En finir avec le mal-logement
Comment assurer l’accès à un logement décent de populations fragiles, qui restent à la porte du logement, qu’il soit social ou privé ? Les fragilités s’accroissent et se diversifient. D’abord économiques, amplifiées par la crise que traverse notre pays depuis 2008, elles sont également la conséquence des « accidents de la vie ».
Même l’âge entraîne son lot de fragilités. L’arrivée de la retraite ou de la dépendance peut conduire à la perte de son logement, mais, à l’autre extrémité, se loger devient difficile, voire impossible, si l’on est jeune et à la recherche d’un premier emploi.
REPÈRES
Les chiffres de la Fondation Abbé Pierre, reconnus fiables par les pouvoirs publics, estiment que 3,6 millions de personnes étaient mal logées en 2012, dont 700 000 privées de domicile personnel et 800 000 en situation de surpeuplement aggravé.
Plus de 5 % de la population est concernée par des conditions d’habitat indignes, circonstances qui aggravent encore les fragilités, cause première des difficultés d’accès à un logement décent.
Quatre prérequis
Le passage de l’échelle du logement à celle de l’habitat est essentiel
Il existe quelques pistes pour éradiquer le non-logement ou le mal-logement, à partir de convictions forgées sur le terrain aux côtés de ces populations, depuis plus de vingt ans, et qui se fondent sur quatre prérequis.
La juxtaposition de politiques publiques sectorielles (logement, urbanisme, social, etc.) ou territoriales (État, Régions, départements, villes, etc.) n’est plus efficace pour améliorer sensiblement l’accès des plus fragiles à un logement décent. Le passage de l’échelle du logement à celle de l’habitat, donc du quartier et de la ville, est essentiel pour faire bouger les lignes.
La cohésion sociale est menacée par le maintien, voire le développement d’une population d’exclus d’un logement décent. Les obstacles à l’accès des plus fragiles à un habitat décent sont multiformes et interpellent l’évolution de notre société dans ses ressorts les plus profonds, tels que le développement de l’individualisme, le rejet des différences, la précarisation croissante. Pour attaquer frontalement cette situation endémique de l’exclusion d’un habitat décent, nous proposerons de mobiliser simultanément les énergies sur trois grands objectifs, une ville intense et diverse, une ville solidaire, un financement approprié.
UNE VILLE INTENSE ET DIVERSE
Depuis plusieurs décennies, avec une accélération dans la dernière, la ville est devenue productrice d’exclusion et de ségrégation, manquant ainsi à sa mission historique d’insertion et de brassage des nouvelles populations qui la rejoignent. Certaines villes dans leur totalité, notamment Paris, sont devenues inaccessibles à toute une partie de la population. Pour d’autres, ce sont des quartiers entiers dont les valeurs foncière et locative se sont envolées, les réservant à une élite homogène en termes de revenus. Il est donc impératif de produire plus de logements à vocation d’insertion, notamment avec des loyers très sociaux ne dépassant pas 5 euros par mètre carré et cela dans des quartiers équilibrés, au cœur des villes, bénéficiant de tous les services urbains de proximité, particulièrement nécessaires aux plus fragiles. Pour atteindre cet objectif, qui peut apparaître de prime abord comme la résolution de la quadrature du cercle, plusieurs leviers doivent être mis en œuvre concurremment.
Augmenter la constructibilité
Produire une ville durable est un impératif majeur de notre génération et de celles qui vont suivre. Or, les plus pauvres de notre société sont obligés de se loger toujours plus loin, contraints à des frais de transport accrus et à une pénibilité qui s’ajoutent à des conditions de vie déjà difficiles.
Contre l’étalement urbain, il faut donc densifier les quartiers centraux des villes dans une limite raisonnable, en veillant naturellement à ce que la capacité supplémentaire de construction ainsi permise serve à produire des logements accessibles aux plus fragiles, traduisant ainsi un « supplément d’âme » pour construire non seulement plus mais aussi autrement, dans la perspective de rebâtir la diversité sociale de nos villes.
Des mesures « techniques » existent pour concrétiser cet objectif, telles que le renforcement des dispositions de la loi « Solidarité et renouvellement urbains », la réactivation de l’action foncière locale au moyen de programmes pluriannuels d’action foncière, l’augmentation avec contreparties sociales de l’occupation des sols, la généralisation de la mesure visant à inclure, dans tout projet de construction, un pourcentage de logements à loyers très sociaux, etc.
Redéfinir les modalités d’attribution
Trop de priorités tuent la notion de priorité. Or, s’agissant des priorités d’accès au logement social, un empilement s’est créé au fil des temps, qui fait dire que chacun peut librement choisir ses priorités. Pourtant, le législateur, en définissant les critères de priorité pour faire valoir son droit au logement, a pris la peine de faire la synthèse des situations les plus indignes en matière de conditions de logement. Il est proposé d’utiliser systématiquement ces mêmes critères pour l’ensemble des attributions dans le parc social, symbolisant ainsi la solidarité de l’ensemble des acteurs (État, collectivités locales, bailleurs et associations) face aux plus fragiles.
Augmenter le nombre
Trop de personnes en situation de précarité ne disposent, après paiement de leur loyer et des charges, que d’un revenu dont le « reste à vivre » est de l’ordre de la survie. Il est donc primordial d’augmenter la production de logements de qualité, à loyers et charges très faibles : en effet, le logement des pauvres ne saurait être un « pauvre logement ».
Assimiler l’abandon partiel de loyer à un don et à la fiscalisation correspondante
Pour ce faire, c’est-à-dire produire un logement coûteux à très faible loyer, il convient à la fois d’utiliser les mesures exposées plus haut, mais aussi de prendre des mesures permettant la faisabilité financière de telles opérations. Là aussi, les mesures « techniques » existent : déplafonnement des aides à la pierre pour des opérations de petite taille, bien insérées dans les quartiers existants, cession des terrains et immobiliers publics à des conditions financières adaptées, augmentation des ressources du livret A pour améliorer les conditions de prêt de ces opérations, etc.
Toutes ces mesures sont nécessaires, et leur mise en œuvre doit être coordonnée et impulsée au sein de véritables programmes territorialisés pluriannuels. Mais elles ne seront pas suffisantes pour inverser les tendances lourdes à l’œuvre aujourd’hui dans nos villes.
UNE VILLE SOLIDAIRE
Plus de 80% des logements existants sont privés, qu’ils soient occupés par leurs propriétaires (58%) ou loués (près de 25%). 16% seulement des logements ont un statut public (HLM), alors que près de 60 % de la population a des niveaux de revenus qui la rendent éligible à un logement HLM.
Plus de solidarité
Construire plus de logements sociaux est nécessaire, mais il n’y en aura jamais assez pour accueillir tous les demandeurs potentiels, même si une partie de ceux-ci, propriétaires occupants de leur logement, ne seront pas, sauf accident de la vie, des demandeurs effectifs.
Or, ce seront toujours les plus fragiles qui resteront exclus du système, car offrant moins de « garanties ». C’est donc sur les modalités d’occupation du parc social, mais surtout sur l’amélioration du rôle social du parc privé, qu’il convient également d’agir, et dans les deux cas, avec un seul slogan : plus de solidarité.
Le rôle social du parc locatif privé
De nouveaux maillons
Il convient de veiller à créer de nouveaux maillons dans la chaîne du logement, notamment de nouvelles pensions de famille pour les personnes isolées en souffrance sociale ou psychologique, ou des logements intergénérationnels pour faire s’exprimer la solidarité et la complémentarité des générations.
Être propriétaire et être solidaire des plus démunis, cela n’est pas antinomique, la preuve en est notamment donnée par le développement de la campagne d’Habitat et Humanisme, nommée « Propriétaires et solidaires », qui incite les propriétaires d’un logement à le confier à cette association, celle-ci assurant à la fois la gestion locative et surtout l’accompagnement des familles ainsi logées à un niveau de loyer inférieur au prix du marché, concrétisant la solidarité du propriétaire.
Lorsque, initialement, le logement concerné n’était pas occupé, cette démarche concourt également à la lutte contre la vacance, véritable fléau qui touche plus de 400 000 logements dans les huit premières agglomérations françaises. Mais, là aussi, pour développer ces comportements solidaires, il faut mettre en place des incitations : extension de la garantie universelle des risques locatifs aux situations de location et sous-location, promotion de la cession temporaire d’usufruit, assimilation de l’abandon partiel de loyer à un don et à la fiscalisation correspondante, renforcement et extension de la taxe sur la vacance et accès amélioré à l’information sur les personnes assujetties, etc.
Accompagner les personnes fragiles
Assimiler l’abandon partiel de loyer à un don et à la fiscalisation correspondante
Les exclus d’un logement décent ont d’abord besoin qu’on leur donne accès à un toit. Mais, bien souvent, cela se révèle insuffisant pour « remettre le pied à l’étrier » à des personnes cassées par les accidents de la vie, isolées, sans emploi stable, sans attaches avec le quartier et ses services. Dès lors, laissées seules dans leur nouveau logement, beaucoup risquent de retomber dans la spirale de la désinsertion, avec l’endettement puis les menaces d’expulsion, le retour à la rue ou aux structures d’hébergement. Tomber dans l’exclusion est rapide, en sortir demande du temps. C’est tout le temps de l’accompagnement qui consiste à « être avec » et non à assister, et, a fortiori, décider ou faire à la place de l’autre.
Cet accompagnement de proximité, citoyen, c’est celui que chacun d’entre nous peut apporter à son voisin, qui vient juste de trouver un toit, mais qui a encore un long chemin d’insertion dans la société à parcourir. Certes, cet accompagnement fraternel et bénévole demandera à être adossé à un travail professionnel pour mieux franchir les étapes de l’insertion, mais cette manifestation de solidarité de voisinage est irremplaçable pour garantir l’accès durable à un logement décent des plus fragiles d’entre nous.
UN FINANCEMENT APPROPRIÉ
L’économie solidaire
Il faut inscrire le financement de la lutte contre le mal-logement au sein de l’économie sociale et solidaire. Pour mettre en œuvre les programmes d’action qui viennent d’être présentés, il faut des moyens financiers supplémentaires, nul n’en sera surpris.
L’assurance-vie
Parmi les mesures à prendre, le support de l’assurance-vie devrait en priorité être appelé à participer à l’économie solidaire du logement, comme l’a été l’épargne salariale. Mais, avec ce support, les encours sont d’une autre échelle : 1 500 milliards d’euros, dont 300 milliards en unités de compte, dont l’éligibilité ne se heurte à aucun obstacle technique. L’importance de ces capitaux offrirait une nouvelle donne à la solidarité en l’affectant notamment à des foncières solidaires qui, portant les immeubles ou les terrains, les loueraient dans le cadre d’un démembrement (usufruit) ou d’une emphytéose aux bailleurs sociaux (HLM et associations), voire aux investisseurs type SCPI, pour produire des loyers accessibles.
Les demander à la sphère publique relève plus de l’incantation que de la confrontation à la dure réalité de nos économies européennes pour les années à venir. Certes, des redéploiements et des gains d’efficacité sont possibles, mais une autre voie est possible et offre plus de perspectives, c’est celle de l’économie solidaire.
Il ne s’agit pas là de faire appel à la générosité publique, certes utile et louable, mais aussi rare que l’est toute manifestation d’une vertu. En revanche, il s’agit de s’inscrire dans une économie du partage ou de la rencontre d’intérêts communs. Et si, dans l’épargne, le bonheur des uns faisait le bonheur des autres ? Or, aujourd’hui, l’épargne solidaire ne pèse pas lourd avec ses quelque 3 milliards d’euros d’encours.
Il s’agit donc d’inciter à son développement dans le secteur du logement accessible aux plus fragiles, en actionnant ses trois principaux leviers : l’épargne investie dans le capital de financeurs solidaires, l’épargne bancaire et l’épargne salariale. Plus généralement, la mise en place d’incitations fiscales étroitement conditionnées et proportionnées à des exigences sociales constitue un fort levier de développement de l’économie solidaire, dont il serait contre-productif de se priver dans ces périodes de politiques budgétaires contraintes.
Un avenir durable
La permanence du non-logement ou du mal-logement n’est en rien une fatalité, dès lors que notre regard change sur cette face pernicieuse de l’exclusion. Chacun, à l’échelle de son quartier ou de sa ville, peut agir de multiples façons. À chacun de choisir sa voie, qui en donnant du temps pour accompagner, qui en investissant dans une foncière solidaire, qui en partageant les fruits de son épargne, qui en mettant un logement en location dans des conditions raisonnées.
Mais, dans tous les cas, l’important est que chacun d’entre nous comprenne qu’il ne suffit pas de se reposer sur les pouvoirs publics et de payer régulièrement ses impôts pour gagner ce combat contre l’exclusion mais que, en outre, chacun doit être acteur en déclinant autour de lui les valeurs de fraternité et de solidarité que la République nous demande de mettre en pratique pour que notre société retrouve sa cohésion et un avenir durable.