Emploi, temps de travail et changements de société
Emploi et temps de travail : La Jaune et la Rouge, qui a consacré à cette grande question son numéro de février 1998, manifeste l’implication de la communauté polytechnicienne dans les réflexions sur la lutte contre ce dysfonctionnement majeur de la société française qu’est le chômage de masse persistant. Plusieurs articles substantiels ont lancé un débat contradictoire sur la réduction de la durée du travail : son impact sur l’emploi sera-t-il favorable ou nuisible ? En nous inscrivant dans le prolongement de cet échange d’idées, nous voudrions souligner que ce problème n’a pas une réponse unique prédéterminée. Il met l’ensemble des acteurs sociaux devant un choix.
Il n’est nul besoin de rappeler le caractère inacceptable du chômage de masse persistant, syndrome d’une France à deux vitesses, dans laquelle nous savons tous que le nombre de personnes exposées à la précarité ou carrément en situation d’exclusion a largement dépassé la cote d’alerte. Nous ne pouvons nous exonérer de notre responsabilité vis-à-vis de ce processus d’exclusion au nom d’une « mondialisation » qui serait soit irrésistible, soit fondée sur une idéologie purement individualiste.
La recherche de l’efficacité économique est assurément un objectif rationnel, mais elle ne peut occulter la question de la justice sociale, qui heureusement retrouve progressivement dans la pensée socio-économique la place fondamentale qu’elle n’aurait jamais dû perdre. Il est certainement possible de mieux concilier justice sociale et efficacité économique.
Mais faire face à la grave désagrégation du tissu social requiert une mobilisation générale. Nous évoquerons d’abord le rôle qui incombe aux institutions représentatives : c’est en effet la responsabilité des pouvoirs publics de conduire la politique économique et sociale, mais celle des partenaires sociaux de négocier les accords collectifs.
Cependant le citoyen ne peut se contenter d’être le spectateur critique de l’action de ses représentants politiques ou sociaux : son implication personnelle est déterminante pour dépasser les blocages structurels et participer activement aux changements de la société.
Du rôle des pouvoirs publics à celui des partenaires sociaux
La croissance économique est de toute évidence le moteur primordial de l’emploi. La recherche d’une croissance aussi forte et durable que possible est une finalité essentielle de la politique économique, qui relève de la responsabilité directe des pouvoirs publics, nationaux et européens. C’est une vaste question qu’il n’entre pas dans notre objet de discuter ici. Nous ne pouvons bien entendu que nous réjouir des récentes prévisions conjoncturelles de l’INSEE, selon lesquelles « un cercle vertueux de la consommation et de l’investissement s’est instauré », et accepter l’augure que cette évolution ne soit pas brisée par des dégradations imprévues de notre environnement international. Il faut aussi espérer que les politiques monétaires et budgétaires qui ont contribué à ce redressement permettront de le poursuivre et de l’amplifier. D’autres mesures, notamment destinées à redynamiser les créations d’entreprises, les technologies nouvelles, la recherche et la formation sont également souhaitables.
Cependant le nombre des chômeurs recensés et déguisés est tel que la croissance, même si elle était forte et durable, ne permettrait pas à elle seule (compte tenu des gains de productivité et de l’augmentation de la population active) de faire reculer significativement le chômage à brefs délais. C’est d’ailleurs bien ce que l’on constate avec la reprise actuelle. La politique économique et sociale doit donc viser à élever le rythme de la croissance et, simultanément, à enrichir son contenu en emploi.
Les deux ne s’opposent pas, mais se complètent et se confortent mutuellement. La reprise économique s’accompagne d’une progression de la productivité horaire qui justifie une hausse du salaire horaire : elle ouvre ainsi un choix entre augmenter le salaire mensuel par tête à durée du travail maintenue ou réduire la durée du travail à salaire mensuel maintenu. La réduction de la durée du travail apparaît ainsi comme un moyen de partager les fruits de la croissance d’une façon plus favorable à l’emploi ; sa motivation première est d’amplifier les créations d’emplois induites par la croissance. C’est dans cette perspective qu’il faut concevoir la réduction de la durée du travail, et cesser de lui reprocher d’être une mesure d’inspiration malthusienne.
Mais pourquoi légiférer dans ce domaine qui concerne au premier chef les relations professionnelles ? On peut regretter que le droit du travail soit en France beaucoup plus encadré par la loi que dans d’autres pays et qu’il résulte beaucoup moins de conventions négociées librement entre les partenaires sociaux. C’est en effet un trait particulier, que l’on peut mettre en relation notamment avec le fort pluralisme syndical et le faible taux de syndicalisation, ainsi que sans doute avec l’histoire du patronat français. Mais c’est une constante (depuis d’ailleurs 1841, date de la première loi réglementant le travail, prise pour limiter les conditions de recours au travail des enfants). Il faut bien constater en outre que les partenaires sociaux, maintes fois invités par les pouvoirs publics à négocier sur la durée du travail, ont démontré leur incapacité à s’entendre sur cette question (voir Le temps de travail en miettes, J. Freyssinet, 1997).
C’est d’ailleurs pour sortir de ce blocage que, à l’initiative de l’Assemblée nationale, a été votée la loi Robien, en juin 1996 ; cette loi a eu le mérite considérable de susciter des négociations novatrices dans environ 2 000 entreprises (dont beaucoup de PME) et de déboucher sur la création de 30 000 emplois environ ; force est pourtant d’admettre que ce résultat, malgré le niveau élevé de l’aide publique (exonération de 12 points de cotisation employeur la première année et de 9 points les six années suivantes), n’est pas à l’échelle du chômage de masse.
La loi d’orientation et d’incitation qui ramène la durée légale hebdomadaire du travail à 35 heures est une mesure de plus grande ampleur, puisqu’elle sera applicable à toutes les entreprises de plus de 20 salariés à partir du 1er janvier 2000 et aux autres deux ans plus tard. Elle est assortie d’une aide incitative forfaitaire et dégressive pour les entreprises qui devanceraient l’an 2000 et qui créeraient au moins 6 % d’emplois (d’autres dispositions sont prévues pour les accords « défensifs ») et d’une aide résiduelle de 5 000 F par an et par salarié concerné pour les entreprises qui dépasseront cette date. Cette aide résiduelle est calculée de façon à ristourner aux entreprises qui créent des emplois en réduisant la durée du travail les économies induites sur les dépenses d’indemnisation du chômage et les recettes publiques additionnelles suscitées par les nouveaux emplois ; elle vise ainsi à « internaliser » les effets externes positifs attendus de la réduction de la durée du travail.
Cette loi fixe incontestablement des échéances et met en quelque sorte les partenaires sociaux dans l’obligation de négocier. Mais est-elle aussi autoritaire qu’on le dit ? Pour en juger, il faut rappeler la portée juridique exacte de la durée légale hebdomadaire et ses implications d’après le Code du travail. Il importe de souligner que la durée légale hebdomadaire n’est pas une durée obligatoire. Juridiquement, elle constitue le seuil à partir duquel se déclenche le décompte des heures supplémentaires ouvrant droit à majoration du salaire horaire (cette majoration est de 25 % pour les 8 premières heures supplémentaires, 50 % pour les suivantes) et à repos compensateur.
Trois types d’accords de modulation permettant d’assouplir ces obligations peuvent être négociés entre les partenaires sociaux pour tenir compte des variations du plan de charge dans l’année. Une fois ces modulations prises en compte, les heures supplémentaires dépassant un contingent annuel donnent lieu à un repos compensateur payé, dont la durée est égale à 100 % de ces heures pour les entreprises de plus de 10 salariés (50 % pour les entreprises de 10 salariés au plus) ; ce contingent, fixé par décret, est actuellement de 130 heures par an, mais il peut être porté à une valeur supérieure ou inférieure par une convention ou un accord collectif étendu.
La durée hebdomadaire effective du travail n’est donc pas fixée de façon autoritaire par la loi. Elle relève d’un processus de négociation entre employeur et salariés, dans chaque entreprise, dans le cadre relativement large fixé par le Code du travail, le cas échéant modifié par un accord de branche. C’est donc aux partenaires sociaux de s’entendre sur la nouvelle durée effective, compte tenu de l’abaissement de 39 à 35 heures du seuil de décompte des heures supplémentaires. (Il est à noter que cette réduction de la durée du travail ne prend pas nécessairement une forme hebdomadaire : elle peut donner lieu à des jours de repos, ou être capitalisée dans un compte épargne-temps).
Les partenaires vont de ce fait se trouver devant une négociation d’un type nouveau où ils vont devoir traiter non seulement du salaire et du temps de travail, mais aussi de l’emploi. Ils ont une large marge de négociation.
À une extrémité du spectre, ils peuvent s’entendre pour ne rien toucher à l’organisation du travail. Dans ce cas, les horaires effectifs resteraient les mêmes et il ne serait créé aucun emploi. La seule incidence serait une majoration des heures entre 35 et 39 au taux de 25 %, ce que Dominique Strauss-Kahn a exprimé par la formule : « 39 heures payées 40 ». Le surcoût pour l’entreprise serait de 2,56 % de la masse salariale. On est loin des 11,4 % qui ont défrayé la chronique1. (Encore est-il envisagé, dans l’exposé des motifs de la loi, de réduire le taux de majoration au-dessous de 25 %.) Que faudrait-il pour assurer la conformité d’un tel accord ? Simplement que les partenaires sociaux s’entendent (au niveau de la branche concernée) pour porter le contingent annuel de 130 à 182 heures supplémentaires2. L’employeur aurait un surcoût modéré et aisé à absorber sur un ou deux ans ; les salariés en place auraient une augmentation de revenu annuel ; tous s’épargneraient les tracas d’une modification de l’organisation du travail et des rythmes de vie. Bref, le scénario de la plus grande pente !
À l’autre extrémité, les négociations pourraient donner la priorité aux créations d’emplois et viser le minimum de 6 % d’embauches ouvrant droit aux aides publiques. Une réorganisation en profondeur est alors indispensable pour que la production ne diminue pas, voire augmente ; cela suppose de dissocier les horaires des salariés et ceux de l’ouverture des usines, des bureaux ou des commerces. Le maintien du salaire mensuel entraînerait une hausse de la masse salariale, proportionnelle aux emplois créés ; pour obtenir le surcoût, il faut déduire l’aide publique et, le cas échéant, tenir compte du fait que les nouveaux embauchés, étant plus jeunes, auraient des « primes d’ancienneté » moindres que les salariés en place.
Ce surcoût (qui en aucun cas n’atteint les 11,4 % précités) diminuerait par la suite, si les salariés acceptaient de renoncer à certaines augmentations ultérieures de leur salaire. Un calcul précis est à faire pour chaque entreprise, en tenant compte de paramètres qui lui sont propres, comme le salaire moyen et le coût fixe par salarié (qui joue un rôle important) ainsi que la variation de la productivité induite par la réorganisation. L’un des enjeux de la négociation serait alors d’établir un plan de financement pluriannuel du surcoût, en faisant appel pour partie à un prélèvement sur la marge (lorsqu’elle existe) de l’entreprise et pour partie à une contribution des salariés, sous la forme par exemple d’un accord de modération salariale sur une période déterminée.
Ainsi, les effets sur l’emploi et sur le surcoût sont entre les mains des négociateurs et dépendent crucialement de leur « fonction objectif ». Les employeurs vont avoir à arbitrer entre un report du surcoût (temporaire et modéré) sur leurs prix ou sur leurs marges. Les syndicats vont avoir à arbitrer entre l’intérêt des chômeurs en attente d’un emploi et celui des salariés en place. Selon ce poids relatif, ils se montreront fermes ou conciliants sur le contingent d’heures supplémentaires, qui ne peut pas être modifié sans leur accord au niveau de la branche ; plus ou moins souples sur la réorganisation des horaires et sur le partage des horaires atypiques entre anciens et nouveaux salariés ; plus ou moins disposés à accepter une modération du pouvoir d’achat des salaires sur une période pluriannuelle.
Une question importante est donc de savoir quel poids les chômeurs vont peser dans ces négociations, dont ils ne sont pas directement partie prenante. Le mouvement qu’ils ont déclenché depuis fin 1997 et leur insistance à réclamer non de l’aide, mais des emplois, a certainement contribué à augmenter la pression sur l’opinion publique et sur les partenaires sociaux, en tout cas au niveau des confédérations. Le rapport au Parlement prévu pour fin 1999 sera l’occasion de vérifier dans quelle mesure les partenaires sociaux auront entendu l’appel des chômeurs et l’auront intégré dans leur compromis.
En définitive, l’emploi sera donc la pierre de touche des négociations sur la réduction de la durée du travail auxquelles sont conviés les partenaires sociaux. S’ils privilégient les uns « la maximisation de la valeur pour les actionnaires », les autres la progression du salaire pour les salariés en place, alors la réduction de la durée du travail aura été un contresens social. S’ils donnent la priorité à l’embauche, il peut en résulter un progrès substantiel dans la lutte contre le chômage et l’exclusion ainsi que dans l’évolution des modes de vie et de la société. La conscience de la menace du chômage et des difficultés d’insertion des jeunes, qui touchent maintenant la plupart des familles, peut faire pencher la balance du bon côté.
Changements de société
Quelle que soit la qualité des mesures définies par les responsables politiques et négociées entre les grands acteurs, dont nous venons de parler, il ne faut pas croire à la réussite du changement si la société française elle-même n’évolue pas en profondeur. Le monde change rapidement autour d’elle et il ne lui est plus possible de conserver tels quels les modèles qui lui ont assez bien réussi au cours des décennies précédentes et auxquels elle est parfois viscéralement attachée. Notre société doit trouver un équilibre exigeant entre efficacité économique et justice sociale.
L’efficacité économique est nécessaire : l’appétit existe bien pour des richesses plus abondantes et plus diversifiées, pour plus de consommation de biens et de services. La France et l’Europe sont entraînées dans la spirale mondiale de développement de l’offre et de la demande. Accepter cette dynamique, c’est ouvrir les frontières et se condamner à réussir dans la grande compétition planétaire. Il ne faut pas se laisser distancer dans la course technologique. Nous avons d’importants rattrapages à faire dans les domaines en croissance rapide de l’informatique, des communications, de la biotechnologie… Nous devons investir davantage dans la formation et la recherche.
Mais il est non moins important de progresser parallèlement vers une plus grande justice sociale. Car la preuve est faite que la dynamique économique conduit inexorablement à toujours plus d’inégalités, toujours plus de précarité et d’exclusions, l’explosion du chômage n’étant que le symptôme le plus visible de cette évolution, la partie émergée de l’iceberg de la décomposition sociale. Pour contrecarrer ces puissants mécanismes, les techniques classiques de la redistribution directe et indirecte des richesses, les mesures de solidarité publique, de protection réglementaire contre l’exclusion ont trouvé leurs limites. Aller au-delà des pratiques actuelles supposerait notamment une augmentation des prélèvements obligatoires qui se heurterait à de fortes résistances. Il faut donc modifier et compléter ces mesures par d’autres pratiques issues de nouveaux rapports sociaux. Et pour cela, notre société française doit réexaminer, réviser ses valeurs, ses modes de vie, ses priorités, ses règles du jeu.
Sur le plan des valeurs , la société française doit affirmer plus fortement son refus de l’exclusion. Refus de l’exclusion au motif de l’origine géographique, ethnique ou de la religion, bien sûr, mais aussi, de plus en plus, refus de l’exclusion au motif de la formation insuffisante, de l’absence de qualification ou même, tout simplement, du manque d’expérience professionnelle. Il faut souligner, en particulier, le caractère fondamental de l’accueil des jeunes à leur entrée dans la société active, accueil auquel la plupart des civilisations ont traditionnellement accordé tant d’importance et même de solennité. Il ne s’agit pas seulement d’une approche globale et statistique, de mesures générales dont on attend des résultats plus ou moins probables. Il s’agit d’une approche personnalisée, individu par individu, tenant compte de la variété des situations et redonnant à chacun ses chances d’insertion ou de réinsertion. C’est un autre regard sur les hommes et femmes qui nous entourent.
S’agissant des modes de vie, le principal changement vient de la réduction du temps de travail. Cette réduction, considérée d’un point de vue global et historique, est indiscutable, naturelle et souhaitable : c’est la marque du progrès de l’humanité dans sa lutte millénaire pour de meilleures conditions de vie dans un environnement hostile. Les polémiques actuelles sur ce sujet ont un caractère plus circonstanciel et ne peuvent masquer le fait que la France est un des pays les plus riches du monde et où l’on travaille de moins en moins. Malheureusement, la réduction du temps de travail s’y est faite de la plus mauvaise manière, par rejet d’une part croissante de la population active. L’évolution à promouvoir se situe à l’opposé de cette tendance. La réduction du temps de travail doit profiter à tous, concerner chacun d’entre nous. De très nombreux choix de la vie quotidienne se trouvent alors remis en question, et notamment ceux de la vie personnelle, familiale, sociale… Parallèlement, de nombreuses activités hors du travail traditionnel se trouvent valorisées et développées. La vie politique locale, au sens le plus large, peut en être transformée.
Les modes de vie seront aussi transformés par le développement attendu des nouveaux emplois de services : soins aux personnes, éducation, formation, culture, environnement, etc. La demande de ces nouveaux services doit s’affirmer. Nombre d’entre eux pourraient être, au moins partiellement, solvables, c’est-à-dire financés par les consommateurs concernés plutôt que par les contribuables. On est loin des pratiques actuelles. Il vaut mieux aussi que ces services soient produits par des entreprises innovantes et performantes plutôt qu’administrés par des structures publiques, lorsque celles-ci sont soumises à des règles contraignantes qui en brident la souplesse et l’efficacité. Là aussi on est loin des habitudes françaises. Les nombreux emplois attendus de cette évolution constitueront de nouveaux métiers, avec leurs qualifications : beaucoup reste à faire en ce sens. Enfin, par nature, les nouveaux services se traduiront par de nouveaux rapports interpersonnels, entre producteurs et consommateurs, à l’opposé d’une évolution en cours vers des fonctionnements de plus en plus automatisés, donc de plus en plus déshumanisés. Les Français auraient-ils peur des relations de personne à personne ?
Les conséquences économiques probables de ces évolutions seront importantes au niveau des budgets des ménages. Elles impliquent en effet de nouvelles répartitions des ressources entre les consommations de biens, d’objets plus ou moins sophistiqués et celles de services, plus ou moins immatériels et répondant à des aspirations montantes vers plus de bien-être, de loisirs, de culture…
En fait, ce sont de nouvelles règles du jeu qui viennent amender et compléter celles de l’économie libérale aujourd’hui dominantes. La responsabilisation des individus et des entreprises et leur mise en compétition avec ceux et celles de la planète sont les moteurs du développement, mais aussi les racines des inégalités croissantes portant en germe la déstabilisation de la société tout entière. Aussi faut-il développer parallèlement des rapports sociaux hors marché, des modes de fonctionnement collectifs décentralisés. Certains individus ont besoin, au moins à certaines périodes, d’être orientés, guidés, suivis, aidés. Les jeunes doivent être écoutés, leurs initiatives encouragées dans un climat de confiance.
Des aides financières peuvent être utiles, voire indispensables. Mais, dans bien des cas, des transferts « en nature » : éducation, santé, seront bien plus appropriés. L’éducation notamment joue un rôle primordial : elle constitue les cadres de la vie en société, elle assure la transmission des savoirs indispensables, elle guide et entraîne l’insertion sociale et professionnelle. Il serait malsain de développer ces transferts en nature seulement par des mécanismes organisés à l’échelle nationale qui entraîneraient un alourdissement de la fiscalité d’État. Ces interventions seraient en effet uniformes et anonymes, alors qu’il faut au contraire agir de façon adaptée à chaque cas, au plus près des individus : c’est le rôle des collectivités et des associations. C’est sans doute au niveau des bassins d’emploi que beaucoup de ces nouvelles solidarités pourront au mieux s’épanouir.
Mais comment se feront ces évolutions en profondeur de la société ?
De tels changements ne se décrètent pas. Elle est vraiment inadaptée, l’attitude qui consiste à renvoyer toutes les responsabilités au niveau du gouvernement, puis de le juger, assis devant son poste de télévision. Tout le monde est concerné. Le changement de société passe par des prises de conscience, des débats, des innovations sociales. Les prises de conscience sont fondées sur une information plus fouillée et plus largement diffusée sur les situations inacceptables. Des réflexions prospectives peuvent éclairer sur les menaces à plus ou moins long terme. Sur ces bases, les débats peuvent se développer. Au niveau central, le Commissariat au Plan doit redevenir un lieu de discussions objectives entre grands acteurs sur toutes les dimensions du changement économique et social. D’autres débats, nombreux, sont à conduire de façon décentralisée au plus près des acteurs locaux. N’est-ce pas à ce niveau que sont apparues récemment les initiatives les plus intéressantes ?
Les innovations doivent être conçues et défendues par des précurseurs militants, des sortes de prophètes modernes : certains sont des hommes politiques, d’autres sont des acteurs économiques ou des animateurs de la solidarité sociale. Riche d’une grande diversité de responsables (chefs d’entreprises, chercheurs, syndicalistes…), la communauté polytechnicienne a un rôle à jouer dans les choix de société qui sont devant nous. Comme elle a su le faire dès la création de l’École, puis en maintes périodes difficiles, elle a, de nouveau, une responsabilité historique à assumer : car ces temps ne sont pas des temps ordinaires.
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1. Si une entreprise devait réduire la durée du travail de 39 à 35 heures hebdomadaires, à salaire hebdomadaire maintenu, et accroître proportionnellement le nombre de ses salariés (pas de gains de productivité induits, procurés par une réorganisation), la masse salariale augmenterait de :
39⁄35 – 1 = 11,43 %.
2. 39 – 35 = 4 heures/semaine, multipliées par 45,33 semaines ouvrables par an.