Elvira Shishenina (X11), spécialiste du calcul quantique
Il y a sans doute de nombreux polytechniciens qui rêvaient d’être musiciens mais que leurs parents ont incités à suivre une voie scientifique. À l’inverse, la mère d’Elvira Shishenina voulait qu’elle soit pianiste, mais, même si la jeune fille aimait beaucoup la musique, ses facilités en mathématiques la destinèrent à une autre carrière – une carrière qui la mènera jusqu’aux confins d’une discipline demeurant obscure pour beaucoup : le calcul quantique.
Née en plein milieu de Sibérie, dans un bourg proche de Novosibirsk, Elvira Shishenina se distingue dès l’adolescence en remportant la 4e place à un concours de mathématiques de niveau régional – et, en Russie, les régions sont grandes. Elle quitte alors les paysages de lacs et de forêts qui lui sont chers pour rejoindre la grande ville, où elle continue à être portée par sa passion pour les équations, et ce jusqu’à l’université.
C’est alors qu’elle apprend que d’anciens élèves de sa faculté ont poursuivi avec bonheur leur scolarité à l’École polytechnique – elle décide, en 2011, d’essayer de faire comme eux. La sélection se fait en deux temps. D’abord un QCM de 200 questions couvrant toutes les disciplines scientifiques, auxquelles il faut répondre en trois heures. Ceux qui passent cette première épreuve sont invités à un entretien avec des professeurs venus de France et, au terme d’un processus qui dure près de six mois, les heureux élus peuvent rejoindre Palaiseau.
D’abord les mathématiques appliquées aux géosciences
Comme elle ne parlait pas un mot de français, Elvira Shishenina commence par suivre un stage linguistique à Villeneuve-sur-Lot. Outre la langue de Molière, cette fine cuisinière y découvre la gastronomie du Sud-Ouest – des saveurs qui lui permettront de vaincre le mal du pays. De sa scolarité à l’X, elle garde ensuite d’excellents souvenirs ; on la retrouve aussi bien sur une liste de candidats kessiers que dans le championnat de boxe où s’affrontent les différentes écoles militaires.
Son goût pour les équations aux dérivées partielles la conduit en stage chez Total, à Pau, pour étudier les mathématiques appliquées aux géosciences. Un domaine qu’elle continuera à explorer au cours de sa thèse, effectuée à l’Inria autour de la question suivante : si l’on sait assez bien modéliser le déplacement d’une onde sismique dans les différentes couches du sous-sol, comment, à l’inverse, la mesure de la propagation des ondes nous renseigne-t-elle sur la nature de ces différentes couches ?
« Je suis russe, mon mari est ukrainien. »
Ensuite le calcul quantique
La résolution de ces problèmes complexes l’amène à s’intéresser au calcul quantique, qui remplace par des « qubits » valant à la fois 0 et 1 les traditionnels « bits » de nos ordinateurs – permettant ainsi d’envisager des performances inégalées. C’est un coup de foudre (quantique !) : Elvira Shishenina décide d’orienter sa carrière dans ce secteur de pointe. « L’avantage, explique-t-elle, c’est qu’aucun recruteur n’attend que vous ayez dix années d’expérience dans ce domaine. Mais le désavantage, c’est qu’il y a peu de postes… » Elle en trouve un, tout de même, chez Total à nouveau, où elle étudie comment les ordinateurs quantiques pourraient permettre de modéliser les molécules de CO2 et leurs interactions avec les métaux susceptibles de les « piéger ».
C’est encore à des applications chimiques du calcul quantique qu’elle réfléchit lorsqu’elle rejoint, deux ans plus tard, la firme BMW à Munich. Là, c’est le fonctionnement des batteries qu’elle cherche à modéliser, qu’elles soient électriques ou à hydrogène. Elle s’intéresse également à d’autres usages de la technologie quantique dans l’industrie automobile, par exemple « pour modéliser l’aérodynamique ou l’acoustique des véhicules, étudier les propriétés structurelles des matériaux ou améliorer les tâches d’apprentissage automatique ». Même si tout cela reste encore expérimental, Elvira Shishenina ne doute pas qu’on verra, d’ici la fin de la décennie, les premières applications du calcul quantique dans notre vie quotidienne.
Enfin l’entreprise
Pour atteindre cet objectif, notre camarade ne ménage pas ses efforts. En 2020, avec quelques amis, elle fonde QuantX, un groupe X qu’elle préside, visant à favoriser les échanges entre polytechniciens jonglant avec les « qubits ». Elle intervient également en tant que conseillère scientifique auprès de la société Moth Quantum, qui a conçu le premier synthétiseur musical quantique – un outil dont on peut déjà entendre quelques réalisations dans le dernier disque de la DJ Ilā Kamalagharan. Elle a aussi cofondé Aqora, une start-up qui organise des compétitions pour stimuler l’innovation dans le domaine quantique. Et, depuis septembre, elle a rejoint Quantinuum, l’une des rares entreprises spécialisées dans la construction d’ordinateurs quantiques.
En conclusion de notre entretien, on ne peut pas ne pas lui demander prudemment quel regard une jeune femme comme elle porte sur le conflit dans lequel son pays est impliqué depuis plus de deux ans. Elle répond simplement : « Je suis russe, mon mari est ukrainien. »