Encadrer les marchés, réguler les échanges et soutenir l’investissement
La schématisation de la pensée a débouché sur des prescriptions très normatives de politique agricole, sans qu’aucune précaution n’ait été prise pour vérifier l’adéquation des hypothèses du modèle à la réalité socioéconomique observée. Un programme de sécurité alimentaire ne peut espérer aboutir sans un indispensable aggiornamento théorique. Il faut reconstruire des politiques régionales d’encadrement des marchés, de régulation des échanges et de soutien à l’investissement dans une agriculture durable.
REPÈRES
Ricardo considérait que la valeur d’échange des marchandises était réglée par le travail nécessaire à leur production. Cette théorie de la valeur supposait que seul le travail était créateur de richesses, donc que le profit, pour légitime qu’il soit pour rémunérer l’initiative, constituait un prélèvement sur le fruit du travail. Pour dépasser cette contradiction, exacerbée par l’analyse marxiste, les économistes néoclassiques de la seconde moitié du XIXe siècle ont développé une nouvelle théorie de la valeur, fondée sur l’utilité, et une nouvelle conception de l’origine des richesses, produites par l’action combinée de deux facteurs également utiles et nécessaires : le travail et le capital, désormais réconciliés
Voir aussi l’article de Marc Dufumier de ce même numéro.
Peut-on construire une politique alimentaire efficace à partir de principes erronés ? C’est bien ce qu’ont tenté de faire les principales organisations internationales de développement, et à leur remorque, l’Union européenne, depuis près de quatre décennies.
Un retour pur et simple aux vieilles thèses du XIXe siècle
Inspirées par les « nouveaux économistes » de l’école de Chicago, elles ont cautionné un formidable bond en arrière dans la compréhension des questions économiques et monétaires, et un formidable recul de la pensée en science économique. Il s’est agi, en matière de développement agricole et alimentaire, d’un retour pur et simple aux vieilles thèses du XIXe siècle, illustrées par la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo (1817) et la théorie de l’équilibre général de Léon Walras (1874).
Abolir les frontières et spécialiser
Plus question de politiques d’organisation des marchés et de soutien à l’investissement agricole pour développer la sécurité alimentaire, ainsi qu’avaient pu le faire les grandes puissances comme les États-Unis puis l’Europe, après la Seconde Guerre mondiale.
C’était désormais le libre jeu de l’échange international et de l’ajustement des marchés qui devait pourvoir à la prospérité alimentaire de tous. Il suffisait d’abolir les frontières et que chacun se spécialise dans les productions pour lesquelles il était comparativement le mieux placé (Ricardo), de laisser les prix se former librement sur des marchés libérés de toute entrave à la concurrence, pour conduire à une situation d’équilibre général optimale (Walras).
Une économie à deux facteurs
Depuis 1917, la science économique a progressé et la démonstration de Ricardo a été généralisée à une économie à deux facteurs. Ainsi, peut-on illustrer, par un exemple simple, le » théorème HOS », référence désormais standard de la théorie de l’échange international, qui synthétise la démonstration des trois économistes Heckscher, Ohlin et Samuelson.
Soit deux pays, la Suède et la Chine, qui disposent de dotations en facteurs très différentes : travail abondant et capital rare en Chine, capital abondant et travail rare en Suède. Soit deux biens, la confection et les médicaments, dont la production a des exigences très différentes : la confection demande beaucoup de travail et peu de capital, l’industrie pharmaceutique beaucoup de capital et peu de travail. La démonstration du théorème confirme de manière rigoureuse la conclusion intuitive selon laquelle la Chine, qui dispose de beaucoup de travail, a intérêt à se spécialiser dans la confection, production exigeante en main-d’oeuvre, tandis que la Suède, riche en capital, a intérêt à se spécialiser dans la production de médicaments, exigeante en investissements.
Augmenter le bien-être
Un jeu de massacre
Rappelons quelques évidences : l’agriculture mondiale compte quelque 1,3 milliard d’actifs agricoles, dont 1 milliard en culture manuelle, 300 millions en culture attelée et cinquante millions en culture mécanisée. Entre ces différents types d’agriculture, les écarts de productivité physique sont de l’ordre de 1 à 1000, les écarts de productivité économique de l’ordre 1 à 500. Dans ces conditions, il est absurde de prétendre mettre en concurrence des agricultures aussi hétérogènes, et la libéralisation des échanges constitue un véritable jeu de massacre, sans que l’emploi industriel ne puisse pallier la destruction massive des emplois agricoles. Même les agricultures des pays riches, pourtant fortement subventionnées, ont du mal à tenir la distance face aux secteurs agro-exportateurs des pays émergents, qui cumulent les avantages des investissements étrangers, du dumping social, voire du dumping environnemental (déforestation, surexploitation des sols et des nappes phréatiques). La libéralisation des échanges agricoles et alimentaires se révèle une colossale entreprise de destruction des capacités productives des agricultures du monde.
On montre alors que cette spécialisation internationale et le libre-échange (exportation de vêtements et importation de médicaments pour la Chine, importation de vêtements et exportation de médicaments pour la Suède) conduisent à augmenter le bien-être, aussi bien en Chine qu’en Suède. Le libre-échange et la spécialisation internationale qu’il permet constituent donc un jeu à somme positive où tout le monde est gagnant, ce qui constitue le credo de base pour la libéralisation des échanges.
Des avantages comparatifs…
On peut montrer que, même si la Chine a des coûts de production inférieurs à la Suède dans les deux productions, donc un avantage absolu dans la confection comme dans la production de médicaments, la conclusion reste valable. Du fait que les facteurs de production sont captifs au sein des frontières, ce qui compte, ce ne sont pas les avantages absolus, mais les avantages comparatifs. Chaque pays se spécialise dans la production pour laquelle il est comparativement le mieux placé, compte tenu de la dotation en facteurs dont il dispose, ce qui permet une augmentation de l’efficacité dans l’emploi des facteurs de chaque pays, donc de générer un surplus que l’échange international permet de partager.
… aux avantages absolus
Tout le monde est gagnant constitue le credo de base de la libéralisation des échanges
Mais qu’en est-il aujourd’hui de l’hypothèse d’une nation « bloc de facteurs » ? Il y a belle lurette que les capitaux ne restent plus confinés dans leurs espaces nationaux et circulent librement de par le monde,
depuis que les principaux pays développés ont fait le choix politique d’une dérégulation monétaire et financière au début des années quatre-vingt, si bien qu’aujourd’hui la Chine dispose simultanément d’une main-d’œuvre abondante et quasiment corvéable à merci, et des capitaux du monde entier, particulièrement intéressés à s’investir dans un espace à faibles contraintes sociales, propice à un excellent rendement des actions.
Un choc de nations
Avec la libre circulation des capitaux, le meilleur gagne et le moins bon disparaît
La libre circulation des capitaux scelle un retour aux avantages absolus. Elle met en concurrence les différents espaces nationaux, dans un « choc de nations » qui n’a plus rien à voir avec une harmonieuse division internationale du travail au bénéfice de tous : c’est une « guerre économique » dans laquelle le meilleur gagne et le moins bon disparaît.
S’ajoutent à cela l’enjeu de « l’arme alimentaire » et les risques stratégiques d’une dépendance extérieure pour un approvisionnement essentiel, dans un univers géopolitique instable. C’est ce qu’ont découvert avec brutalité les pays en développement importateurs dépendant du marché mondial en 2007–2008, lorsque leur facture alimentaire s’est trouvée multipliée par trois en quelques mois.
Un équilibre fortuit et instable
Le modèle de Walras a été formalisé de manière rigoureuse, grâce aux apports décisifs de Arrow et Debreu en 1953, puis de Sonnenschein, Mantel et Debreu en 1972–1974. Ces travaux montrent que l’existence d’un optimum de libre concurrence repose sur un certain nombre d’hypothèses, qui in fine se révèlent très restrictives, et que l’équilibre, s’il existe, est fortuit et instable. En agriculture, à la suite des grands auteurs comme Leontieff ou Ézéchiel, les économistes contemporains ont pu mettre en évidence les multiples imperfections des facteurs et modéliser leurs effets. En situation d’incertitude radicale et de délais de production importants, compter sur le seul marché pour effectuer l’ajustement conduit à des fluctuations de prix rapidement insupportables, aussi bien pour les producteurs que pour les consommateurs. Les stratégies qu’adoptent les uns et les autres pour s’en prémunir conduisent à une très grande perte d’efficacité globale.
Certaines préférences
Alors que le nombre de personnes souffrant de la faim augmente et que les besoins à satisfaire dans les décennies qui viennent explosent, c’est un contresens absolu que de prétendre résoudre la question alimentaire par la libéralisation des échanges. Admettons donc la nécessité d’une certaine protection aux frontières, d’une certaine » préférence communautaire » en ce qui concerne l’Europe, d’une certaine « préférence africaine » pour les pays de l’UEOA. Rien n’empêche, à l’intérieur de ces espaces ainsi circonscrits, de faire jouer la concurrence et le signal des prix, par un libre jeu des marchés. Mais, en ce domaine encore, les connaissances théoriques et empiriques du fonctionnement des marchés, en particulier des marchés agricoles, ont connu quelques progrès depuis que Walras a posé les bases de son équilibre général de libre concurrence.
L’intervention de l’État
La théorie économique la plus orthodoxe dit alors que l’intervention de l’État pour corriger les défaillances du marché est entièrement justifiée. Dans ce contexte de marchés imparfaits, incomplets, sujets à de graves erreurs d’anticipation, et soumis à la spéculation, il est en outre illusoire de croire que le développement du commerce international des produits agricoles peut conduire à une stabilisation des prix. Il faut s’y résoudre : les politiques agricoles mises en place aux États- Unis à partir des années trente, ou dans l’Union européenne à partir des années soixante (la Politique agricole commune) ne sont pas de pures constructions démagogiques, mais répondent à des besoins objectifs d’ajustement dans le temps de l’évolution des prix aux gains de productivité.
Les marchés ignorent l’agronomie
Le paradoxe du soutien des prix
Paradoxalement, ce sont les produits dont les marchés ont été les plus soutenus (céréales, lait), qui ont vu le plus baisser leurs prix sur une longue période. En dynamique, cela s’explique fort bien : l’organisation des marchés et la garantie de prix stables sécurisent l’endettement et les investissements. En résultent des gains de productivité spectaculaires, aux États-Unis comme en Europe, qui se partagent en revenus pour les producteurs, et en baisse de prix pour les acheteurs. À condition de veiller à ce que ce partage soit équitable, on peut en conclure que l’organisation des marchés agricoles et la stabilisation des prix à un niveau suffisant pour stimuler l’investissement productif sont une excellente chose, dont les consommateurs des pays riches ont pleinement bénéficié, qu’il n’y a aucune bonne raison d’interdire aux pays en développement.
Dans les pays riches, il ne s’agit certes pas tant, désormais, de mettre l’accent sur la productivité physique que sur la productivité énergétique et environnementale des systèmes de production. Le développement de systèmes durables suppose par exemple des rotations de cultures longues sur quatre, six ou dix ans (complémentarité entre légumineuses et autres cultures, rupture des cycles de développement des parasites, etc.), selon un pas de temps parfaitement incompatible avec les exigences d’ajustement à court terme des assolements en fonction du signal des prix. L’investissement dans des itinéraires de production durables à moyen et long terme suppose que cet investissement ne soit pas ruiné par un retournement intempestif à court terme des marchés. Tout comme en matière d’amélioration de la productivité physique naguère, cette assurance de l’investissement dans la durabilité suppose une garantie contre les fluctuations à court terme des prix, donc des organisations de marché solides.
Une politique commerciale illusoire
La durabilité suppose une garantie contre les fluctuations à court terme des prix
Ces quelques considérations ne permettent certainement pas de conclure que toute politique agricole est bonne à prendre, ou que toutes les politiques agricoles se valent. Mais elles permettent à coup sûr de conclure qu’il est parfaitement illusoire d’imaginer qu’une politique commerciale de libéralisation des échanges puisse tenir lieu de politique agricole et que le libre jeu des marchés, domestiques ou internationaux, puisse apporter une réponse satisfaisante aux défis alimentaires, environnementaux et sociaux des décennies à venir.
Reconstruire des politiques efficaces
Stabiliser d’abord
La stabilisation des marchés pour protéger et soutenir l’investissement agricole constitue une condition nécessaire incontournable du développement de la sécurité alimentaire mondiale et de la promotion d’itinéraires de production durable. La condition est nécessaire mais non suffisante : encore faut-il, dans les pays en développement, que les infrastructures permettent l’écoulement régulier sur les marchés, à un coût raisonnable, de la production des agricultures paysannes.
L’interprétation schématique des avantages comparatifs et de l’équilibre général de concurrence parfaite a débouché sur des prescriptions très normatives de politique agricole, sans qu’aucune précaution n’ait été prise pour vérifier l’adéquation des hypothèses du modèle à la réalité socioéconomique observée.
Cela a conduit à quelques contresens majeurs, tels que la libéralisation non maîtrisée des échanges, le retour au » signal des prix » et le découplage des soutiens, dont les vertus sont contredites aussi bien par les observations empiriques que par les acquis de la science économique.
Les vieux tabous
La construction d’un programme de sécurité alimentaire dans les différents espaces économiques internationaux ne peut donc espérer aboutir sans un indispensable aggiornamento théorique. Il faut pour cela savoir faire abstraction des vieux tabous anachroniques des années quatre-vint dix et reconstruire des politiques régionales efficaces d’encadrement des marchés, de régulation des échanges et de soutien à l’investissement dans une agriculture durable. L’enjeu n’est plus seulement doctrinal. Si l’on veut bien considérer les risques majeurs d’instabilité internationale que recèlent les émeutes de la faim et le terreau propice à tous les extrémismes que constituent la misère et le désespoir, il paraît urgent d’anticiper et d’agir, plutôt que d’attendre l’explosion d’une crise incontrôlable.