Émile Lemoine (X1861) Franck, Saint-Saëns et le septuor de Vinteuil
Les inconditionnels de Proust, dont l’auteur de ces lignes avoue faire partie, auront sans nul doute dévoré la brillante Vraie vie de Vinteuil que notre camarade Jérôme Bastianelli (90) vient de faire paraître sous la catégorie « romans » chez Grasset.
Nul n’était mieux qualifié que lui pour réussir cette biographie imaginaire, puisant à une érudition proustienne sans faille – on n’en attend pas moins du président de la Société des Amis de Marcel Proust – et à sa grande maîtrise de la biographie musicale, genre où il s’est illustré par de nombreux ouvrages, retraçant la vie de musiciens variés allant de Bizet à Mompou en passant par Tchaïkovski, Mozart ou Bach.
La vraie vie de Georges Vinteuil
C’est donc à retracer la vraie (hum, hum…) vie de Georges Vinteuil, musicien omniprésent dans la Recherche, dont la « petite phrase » furtivement entendue par Swann est devenue l’équivalent musical des fameuses madeleines, que Jérôme Bastianelli s’est ici attaché. On renverra le lecteur au roman, où il croisera au fil des chapitres les nombreux personnages – tout à fait réels – qui ont inspiré Proust, et en particulier les musiciens dont ce dernier fait mention dans la Recherche sous la plume du narrateur, ou qu’il a croisés dans sa vraie vie.
Il faut dire que les références de Proust en matière musicale sont nombreuses, et variées, puisqu’elles incluent aussi bien Wagner que Saint-Saëns, Fauré que Debussy, et bien d’autres encore, dont César Franck à qui Bastianelli attribue une influence essentielle sur la vie et l’œuvre de Vinteuil. Franck et Vinteuil ont eu non seulement une accointance musicalement féconde pour chacun, mais l’amitié de César Franck et de son épouse Eugénie accompagnera notre musicien tout au long de sa vie. Le couple recevra régulièrement Vinteuil dans l’appartement qu’il occupe au 95 du boulevard Saint-Michel.
Aux origines du Septuor de Vinteuil
C’est en s’attachant à élucider pour nous les origines du fameux et tardif Septuor de Vinteuil, dans lequel réapparait, transformée et sublimée, la « petite phrase » de la sonate pour piano et violon qui avait fasciné le narrateur, que Bastianelli nous fait faire une rencontre surprenante : celle de notre antique Émile Lemoine (X1861), passé à la postérité polytechnicienne pour avoir institué le Point Gamma en 1862.
C’est en effet pour satisfaire à une demande de son ami Lemoine, musicien amateur averti, que Camille Saint-Saëns a composé son propre septuor. Émile Lemoine a lui-même narré les circonstances de la composition de cette œuvre, par cette inscription manuscrite sur la page de garde de la partition de Saint-Saëns, à lui dédiée et conservée à la BNF :
« Voici l’historique de ce morceau. Depuis [de] longues années, je tracassais mon ami Saint-Saëns en lui demandant de me composer, pour nos soirées de la Trompette, une œuvre sérieuse où il y ait une trompette mêlée aux instruments à cordes et au piano que nous avions habituellement ; il me plaisanta d’abord sur cette combinaison bizarre d’instruments, me répondant qu’il ferait un morceau pour guitare et treize trombones, etc. En 1879, il me remit (le 29 décembre) sans doute pour mes étrennes, un morceau pour trompette, piano, quatuor et contrebasse intitulé Préambule et je le fis jouer le 6 janvier 1880 à notre première soirée. L’essai plut sans doute à Saint-Saëns, car il me dit en sortant : « Tu auras ton morceau complet. Le Préambule en sera le premier mouvement. »
Il a tenu parole et le septuor complet (dont je donne le manuscrit autographe à la bibliothèque du Conservatoire) a été joué pour la première fois le 28 décembre 1880 (début de nos soirées de la saison). Les artistes étaient M. Teste (trompette), l’auteur (piano) ; le quatuor MM. Marrick, Rémy, Van Warfelghem et Debart, doublé d’un second quatuor MM. Mendel, Anstruy, Wolff et Megyesz, contrebasse M. Dereul. Le septuor peut évidemment se jouer avec un seul instrument pour chaque partie de cordes, mais il fait (de l’avis de l’auteur) meilleur effet si le quatuor est doublé. Il est très beau avec l’orchestre, je l’ai entendu ainsi aux concerts Colonne.
Paris, le 2 avril 1894
É. Lemoine »
Quels liens entre le Septuor de Saint-Saëns et celui de Vinteuil ?
La grande question que Jérôme Bastianelli s’attache à élucider est donc de déterminer les liens qui unissent les deux septuors, celui de Saint-Saëns composé en 1879, et celui de Vinteuil, que notre musicologue date de 1894. Celui-là aurait-il influencé celui-ci ? On ne dévoilera pas ici les savants arguments musicologiques qui conduisent Bastianelli à conclure par la négative : « Il est peu probable que Vinteuil, lorsqu’il composa cet opus, ait songé au drolatique Septuor qu’un sympathique mathématicien avait demandé à Saint-Saëns d’écrire pour lui. »
Et, en effet, c’est à bon droit que Bastianelli nous rappelle, in fine du passage qu’il lui consacre, qu’Émile Lemoine, outre avoir été l’initiateur du Point Gamma, outre avoir été le fondateur et animateur de la phalange musicale polytechnicienne dénommée la Philopipobithouinique (pour l’étymologie, cf. L’Argot de l’X à l’article « la Trompette »), n’en a pas moins été aussi un mathématicien distingué, auteur en 1874 d’une publication intitulée Note sur les propriétés du centre des médianes antiparallèles dans un triangle, où il montrait que les symétriques des médianes par rapport aux bissectrices se coupent en un même point, qui porte aujourd’hui son nom.
On permettra enfin à l’auteur de ces lignes de dire modestement toute la gratitude qu’il éprouve à l’égard d’Émile Lemoine pour avoir, dans ses propres années sur la Montagne Sainte-Geneviève, perpétué sans le savoir – bienheureuse ignorance de la jeunesse, sans laquelle elle n’oserait rien – la tradition de la musique de chambre à l’X que ce grand ancien avait si bien illustrée, avec le concours de quelques cocons bien plus doués que lui-même : pianiste, violoncelliste, flûtiste, chanteur…
In Carva prima la musica !