En matière d’énergie, il faut apprivoiser l’incertitude, à défaut de la domestiquer
Les prévisions énergétiques, qui prennent en compte des horizons éloignés, permettent de comparer l’estimation et l’observation. On constate, quelle que soit la méthode employée, des écarts souvent très importants. C’est qu’une prévision est destinée à faire réfléchir et non à pratiquer l’art divinatoire. Une étude de sensibilité, à la croissance économique, à la démographie ou aux prix, est souvent bien plus éclairante qu’un modèle sans esprit critique.
» Le propre de l’avenir est d’être incertain » écrivait le philosophe, mais l’économiste pourrait aussi faire sienne cette évidence. Dans la pratique on a cependant le sentiment que cette propriété est méconnue voire déniée. La notion d’incertitude est-elle si éloignée des réflexes intuitifs de la compréhension humaine ? Certes pas, le joueur, qui sommeille en beaucoup d’entre nous, sait parfaitement que le sort des dés, ou la donne des cartes, relève de lois statistiques et de probabilités quantifiables. Cela laisse la place au hasard, à la chance mais sûrement pas à la certitude… sauf pour les tricheurs. Les économistes aimeraient donc à ce point » tricher » avec les éléments et les données sur lesquels se fonde leur art ! Pour être plus concret et en restant dans le domaine de l’énergie qui est celui que je connais le moins mal, je voudrais illustrer mon propos, en concluant cependant par une note positive : des incertitudes et des erreurs jaillit parfois la vérité…
Des sous-estimations grossières
Les prévisions énergétiques ont ceci d’intéressant qu’elles prennent souvent des horizons éloignés et qu’elles permettent donc, avec recul, de comparer l’estimation et l’observation. Les années 1950, où le monde et surtout l’Europe se reconstruisaient, ont donc constitué une période particulièrement intense pour la prévision, de même d’ailleurs que les années 1973–1975 après le premier choc pétrolier. Examinons la prévision faite en 1950 pour 2000 sur l’évolution de la consommation mondiale d’énergie et sa répartition par sources.
La consommation mondiale d’énergie en 2000 vue de 1950
On constate une grossière sous-estimation de la consommation réelle (un facteur de 2,5) ; une tendance à » préserver les acquis » : le charbon est l’énergie dominante en 1950, il est supposé le rester en 2000 ; l’énergie » montante » de l’époque, à savoir l’hydraulique, se voit attribuer une part grandissante dans le bilan énergétique dont elle n’atteint pas 1⁄6e de la valeur en pourcentage en 2000.
Inversement on arrive parfois à de bonnes valeurs, parfois par la compensation de deux erreurs en sens inverse : la valeur absolue de la consommation de charbon est exacte, à 5 % près, parce que la surestimation de sa part relative compense presque exactement la sous-estimation de la consommation totale ; la part relative du nucléaire est étonnamment précise (6,7 % réalisé contre 6,8 % prévu) et l’erreur n’est pas manifeste pour les énergies renouvelables hors hydraulique (11,3 % réalisé contre 13,3 % prévu). Cela contraste avec l’erreur fabuleuse concernant les hydrocarbures, dont la consommation annoncée ne représente que moins de 6 % de ce qui a été observé (323 Mtep prévus contre 5 720 Mtep réalisés). Est-ce que l’introduction de fourchettes aurait amélioré les choses ? Vraisemblablement non car il est peu probable que les prévisionnistes de l’époque se soient beaucoup aventurés au-delà de plages du genre [- 30 %, + 30 %]. En substance les écarts auraient été conservés. On peut néanmoins en tenir des enseignements pour améliorer la qualité du travail des prévisionnistes : il faut admettre de changer de paradigme (le règne du charbon n’est pas éternel) ; l’hypothèse sur la croissance économique est décisive ; les énergies relais ne sont pas nécessairement celles que l’on croit (l’hydraulique n’a pas été au rendez-vous, mais le nucléaire a été sous-évalué).
La résistance du roi pétrole
A‑t-on fait mieux en 1973 pour des prévisions à quinze ans concernant, cette fois-ci, la consommation énergétique française prévue pour 1990 ? Même si, cette fois-ci, les prévisionnistes ont admis des fourchettes (scénario A ou B) et si l’horizon est nettement plus court, les erreurs ne sont guère plus légères : environ 10 % sur le chiffre total (estimation par excès) ; réalisation en dehors de l’intervalle prévu pour les principales formes d’énergie avec la surestimation du charbon, du gaz, du nucléaire et des énergies renouvelables autres que l’hydraulique. En résumé, le ralentissement de la croissance économique (et donc énergétique) n’a pas été pris au sérieux et la capacité de résistance du » roi pétrole » a été sous-évaluée, en n’envisageant pas le contre-choc pétrolier de 1986, qui est pour beaucoup dans le maintien d’une consommation élevée de pétrole en 1990.
Tirer parti des difficultés
Les erreurs répétitives, comme celles qu’en tant que prévisionnistes nous avons nous-mêmes commises, doivent-elles nous conduire à jeter définitivement le bébé avec l’eau du bain, en jurant solennellement de ne plus récidiver ? Un tel engagement a la valeur de celui du fumeur invétéré qui reprend une cigarette après chaque consultation médicale !
L’hypothèse sur la croissance économique est décisive
Il faut plutôt prendre son parti de ces difficultés et respecter quelques principes simples : une prévision est destinée à faire réfléchir et non à pratiquer l’art divinatoire. Si un scénario est inacceptable : très bien, réfléchissons aux mesures qui vont en empêcher la réalisation, c’est l’intérêt principal de l’exercice ; le prévisionniste est toujours myope, il ne sait pas voir les ruptures technologiques, financières ou politiques. Reconnaissons-le et ne confondons pas la prévision avec la prospective qui est un autre art (sur lequel il y a aussi beaucoup à dire) ; une étude de sensibilité (à la croissance économique, à la démographie, aux prix) est souvent bien plus éclairante qu’un modèle » boîte noire » où l’on s’en remet sans esprit critique à un logiciel qui, bien que soigné, peut totalement omettre une donnée basique. Nous n’aurons pas réduit d’un pouce la capacité infinie de l’avenir à nous surprendre, mais au moins aurons-nous commencé à apprivoiser l’incertitude dont la domestication complète reste hors de nos moyens.