En se retournant
Pulcinella
Pulcinella
Comme le Rake’s Progress, le Baiser de la fée, et bien d’autres, Pulcinella n’est pas un pastiche, pas plus que les Ménines de Picasso ou, à Montpellier, l’ensemble Antigone de Ricardo Bofill. Stravinski part d’un matériau, en l’occurrence des pièces de Pergolese, et il construit une suite dont la plupart des mouvements possèdent les thèmes, les harmonies, les rythmes du XVIIIe siècle, mais qui est, clairement, de la musique contemporaine, par un “ je ne sais quoi ” qui va bien au-delà de l’ajout de quelques dissonances.
L’instrumentation, extraordinairement travaillée et subtile, y joue un rôle majeur, et cela est d’autant plus perceptible que Pulcinella est joué par un orchestre de chambre. C’est précisément le cas de la version enregistrée par l’orchestre de chambre Teatre Lliure de Barcelone1 dirigé par Josep Pons, bien connu par ses beaux disques de musique espagnole contemporaine.
Une musique rien moins que vaine comme le sont souvent les suites de ballet, mais à la fois chaleureuse et raffinée, et qui procure un inexplicable sentiment de nostalgie, comme si nous avions vécu, dans une vie antérieure, dans ce XVIIIe siècle de rêve, et que le langage de Stravinski, notre langage, parvienne à en faire naître en nous l’improbable souvenir.
Cinq délices baroques
La musique ancienne a aussi ce pouvoir d’envoûtement, mais au premier degré, c’est-à-dire en faisant moins appel à nos réminiscences et plus à notre sensibilité, et à condition d’être très bien interprétée. Cinq disques tout récents de musiques qui vont de la fin du XVIe siècle au début du XVIIIe en témoignent.
De John Dowland, d’abord, par Paul O’Dette2, le meilleur des joueurs de luth contemporains, le 4e volume de l’œuvre de luth, des œuvres à la fois extraordinairement savantes et intemporelles, et qui en disent long sur le niveau de sophistication atteint par la musique en Angleterre à la fin du XVIe siècle. Musique à la fois recherchée et propice à la méditation, comme peut l’être la musique indienne de sitar.
De Frescobaldi, ensuite, contemporain italien de Dowland, des pièces non moins savantes, hypercontrapuntiques, presque abstraites, les Caprices pour orgue (1er livre), que joue John Butt sur un orgue italien ancien3, qui rappellent les polyphonies de Josquin des Prés, et qu’il faut écouter et détailler avec minutie, comme on lit un poème de Francis Ponge.
D’Alessandro Scarlatti, des Cantates pour contralto ou soprano, ou pour les deux, chantées par Gérard Lesne comme contralto et Sandrine Piau, avec l’ensemble Il Seminario Musicale4, qui sont à l’operia seria ce que l’aquarelle est à la peinture de cour. Écoutez Questo silenzio ombroso ou Marc’Antonio e Cleopatra et laissez-vous gagner par l’émotion : ce furent amours très fines.
Avec la Pastorale de Marc Antoine Charpentier, qu’interprète le Parlement de Musique5, s’il ne s’agit plus de musique galante mais quasi religieuse, le style reste galant, c’est presque de l’opéra, mais la construction est rigoureuse et plus austère. Les polyphonies sont assagies, les airs de grande douceur, les chœurs superbes, le tout dans une teinte paradisiaque bleu pâle…
Enfin, de Froberger, sous le titre générique Méditation, un ensemble de pièces pour clavecin tout à fait extraordinaires, hyper-expressives, innovatrices, bourrées de recherches contrapuntiques, de dissonances, sensuelles, complexes, enregistrées sur des instruments d’époque par Siegbert Rampe6. Inconditionnels de Bach, courez écouter le Capriccio en ut et vous découvrirez, peut-être avec une légère déception, que Froberger, mort vingt ans avant la naissance de Bach, avait déjà esquissé les grandes lignes de la musique de clavier (et vous apprendrez aussi que Bach l’admirait… et qu’il avait été l’élève de Frescobaldi).
Le Quatuor Juilliard
Un quatuor de légende, dont le premier violon – Robert Mann – est le même depuis sa création en 1946, qui a fait découvrir à beaucoup les quatuors de Beethoven, Mozart, Bartok, et dont l’on fait revivre aujourd’hui en CD quelques enregistrements qui auront jalonné son existence, réalisés avec l’apport d’autres musiciens7. Ainsi du Quintette avec piano de Schumann, avec au piano Leonard Bernstein, enregistré en 1964, superbe de précision et de lyrisme contenu.
Ainsi du Quintette avec piano de Franck, joué en 1978 avec Jorge Bolet. Les Dover Beach, lieder pour baryton et quatuor de Samuel Barber, sont chantés par Fischer-Dieskau. Aaron Copland joue la partie de piano dans son Quintette pour clarinette, piano et quatuor à cordes, en 1966. Rudolf Firkusny se joint au Quatuor Juilliard en 1975 pour le Quintette de Dvorak. Last but not least, la Nuit Transfigurée de Schoenberg est jouée en 1991 avec, notamment, Yo- Yo Ma. Tout ceci est à la fois clair, rigoureux, mis en place à la microseconde, et en même temps rond, velouté, chaleureux.
Au total, il ne faut pas hésiter à se retourner, même si, comme Orphée l’apprit à ses dépens, cela déplaît aux dieux. La vie est courte, et nous sommes, en définitive, la somme de ce que nous avons été au fil du temps.
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1. 1 CD Harmonia Mundi 901 609.
2. 1 CD Harmonia Mundi 907 163.
3. 1 CD Harmonia Mundi 907 178.
4. 1 CD Virgin Veritas 5 45126 2.
5. 1 CD Accord 205 822.
6. 1 CD Virgin Veritas 5 45259 2.
7. 2 CD Sony SM2K 62709.