L’encadrement militaire dans la formation humaine des X
Les écoles de formation initiale mais aussi de formation continue s’interrogent sur l’utilité et la place à donner aux soft skills. L’École polytechnique, poussée en ce sens par la commission avale (corps et grandes entreprises accueillant les X en sortie de l’École), accorde une place croissante à la formation humaine de ses élèves. Elle s’appuie en particulier sur ce qui fait sa spécificité par rapport aux autres écoles d’ingénieurs : la présence de militaires expérimentés en matière de leadership et de gestion des situations complexes. La question de la place des soft skills dans la formation des X sera approchée par la vision de Bernard Gaillot, ancien commandant de promotion reconverti dans la formation de dirigeants d’entreprise, et par la synthèse d’entretiens qu’il a eus avec un panel d’anciens élèves travaillant chez Renault, pour ouvrir sur les actions en la matière expérimentées par l’École alors qu’il commandait la promotion X16.
Les militaires de l’École polytechnique servent au sein de la direction de la formation humaine et militaire (DFHM) qui participe avec les autres départements (SOIE, service d’orientation et d’insertion professionnelle, DDCIP, direction déléguée du cycle ingénieur polytechnicien, et DMRI, direction du marketing et des relations internationales…) à la formation globale des élèves polytechniciens. La formation humaine, militaire et sportive est constitutive de la formation générale des élèves polytechniciens et partie intégrante du projet pédagogique de l’École.
« Associer à un esprit d’ingénieur les compétences humaines et de leadership qui sont indispensables pour aborder et prendre des responsabilités. »
Spécificité du cycle polytechnicien, cette formation portée en particulier par des encadrants militaires a pour objectif général d’associer à un esprit d’ingénieur les compétences humaines et de leadership qui sont indispensables pour aborder et prendre des responsabilités non seulement dans un monde professionnel de plus en plus incertain, mais aussi dans une société en quête de sens et d’humanité.
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Les objectifs particuliers de cette formation humaine et militaire visent à développer la connaissance et la maîtrise de soi, la compréhension des ressorts de l’action collective, les facultés d’adaptation et d’ouverture d’esprit, le goût du travail en équipe et le sens relationnel, l’aptitude à communiquer et à diriger, les qualités physiques et le goût de l’effort, et enfin le sens de l’intérêt général.
Le programme de formation
Cette formation encadrée par des militaires demeure spécifique à l’École polytechnique et s’articule en particulier autour des activités suivantes : stage de formation militaire initiale (un mois de renforcement de l’esprit d’équipe et d’entraînement au leadership dans un camp militaire en Lozère), stage de formation humaine de première année (sept mois en école de formation dans les armées, puis en unités opérationnelles ou en organismes solidaires pour développer son ouverture d’esprit et son leadership), soutenance de différents stages effectuée devant l’encadrement militaire (entraînement à la communication orale), accompagnement aux responsabilités dans les activités périscolaires (prise de responsabilités, organisation, gestion de projets…), entraînement sportif et encadrement de proximité pendant les trois années à l’X (confiance en soi, esprit d’équipe, dépassement de soi, rigueur, professionnalisme…).
De fait, les militaires participent à la formation soft skills de l’élève polytechnicien pour l’aider à faire grandir en lui des compétences humaines recherchées précieusement par les recruteurs aujourd’hui.
La vision de polytechniciens travaillant chez Renault
Dans le cadre des stages découverte en entreprise organisés au profit des cadres militaires de l’École polytechnique, j’ai eu le privilège de me rendre au sein de la société Renault en mars 2017. Outre la découverte du monde de l’entreprise que je connaissais déjà un peu via les formations au leadership de membres de codir que je proposais avec Scyfco (société de formation au leadership issue de Saint-Cyr), la grande plus-value apportée par ce stage réside dans les enseignements sur la formation des ingénieurs tirés d’entretiens approfondis avec plus de 20 polytechniciens de différentes générations (X79 à X06) et ayant des niveaux de responsabilité très variés (du numéro 3 de l’entreprise au jeune ingénieur responsable d’une chaîne de production).
Leurs retours sont éloquents en particulier sur l’importance de préserver la présence de l’encadrement militaire et d’accroître le temps consacré à la formation humaine. Ils retiennent en particulier ce qui suit.
Mieux se connaître
La formation militaire initiale constitue une vraie rupture avec la phase de préparation au concours essentiellement tournée vers le travail scientifique individuel. Cette formation a constitué pour eux un moment fort permettant de dépasser leurs limites individuelles dans un environnement nouveau voire hostile, de mieux se connaître comme leader lors des mises en situation, et aussi de créer un lien fort pour certains, indéfectibles pour d’autres, au sein de la promotion.
Progresser dans sa relation à l’autre
En ce qui concerne le stage de formation humaine au sein des armées (certains servent maintenant dans des organismes civils à vocation sociale), pour la plupart ils gardent un excellent souvenir d’une « grande et belle aventure humaine » qui, en plus de leur permettre de côtoyer la diversité de la société française, leur a permis de mieux se connaître, de s’enrichir humainement et de progresser sur le plan managérial. Parfois certains (les plus jeunes en particulier) regrettent de ne pas avoir exercé de vraies responsabilités lors de ce stage, si ce n’est parfois pédagogiques, et trouvent cela préjudiciable à la bonne formation des manageurs prodiguée par l’École.
Renforcer son leadership
L’encadrement de proximité et la formation sportive sont assurés par des militaires. Les 540 élèves d’une promotion sont regroupés en une quinzaine de sections sportives (de l’équitation au rugby en passant par l’escrime ou la course d’orientation-raid). Outre l’entraînement sportif que les anciens polytechniciens considèrent comme « source de connaissance de soi, d’équilibre et de développement de l’esprit d’équipe et de dépassement de soi », le commandement des chefs de section, commandants d’unité et commandants de promotion sont aussi très appréciés a posteriori, car instructifs sur le management des équipes et la posture du leader.
L’accompagnement individualisé et les soutenances des différents stages (armées ou entreprises) sont considérés comme utiles pour grandir dans la confiance en soi et la communication. Certains des polytechniciens travaillant chez Renault disent avoir pris goût au management au contact de leurs chefs militaires de proximité, et avoir ensuite choisi une carrière résolument tournée vers les responsabilités humaines (filière management plutôt qu’expertise) grâce à eux.
Les soft skills vues par les entreprises et les corps de l’État
Les formations au comportement humain des dirigeants pourraient être plus développées lors des formations initiales dans les écoles d’ingénieurs ou de commerce, afin d’éviter à des jeunes manageurs sortis d’école d’être mis en situation de fragilité et, de fait, de fragiliser leurs équipes (que n’a‑t-on entendu sur l’incapacité des ingénieurs et en particulier des polytechniciens à manager leurs équipes… encore faut-il les préparer à cela !). De même, les corps de l’État, grandes entreprises et institutions qui constituent la commission avale (organismes accueillant les polytechniciens à l’issue de l’X) ont souvent fait remonter que « la formation humaine personnelle et interpersonnelle des élèves était à renforcer » pour s’adapter à ce que la société attendait des polytechniciens entrant dans la vie active. Cette demande avait été clairement exprimée en 2017 alors que j’étais commandant de promotion.
En partant du principe que le projet éducatif de l’École polytechnique consiste à former des scientifiques à la fois équilibrés et aptes à prendre des responsabilités, la commission avale constatait en effet que : « Si les compétences techniques, les hard skills, sont très bien enseignées, cela parfois se fait au détriment de la formation aux qualités humaines et relationnelles, les soft skills qui pourtant sont de plus en plus valorisées par les recruteurs et demandées par les entreprises. »
Les soft skills vues par les X travaillant chez Renault
La plus-value d’un encadrement militaire de proximité est plébiscitée. Beaucoup des polytechniciens rencontrés n’ont pas choisi l’X pour son encadrement militaire, mais pour le prestige et la formation d’excellence que cette école représente. Néanmoins la majorité dit se souvenir du commandement du premier chef en FMI, en école de formation militaire ou à l’X. Ainsi certains de ces cadres ont constitué, pour le plus grand nombre, des exemples de leader à la fois bienveillant et exigeant, faisant référence tout ou long de la carrière du polytechnicien.
De même, beaucoup ont remarqué les capacités professionnelles (souci du détail, disponibilité, rigueur dans l’organisation, réactivité, capacité d’adaptation) et les profondes valeurs humaines (empathie, écoute, capacité à fédérer et à donner du sens) que leurs cadres leur ont transmises par leur exemple. Pour la majorité néanmoins, la formation managériale que les cadres apportent à leurs élèves est trop limitée, alors qu’elle manque cruellement aux ingénieurs arrivant en entreprise, auxquels on demande très vite de diriger des équipes.
“Un paradoxal vrai complexe d’infériorité.”
Certains polytechniciens disent avoir rencontré de réelles difficultés lorsqu’ils ont été confrontés aux responsabilités d’équipe et regrettent de ne pas avoir été mieux préparés au leadership. De même beaucoup remarquent qu’ils ont du mal à convaincre en réunion lorsqu’ils sont en concurrence avec des commerciaux, qui paraissent plus créatifs et mieux préparés à la gestion et à la communication de crise. Il a été aussi mentionné durant les entretiens un point assez surprenant, le complexe de l’X. Certains disant en effet que, pour ne pas être critiqués pour un possible complexe de supériorité, ils cachaient le fait qu’ils étaient X, voire ils nourrissaient un paradoxal vrai complexe d’infériorité car ils estimaient avoir peu travaillé en école sur la confiance en soi.
Mesures mises en place pour les soft skills à l’X
Conscients de l’évolution de la société en général et des jeunes générations Y et Z en particulier vers un besoin croissant de sens dans l’engagement et d’humanité dans les relations humaines, et observant les difficultés de certains polytechniciens à s’adapter aux nouvelles attentes managériales de leurs équipes, de nombreux partenaires des écoles d’ingénieurs en général et de l’X en particulier expriment la nécessité de renforcer la formation humaine des élèves.
En juin 2015 le rapport Attali remis au Premier ministre interroge sur le sens du maintien de l’armée à l’X, puis le COP 2017–2021 décide d’intensifier la formation des soft skills, en particulier à la demande des corps et de la commission avale. Pour ce faire, le chef de corps a demandé à la promotion X16 « d’étudier et d’expérimenter le développement de formations et d’évaluations plus orientées vers les capacités humaines personnelles et interpersonnelles des élèves ».
Le conseil d’administration de l’École en juin 2018 a retenu en particulier un projet de formation et de notation soft skills, incluant une épreuve de mise en situation de leadership et de responsabilité pédagogique pendant les séances de sport. Les cadres de contact des sections sportives ont ainsi reçu pour mission complémentaire à leurs fonctions d’encadrement et d’entraînement sportif de participer plus directement à la formation managériale des élèves, en formant et en évaluant les capacités de leader et de pédagogue des élèves.
Les initiatives des promotions : exemple de la X16
Les cadres de la 2016 ont co-construit avec leurs élèves (Kès, crotaux…) et les autres services de l’Ecole des activités et des moments de partage pour développer les compétences humaines individuelles et collectives : création d’un carnet de bord soft skills avec le SOIE permettant de mesurer l’évolution des compétences humaines de l’X pendant sa formation ; formation des élèves de 3e année comme encadrant des élèves de 1re année lors du stage de formation militaire initiale ; accueil et parrainage des élèves internationaux arrivés tardivement à l’École par des élèves volontaires ; hommage rendu à Caroline Aigle (X94) choisie par la promotion comme marraine de cœur pour ses valeurs, ses réussites et ses choix éthiques ; aventure partagée avec des jeunes lycéens des Ulis dans le massif du Mont-Blanc, ayant permis de développer l’esprit de cordée ; rédaction d’un manifeste d’engagement pour le développement durable ; stage sur le dépassement de soi et l’entraide avec les légionnaires parachutistes du 2e REP ; marche partagée en équipe d’élèves et de cadres entre l’ancienne et la nouvelle école, pour échanger sur les apports des trois années de formation et les engagements ultérieurs…
« Là où il y a une volonté, il y a un chemin. »