Encore un peu de maths dans mon bridge, SVP !
Étienne Turpin (X71) publie un livre intitulé Bridge à Koenigsberg, une approche mathématique du bridge, distribué par les éditions « Pôle » et par Amazon. Il attend vos réactions et commentaires !
Un livre sur les maths et le bridge, cela n’a‑t-il pas déjà été fait ?
Certes, en particulier par une sommité, Émile Borel, dont les fameuses « tribus » donnent un fondement théorique aux probabilités. Mais son livre, coécrit avec André Chéron, concerne justement l’application du calcul de probabilités au bridge, c’est-à-dire le jeu « à cartes fermées » où la reconstitution des distributions possibles et leur hiérarchisation sont essentielles. Sans nier l’extrême importance de ce secteur du jeu, j’ai voulu montrer dans mon livre que même « à cartes ouvertes » le bridge continue à poser des problèmes passionnants.
Koenigsberg ?
Une allusion aux Koenigsberg bridges qui ont donné lieu à l’étude d’Euler, fondatrice de la topologie et de la théorie des graphes. Dans cette étude, il répondait à la question des bourgeois de la cité : « Est-il possible de réaliser un circuit qui emprunte les sept ponts de la ville (reliant les rives du fleuve Pregolia entre elles ou avec les îles situées sur celui-ci) une et une seule fois ? » De même, au bridge, on peut construire un graphe des tâches à accomplir (faire une impasse, tirer les atouts, réaliser des coupes, débloquer une couleur…) ; il s’agit alors de naviguer entre les deux mains et les tâches en toute fluidité. Cette vision permet de définir un plan général que l’analyse traditionnelle, levée par levée, confortera le plus souvent.
Tu as choisi une structure croisée pour ton ouvrage.
Je croise les thèmes avec trois types de développement : réflexions, modèles, intermèdes. Les premières sont lisibles par toutes et tous ; les deuxièmes s’appuient sur un peu de formalisme mathématique ; les troisièmes évoquent sur un mode plaisant des donnes réelles. Il s’agit souvent des mésaventures de ton humble serviteur, qui est plus compétent dans le rôle du médecin légiste se penchant sur le « post mortem » de la donne que dans celui du chirurgien opérant in vivo ! Une lecture alternative de type cherry-picking est donc possible, en sus de la lecture linéaire qui pourrait s’avérer fastidieuse.
Les règles de pouce te tiennent à cœur ?
Les règles de pouce, telles que « honneur sur honneur » ou « prendre en quatrième », sont souvent décriées, faute d’identifier leur domaine de pertinence, à savoir un contexte d’optimisation locale et une situation que j’appelle « régulière ». Dans un développement intitulé à la Magritte « ceci n’est pas un contre-exemple », je montre que, quand la règle n’est pas opérante, c’est qu’une des conditions définissant son domaine de validité est violée. Par ailleurs les atouts méritent évidemment leur nom, car les levées de coupe sont souvent un complément indispensable des levées d’honneur ou de longueur. Ces lignes de jeu fondées sur la coupe sont de différents types : coupe du mort, affranchissement d’une longue du mort ou du déclarant, double coupe, mort inversé. J’ai cherché à établir leur plage de validité en fonction de différents paramètres, nombre et teneur des atouts de chaque main, longueur et teneur de la couleur à couper dans chaque main, nombre de reprises « externes » (dans les deux autres couleurs) au mort ou en main.
Bridge et poker, frères ennemis ?
Le poker, malgré son côté un peu sulfureux, a eu beaucoup plus de succès que le bridge chez les théoriciens. On dit en effet que J. von Neumann était un grand joueur de poker. Plus sérieusement, Kühn et Nash ont donné leur nom à des variantes qu’ils ont analysées, démontrant en particulier la nécessité du bluff et des décisions aléatoires. Cette démonstration s’applique aussi au bridge où, contrairement à ce qu’affirmaient certains grands auteurs (tels que Roudinesco), des stratégies mixtes (tirage aléatoire de stratégies pures) peuvent être optimales, équilibre de Nash oblige.
Le bridge, un jeu à mémoire imparfaite ?
Le bridge (et son ancêtre le whist) n’a donc pas été beaucoup étudié par les pères fondateurs de la théorie des jeux (ni d’ailleurs par l’école moderne représentée par Conway and Co). Seul parmi eux, G. T. Thompson s’intéresse à celui-ci sous l’angle de la « mémoire imparfaite ». Cette problématique surgit quand on considère qu’il n’y a en fait que deux « joueurs », le déclarant et la défense (hors la phase des enchères), jouant un jeu à somme nulle : si l’un gagne, l’autre perd. Pour le camp du déclarant, cette conception ne pose pas de problèmes (une fois le mort étalé, c’est celui-ci qui manœuvre les deux jeux). En revanche, le camp de la défense n’est pas « homogène » : chacun ou chacune joue séparément sans connaître le jeu de son ou sa partenaire. Tout se passe comme si la défense « oubliait » une partie de son jeu. Face à cette « mémoire imparfaite », la défense utilise la signalisation, qui est un domaine essentiel bien que largement sous-estimé du bridge, afin de fournir au ou à la partenaire des informations sur la main qu’il ou elle ne voit pas. Mais, si cette signalisation est licite, elle profite aussi au déclarant comme Thompson le montre dans l’article évoqué plus haut, article dont j’ai essayé d’étendre les résultats. Quant à la signalisation illicite, elle a donné lieu à de nombreux scandales, de Reese-Shapiro à Nunes-Fantoni, sur lesquels je préfère ne pas m’étendre !
Edgar Poe est-il le véritable inventeur de la théorie des jeux ?
Inventeur, peut-être pas, mais génial précurseur sûrement. Ou plus précisément Dupin, l’ami du narrateur, dans les trois nouvelles où il intervient, Double assassinat dans la rue Morgue, La lettre volée (chère à Jacques Lacan) et Le mystère de Marie Roget. Dans cette dernière nouvelle, il fournit en particulier la première formulation du dilemme du prisonnier dans son style inimitable, encore embelli pour les francophones par la traduction de Charles Baudelaire. Last but not least, il fournit une appréciation très flatteuse du whist et de ses pratiquants, que j’ai placée en exergue de mon ouvrage.
Appliquer la théorie des jeux coopératifs à l’évaluation des honneurs, est-ce vraiment pertinent ?
Je confesse qu’il s’agit là d’un exercice de style. À partir de celui-ci, je m’en prends à l’évaluation des points dite de Milton-Work, dont les ravages sont selon moi immenses. Je me situe ici dans la lignée de Victor Mollo, dont le livre culte Bridge dans la ménagerie contient un personnage qui, après chaque désastre, se lamente : « Pourtant, j’avais x points d’honneur. »
Le squeeze pour les nuls ?
Les squeezes sont souvent réputés comme la partie la plus difficile du bridge et on a même prétendu qu’on pouvait être un champion sans en rien connaître. Mais ils sont en fait une forme de double bind, d’injonction contradictoire, qu’on retrouve dans la plupart des jeux. Au bridge, les plus courants sont de conception et d’exécution aisée à condition de connaître les principes simples qui les sous-tendent.
Le boulanger et le papillon ?
C’est l’imperfection du battage des cartes qui produit le hasard, selon la logique fractale à l’œuvre dans l’« application du boulanger », dont le nom vient de sa similarité avec cet artisan qui étend sa pâte puis la replie sur elle-même avant de l’étendre à nouveau. On retrouve ici l’effet papillon des météorologues.
Tu invoques aussi un philosophe et un astronome ?
Le philosophe Zénon d’Élée à cause de son célèbre paradoxe qui démontre l’impossibilité du mouvement puisque, pour aller de A à B, il faut d’abord aller à A1, milieu de AB, et auparavant en A2 milieu de AA1 et ainsi de suite. Paradoxe que seul le calcul différentiel de Leibniz et Newton élucidera deux millénaires après ! Je montre que, sur le fondement d’un canevas préétabli (le système d’enchères), la communication optimale permettant d’aboutir au bon contrat repose sur une description dichotomique progressive. À tout moment, la première enchère disponible doit décrire la moitié des configurations possibles (plus précisément demeurant possibles à ce stade compte tenu des enchères précédentes), celle située juste au-dessus le quart, et ainsi de suite. Quant à l’astronome, il s’agit du génial Kepler dont le concept de stellation pourrait être utilisé pour positionner les tables en tournoi par paires afin de réduire les risques d’indiscrétion.
La suite ?
Ce livre est malheureusement un livre solitaire, même s’il a bénéficié de lecteurs experts comme Gilles Cohen, responsable des éditions Pôle (Tangente et Jouer bridge), ou le champion franco-belge Jean-Pierre Lafourcade, néanmoins trop occupés pour me faire des remarques circonstanciées. Il est donc un « essai » au sens propre. Cependant la souplesse de l’édition numérique est telle que je serais en mesure d’incorporer aisément les remarques judicieuses qui me seraient faites par nos camarades…