Éloge de la focalisation
Dans les années 1950, Clare W. Graves, professeur de psychologie à New York, a élaboré la théorie dite Spirale de l’Évolution qui, entre autres apports, décrit l’histoire humaine comme une succession de périodes où la pensée dominante oscille successivement entre un pôle privilégiant « l’individuel » et un pôle privilégiant le « collectif ». Ce mouvement de pendule devient moins marqué dans les périodes récentes, les deux pôles étant comme appelés à ne faire qu’un au sein d’une sorte de civilisation de l’interdépendance.
Bien entendu, cette théorie dépasse considérablement le monde de l’entreprise. Il est néanmoins souvent instructif de s’attacher à comprendre dans quelle mesure peuvent se faire écho les évolutions en matière de développement des individus et celles en matière de développement des organisations.
Prenons par exemple un mouvement somme toute récent dans le monde économique : le bouleversement des filières économiques traditionnelles. Favorisé au démarrage par l’abaissement des coûts de transaction au sens large, le mouvement de déconstruction de la chaîne de valeur de bon nombre de secteurs ne cesse de s’étendre : accroissement des capacités de désintermédiation et facilités de mise en œuvre de partenariats, économies de concentration ou réduction des coûts de structure liés à l’hyperspécialisation, déséquilibres mondiaux des coûts des facteurs et inégalités des ressources tangibles ou intangibles, toutes ces raisons ont entraîné la naissance ou la spécialisation d’acteurs sur des étapes de valeur ajoutée limitée. Ils ont alors déclenché une sorte de réaction en chaîne au sein de laquelle chaque entreprise est conduite à redéfinir sa « vraie place » sur le marché, celle sur laquelle elle se différencie et crée de la valeur. Tout exercice stratégique ou presque se doit donc désormais d’aborder les thèmes de :
- recentrage sur les core competencies et sur une vraie « raison d’être »,
- constitution d’un écosystème performant,
- développement d’une notoriété (une brand) maximale dans l’univers de référence.
On a découvert ou redécouvert les vertus de la focalisation, pour le plus grand plaisir du monde financier qui peut d’autant mieux exercer sa fonction d’arbitrage.
Au niveau individuel, un mouvement similaire est en marche, même s’il est moins perceptible et en tout cas moins perçu. À la lecture de quelques best-sellers des dix ou vingt dernières années, il est en effet tentant de faire le parallèle entre ce qui est désormais décrit comme les conditions du succès individuel et les axes stratégiques des entreprises.
Recentrage sur les « core competencies » et sur une vraie « raison d’être »
Fort d’un travail d’une étendue et d’une durée sans égale, l’Institut Gallup a montré que :
• chaque individu possède quelques talents dominants (sur une liste de 34 talents « génériques »), acquis entre 0 et 20 ans environ, dont la combinaison le rend quasi unique (il existe plus de 33 millions de combinaisons de 5 talents sur une liste de 34) ;
• les talents sont les seuls domaines dans lesquels un individu peut envisager devenir excellent ;
• les individus qui bâtissent leur carrière sur leurs talents ont plus de succès que les autres.
De son côté, Stephen Covey insiste sur l’importance de définir son « énoncé de mission personnel », source d’assurance, d’autodétermination, de sagesse et d’énergie. « Savoir dès le départ où l’on veut aller » donne le pouvoir d’agir plus efficacement.
Ainsi, comprendre ses forces quasi naturelles et décider de s’appuyer sur elles pour avancer vers où l’on sait qu’on veut aller, telle est la première condition d’un parcours efficace.
Constitution d’un écosystème performant
Corollaire logique du point précédent, les individus qui connaissent leurs talents et leur « mission » savent qu’il leur faudra des alliés pour avancer : plutôt que de travailler leurs points faibles, ils recherchent ceux pour lesquels ces points sont au cœur de leurs talents afin de constituer des équipes ou des associations performantes. Savoir attirer, « recruter » et fidéliser les meilleurs autour de soi, bref prendre de très « bonnes décisions en matière d’individus » constitue assurément un critère clé pour la réussite d’une carrière.
Développement d’une notoriété (une brand) maximale dans l’univers de référence
Armé de cette connaissance et définition précise de soi, de son univers et de son objectif, un individu peut alors communiquer clairement sa différenciation et ainsi bâtir son entreprise « moi.com ».
Certains environnements ont depuis longtemps compris cette prime à l’excellence, à la spécialisation et à la qualité de l’écosystème, qu’il s’agisse des arts, de la recherche ou du sport par exemple : viendrait-il à l’esprit d’un goal de vouloir devenir avant-centre ? viendrait-il à l’esprit d’un chercheur de vouloir travailler avec des gens médiocres dans les domaines connexes de son sujet de recherche ? Il n’est pas étonnant que ce soit donc dans ces secteurs que la valeur des individus atteigne des différences de niveau aussi élevées : ces mondes ont compris à quel point un « excellent » avait plus de valeur qu’un « très bon » et ont barré la route à ceux qui n’étaient que « bons », leur signifiant ainsi qu’ils devaient trouver ailleurs la voie de leur propre excellence. Ces différences ne sont rien moins que le reflet des écarts de valorisations qui peuvent exister en Bourse entre les stars de leur catégorie et les autres.
Bon nombre de cadres supérieurs raisonnent pourtant encore en « collectionneurs de compétences » et se présentent aux entretiens de recrutement avec la volonté de démontrer la diversité de leurs savoir-faire, vantant la largeur du spectre des rôles qu’ils pensent pouvoir occuper avec brio. Ils ne se rendent pas compte qu’il en va des compétences comme de la confiture : plus on cherche à les étaler, moins la couche est épaisse ! Et c’est précisément, pour une compétence recherchée donnée, la « hauteur de la couche » qui fait tout l’intérêt d’un candidat. Le manager « couteau suisse » se vend finalement assez mal de nos jours.
Les mêmes cadres supérieurs, y compris de grands dirigeants, oublient pourtant de constituer leur réseau personnel, celui qui sera à la fois une source de renouvellement, un support efficace dans les moments importants, et avant tout un merveilleux « faire-valoir ». Ils ne jugent l’intérêt de leur réseau qu’à l’aune du statut qu’il semble procurer et à sa capacité à ouvrir des portes mêmes si elles ne sont pas les portes dont ils auront besoin. En outre, combien de managers se font recommander par d’autres dont la qualité n’est pas davantage reconnue que la leur !
En synthèse, ils diffusent d’eux-mêmes une image floue et « sans aspérité ». Ils comptent davantage sur les circonstances pour leur apporter la grande opportunité de leur carrière plutôt que de communiquer leur différenciation, leurs objectifs et leurs attentes afin d’être sélectionnés le moment venu.
Ces cadres considèrent que le monde « classique de l’entreprise » est régi par d’autres mécanismes que ceux qui prévalent dans l’art, la recherche ou le sport. C’est faux. Ces derniers domaines sont simplement plus exposés que les autres, comme les sociétés high-tech ont à un moment donné été plus exposées sur le marché que celles qui produisaient par exemple de l’acier ou des bougies. Or cela n’a pas empêché certaines sociétés de ces derniers secteurs de « surperformer » le marché global sur de longues périodes de temps. Les mêmes constats s’imposent à propos des individus : certains types de poste ne sont pas particulièrement exposés et cela n’empêche pas de brillantes carrières dans ces filières.
Focalisation, détermination, association, communication… voilà ainsi les maîtres mots de la valeur professionnelle individuelle et sans doute aussi, bien au-delà encore de ce seul but, voilà la clé du « bonheur » professionnel. Car, « cerise sur le gâteau », c’est en utilisant ses talents et en travaillant en lien avec son énoncé de mission que l’on trouve les plus grandes satisfactions, la plus grande énergie et le moins d’ennui. Le bonheur quoi !
De fait, les gens ne sont pas heureux dans leur travail parce qu’ils ont du succès. C’est même le contraire. Ils ont du succès parce qu’ils sont heureux dans leur travail. Plaisir et performance au travail ne font qu’un et reposent sur ces conditions de succès que sont le recentrage et la constitution de l’écosystème.
Ce constat appelle à une transformation plus profonde qu’il n’y paraît des processus humains au sens large dans le monde professionnel. Les méthodologies de recrutement par exemple ont évolué et évoluent encore : de l’analyse des diplômes et des réalisations professionnelles (Qu’avez-vous fait ?), nous sommes passés à la compréhension des compétences mises en œuvre pour parvenir à ces résultats (Comment l’avez-vous fait ?) et à la détermination de leur « portabilité » à d’autres environnements. Les critères de jugement se sont déplacés du QI et de l’expérience vers des aptitudes davantage comportementales et émotionnelles. Nous poursuivons aujourd’hui ce mouvement avec une plus grande prise en compte des talents (Sur quoi vous êtes-vous fondamentalement appuyé pour le faire ?) et des motivations (Qu’allez-vous faire de ce que vous avez fait ?) pour tenter de révéler au maximum le potentiel des personnes que nous rencontrons.
Plus généralement, le management des talents doit changer fondamentalement et déborder largement le cadre de la seule gestion des « hauts potentiels ». De manière générale, il s’agit :
• de ne plus chercher à faire évoluer les collaborateurs en leur demandant de travailler leurs points faibles (mais en maximisant l’utilisation de leurs talents au sein d’équipes et de réseaux informels complémentaires) ou de ne le faire que si cela sert un objectif cohérent avec leur « énoncé de mission personnel »,
• de gérer les parcours de carrière en fonction des besoins et potentiels d’évolution des personnes (et non plus en fonction des besoins de l’entreprise) et loin de toute obsession de progression hiérarchique (rares sont les virtuoses qui deviennent chefs d’orchestre !).
Le postulat de principe est simple : maximiser la performance de l’entreprise ne consiste qu’à faire en sorte que ses collaborateurs utilisent chaque jour davantage leurs talents, pour leur plus grand plaisir. La réalité est bien différente : en dépit des grandes déclarations de beaucoup d’entreprises, plus de 80 % des cadres font comme premier reproche à leur entreprise de ne pas assez considérer et développer les talents.
Le chemin est donc encore long ! Mais l’objectif en vaut la peine : les « pôles » « collaborateur-individu » et « entreprise-collectif » se seront alors rejoints au sein de ce que certains responsables du développement durable appellent l’éthique de l’interdépendance…