elles ne sont pas les portes dont ils auront besoin. En outre, com­bien de mana­gers se font recom­man­der par d’autres dont la qua­li­té n’est pas davan­tage recon­nue que la leur !

En syn­thèse, ils dif­fusent d’eux-mêmes une image floue et « sans aspé­ri­té ». Ils comptent davan­tage sur les cir­cons­tances pour leur appor­ter la grande oppor­tu­ni­té de leur car­rière plu­tôt que de com­mu­ni­quer leur dif­fé­ren­cia­tion, leurs objec­tifs et leurs attentes afin d’être sélec­tion­nés le moment venu.

Ces cadres consi­dèrent que le monde « clas­sique de l’en­tre­prise » est régi par d’autres méca­nismes que ceux qui pré­valent dans l’art, la recherche ou le sport. C’est faux. Ces der­niers domaines sont sim­ple­ment plus expo­sés que les autres, comme les socié­tés high-tech ont à un moment don­né été plus expo­sées sur le mar­ché que celles qui pro­dui­saient par exemple de l’a­cier ou des bou­gies. Or cela n’a pas empê­ché cer­taines socié­tés de ces der­niers sec­teurs de « sur­per­for­mer » le mar­ché glo­bal sur de longues périodes de temps. Les mêmes constats s’im­posent à pro­pos des indi­vi­dus : cer­tains types de poste ne sont pas par­ti­cu­liè­re­ment expo­sés et cela n’empêche pas de brillantes car­rières dans ces filières.

Foca­li­sa­tion, déter­mi­na­tion, asso­cia­tion, com­mu­ni­ca­tion… voi­là ain­si les maîtres mots de la valeur pro­fes­sion­nelle indi­vi­duelle et sans doute aus­si, bien au-delà encore de ce seul but, voi­là la clé du « bon­heur » pro­fes­sion­nel. Car, « cerise sur le gâteau », c’est en uti­li­sant ses talents et en tra­vaillant en lien avec son énon­cé de mis­sion que l’on trouve les plus grandes satis­fac­tions, la plus grande éner­gie et le moins d’en­nui. Le bon­heur quoi !

De fait, les gens ne sont pas heu­reux dans leur tra­vail parce qu’ils ont du suc­cès. C’est même le contraire. Ils ont du suc­cès parce qu’ils sont heu­reux dans leur tra­vail. Plai­sir et per­for­mance au tra­vail ne font qu’un et reposent sur ces condi­tions de suc­cès que sont le recen­trage et la consti­tu­tion de l’écosystème.

Ce constat appelle à une trans­for­ma­tion plus pro­fonde qu’il n’y paraît des pro­ces­sus humains au sens large dans le monde pro­fes­sion­nel. Les métho­do­lo­gies de recru­te­ment par exemple ont évo­lué et évo­luent encore : de l’a­na­lyse des diplômes et des réa­li­sa­tions pro­fes­sion­nelles (Qu’a­vez-vous fait ?), nous sommes pas­sés à la com­pré­hen­sion des com­pé­tences mises en œuvre pour par­ve­nir à ces résul­tats (Com­ment l’a­vez-vous fait ?) et à la déter­mi­na­tion de leur « por­ta­bi­li­té » à d’autres envi­ron­ne­ments. Les cri­tères de juge­ment se sont dépla­cés du QI et de l’ex­pé­rience vers des apti­tudes davan­tage com­por­te­men­tales et émo­tion­nelles. Nous pour­sui­vons aujourd’­hui ce mou­ve­ment avec une plus grande prise en compte des talents (Sur quoi vous êtes-vous fon­da­men­ta­le­ment appuyé pour le faire ?) et des moti­va­tions (Qu’al­lez-vous faire de ce que vous avez fait ?) pour ten­ter de révé­ler au maxi­mum le poten­tiel des per­sonnes que nous rencontrons.

Plus géné­ra­le­ment, le mana­ge­ment des talents doit chan­ger fon­da­men­ta­le­ment et débor­der lar­ge­ment le cadre de la seule ges­tion des « hauts poten­tiels ». De manière géné­rale, il s’agit :

 de ne plus cher­cher à faire évo­luer les col­la­bo­ra­teurs en leur deman­dant de tra­vailler leurs points faibles (mais en maxi­mi­sant l’u­ti­li­sa­tion de leurs talents au sein d’é­quipes et de réseaux infor­mels com­plé­men­taires) ou de ne le faire que si cela sert un objec­tif cohé­rent avec leur « énon­cé de mis­sion personnel »,
 de gérer les par­cours de car­rière en fonc­tion des besoins et poten­tiels d’é­vo­lu­tion des per­sonnes (et non plus en fonc­tion des besoins de l’en­tre­prise) et loin de toute obses­sion de pro­gres­sion hié­rar­chique (rares sont les vir­tuoses qui deviennent chefs d’orchestre !).

Le pos­tu­lat de prin­cipe est simple : maxi­mi­ser la per­for­mance de l’en­tre­prise ne consiste qu’à faire en sorte que ses col­la­bo­ra­teurs uti­lisent chaque jour davan­tage leurs talents, pour leur plus grand plai­sir. La réa­li­té est bien dif­fé­rente : en dépit des grandes décla­ra­tions de beau­coup d’en­tre­prises, plus de 80 % des cadres font comme pre­mier reproche à leur entre­prise de ne pas assez consi­dé­rer et déve­lop­per les talents.

Le che­min est donc encore long ! Mais l’ob­jec­tif en vaut la peine : les « pôles » « col­la­bo­ra­teur-indi­vi­du » et « entre­prise-col­lec­tif » se seront alors rejoints au sein de ce que cer­tains res­pon­sables du déve­lop­pe­ment durable appellent l’é­thique de l’interdépendance…

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