Elvira Shishenina (X11), spécialiste du calcul quantique

Elvira Shishenina (X11), spécialiste du calcul quantique

Dossier : TrajectoiresMagazine N°800 Décembre 2024
Par Jérôme BASTIANELLI (X90)

Il y a sans doute de nom­breux poly­tech­ni­ciens qui rêvaient d’être musi­ciens mais que leurs parents ont inci­tés à suivre une voie scien­ti­fique. À l’inverse, la mère d’Elvira Shi­she­ni­na vou­lait qu’elle soit pia­niste, mais, même si la jeune fille aimait beau­coup la musique, ses faci­li­tés en mathé­ma­tiques la des­ti­nèrent à une autre car­rière – une car­rière qui la mène­ra jusqu’aux confins d’une dis­ci­pline demeu­rant obs­cure pour beau­coup : le cal­cul quantique.

Née en plein milieu de Sibé­rie, dans un bourg proche de Novo­si­birsk, Elvi­ra Shi­she­ni­na se dis­tingue dès l’adolescence en rem­por­tant la 4e place à un concours de mathé­matiques de niveau régio­nal – et, en Rus­sie, les régions sont grandes. Elle quitte alors les pay­sages de lacs et de forêts qui lui sont chers pour rejoindre la grande ville, où elle conti­nue à être por­tée par sa pas­sion pour les équa­tions, et ce jusqu’à l’université.

C’est alors qu’elle apprend que d’anciens élèves de sa facul­té ont pour­sui­vi avec bon­heur leur sco­la­ri­té à l’École poly­tech­nique – elle décide, en 2011, d’essayer de faire comme eux. La sélec­tion se fait en deux temps. D’abord un QCM de 200 ques­tions cou­vrant toutes les dis­ci­plines scien­ti­fiques, aux­quelles il faut répondre en trois heures. Ceux qui passent cette pre­mière épreuve sont invi­tés à un entre­tien avec des pro­fes­seurs venus de France et, au terme d’un pro­ces­sus qui dure près de six mois, les heu­reux élus peuvent rejoindre Palaiseau.

D’abord les mathématiques appliquées aux géosciences

Comme elle ne par­lait pas un mot de fran­çais, Elvi­ra Shi­she­ni­na com­mence par suivre un stage lin­guis­tique à Vil­le­neuve-sur-Lot. Outre la langue de Molière, cette fine cui­si­nière y découvre la gas­tro­no­mie du Sud-Ouest – des saveurs qui lui per­met­tront de vaincre le mal du pays. De sa sco­la­ri­té à l’X, elle garde ensuite d’excellents sou­ve­nirs ; on la retrouve aus­si bien sur une liste de can­di­dats kes­siers que dans le cham­pion­nat de boxe où s’affrontent les dif­fé­rentes écoles militaires.

Son goût pour les équa­tions aux déri­vées par­tielles la conduit en stage chez Total, à Pau, pour étu­dier les mathé­ma­tiques appli­quées aux géos­ciences. Un domaine qu’elle conti­nue­ra à explo­rer au cours de sa thèse, effec­tuée à l’Inria autour de la ques­tion sui­vante : si l’on sait assez bien modé­li­ser le dépla­ce­ment d’une onde sis­mique dans les dif­fé­rentes couches du sous-sol, com­ment, à l’inverse, la mesure de la pro­pa­ga­tion des ondes nous ren­seigne-t-elle sur la nature de ces dif­fé­rentes couches ?

« Je suis russe, mon mari est ukrainien. »

Ensuite le calcul quantique

La réso­lu­tion de ces pro­blèmes com­plexes l’amène à s’intéresser au cal­cul quan­tique, qui rem­place par des « qubits » valant à la fois 0 et 1 les tra­di­tion­nels « bits » de nos ordi­na­teurs – per­met­tant ain­si d’envisager des perfor­mances inéga­lées. C’est un coup de foudre (quan­tique !) : Elvi­ra Shi­she­ni­na décide d’orienter sa car­rière dans ce sec­teur de pointe. « L’avantage, explique-t-elle, c’est qu’aucun recru­teur n’attend que vous ayez dix années d’expérience dans ce domaine. Mais le désa­van­tage, c’est qu’il y a peu de postes… » Elle en trouve un, tout de même, chez Total à nou­veau, où elle étu­die com­ment les ordi­na­teurs quan­tiques pour­raient per­mettre de modé­li­ser les molé­cules de CO2 et leurs inter­ac­tions avec les métaux sus­cep­tibles de les « piéger ».

C’est encore à des appli­ca­tions chi­miques du cal­cul quan­tique qu’elle réflé­chit lorsqu’elle rejoint, deux ans plus tard, la firme BMW à Munich. Là, c’est le fonc­tion­ne­ment des bat­te­ries qu’elle cherche à modé­li­ser, qu’elles soient élec­triques ou à hydro­gène. Elle s’intéresse éga­le­ment à d’autres usages de la tech­no­lo­gie quan­tique dans l’industrie auto­mo­bile, par exemple « pour modé­li­ser l’aérodynamique ou l’acous­tique des véhi­cules, étu­dier les pro­prié­tés struc­tu­relles des maté­riaux ou amé­lio­rer les tâches d’apprentissage auto­ma­tique ». Même si tout cela reste encore expé­ri­men­tal, Elvi­ra Shi­she­ni­na ne doute pas qu’on ver­ra, d’ici la fin de la décen­nie, les pre­mières appli­ca­tions du cal­cul quan­tique dans notre vie quotidienne.

Enfin l’entreprise

Pour atteindre cet objec­tif, notre cama­rade ne ménage pas ses efforts. En 2020, avec quelques amis, elle fonde QuantX, un groupe X qu’elle pré­side, visant à favo­ri­ser les échanges entre poly­tech­ni­ciens jon­glant avec les « qubits ». Elle inter­vient éga­le­ment en tant que conseillère scien­ti­fique auprès de la socié­té Moth Quan­tum, qui a conçu le pre­mier syn­thé­ti­seur musi­cal quan­tique – un outil dont on peut déjà entendre quelques réa­li­sa­tions dans le der­nier disque de la DJ Ilā Kama­la­gha­ran. Elle a aus­si cofon­dé Aqo­ra, une start-up qui orga­nise des com­pé­ti­tions pour sti­mu­ler l’innovation dans le domaine quan­tique. Et, depuis sep­tembre, elle a rejoint Quan­ti­nuum, l’une des rares entre­prises spé­cia­li­sées dans la construc­tion d’ordinateurs quantiques.

En conclu­sion de notre entre­tien, on ne peut pas ne pas lui deman­der pru­dem­ment quel regard une jeune femme comme elle porte sur le conflit dans lequel son pays est impli­qué depuis plus de deux ans. Elle répond sim­ple­ment : « Je suis russe, mon mari est ukrainien. »

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