Énergies et mégapoles
Qu’est-ce qu’une ville ? Si on met de côté ses origines stratégiques, la défense des habitants que l’on regroupe, une ville apparaît aujourd’hui comme un moyen de rendre plus efficace le fonctionnement d’une société.
En très peu de temps, tout le monde peut rencontrer tout le monde et se livrer à nombre d’activités et d’échanges, ce qui, entre autres, favorise la division du travail.
La ville permet d’économiser du temps et de l’énergie dans les transports de marchandises, de déchets, de fluides, d’électricité, d’eau…
La littérature économique abonde sur l’efficacité des villes.
L’efficacité des mégapoles
Comme l’écrit Lionel Taccoen1, les mégapoles des pays en développement sont les laboratoires de l’avenir. Pourquoi les gens des campagnes s’y installent-ils ? Parce que même si la vie est difficile dans les bidonvilles, les occasions de trouver du travail, des soins médicaux, de l’eau potable, de l’éducation pour les enfants sont plus grandes là qu’ailleurs, encore qu’il y ait, parfois, une part d’illusion et qu’ils déchantent quand ils arrivent dans la grande ville. Là se créent les richesses économiques qui ne peuvent pas être créées dans la campagne. Il faut renoncer à cette idée d’arrêter l’exode rural, bien qu’il faille certaines fois le ralentir et l’encadrer. Peut-on refuser aux pays en développement ce phénomène que nous avons nous-mêmes connu et qui nous a conduits à notre niveau de développement ?
Du point de vue de l’environnement, la concentration accentue les effets polluants locaux : on se pollue l’un l’autre quand on a au même endroit, ou presque, le puits et le rejet à la nappe. En pleine campagne on peut compter davantage sur la capacité autodépuratrice du milieu. Cependant la concentration réduit les émissions polluantes en réduisant les consommations d’énergie, en particulier dans les transports.
La concentration urbaine rend plus facile et plus économique l’accès aux formes modernes d’énergie et aux réseaux. On y trouve des combustibles, fossiles certes, mais relativement propres : dans les pays en développement l’utilisation de la biomasse en zone rurale ou périurbaine est souvent catastrophique du point de vue de la qualité de l’air à l’intérieur des locaux, et donc pour la santé publique. Avec les maladies dues à l’eau, c’est l’une des sources principales de la morbidité et de la mortalité dans ces pays.
La substitution par des énergies fossiles, toujours plus facile en ville qu’à la campagne, est aussi un signe de progrès même si l’on peut concevoir des formes modernes d’utilisation de la biomasse pour développer l’usage de cette énergie renouvelable.
Plaidoyer pour la densité : le cas des transports
Source : Newman et Kenworthy,
Sustainability and cities : over-coming automobile dependence, 1999.
La densité réduit la consommation d’énergie dans les transports – on le voit très clairement sur la fameuse courbe de Newman et Kenworthy (figure 1). La densité réduit évidemment la demande de transports, mais surtout elle chasse la voiture, qui consomme trop d’espace au sol pour être efficace. La densité favorise à l’inverse les transports publics et les rentabilise (parce qu’ils sont beaucoup plus efficaces en termes de personnes transportées par mètre carré de surface urbaine). Le bon bilan en énergie finale est augmenté par la domination de l’électricité dans les transports publics. Les véhicules électriques ont déjà envahi nos villes, ils s’appellent trains, métros, tramways, et pour finir ascenseurs, lesquels permettent une desserte fine dans les villes denses sur la troisième dimension, la verticalité.
Le bilan des transports publics n’est pas seulement très favorable en termes énergétiques, il l’est aussi en matière de pollution locale. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) a publié il y a deux ans une étude intitulée Bus systems for the future : comment passer à des bus à hydrogène non polluants. Elle montre que, pour que les compagnies de ce type de transport soient bénéficiaires, il faut qu’elles offrent aux habitants un service efficace et rapide, capable d’ajouter à la clientèle captive des transports publics une partie de la clientèle automobile. Cela suppose des décisions de répartition de l’espace public, de priorité aux transports en commun, de restructuration des lignes pour favoriser les correspondances…
Des villes de pays en développement l’ont fait avec succès, notamment en Amérique latine, par exemple Curitiba au Brésil. Cela suppose aussi qu’on ait bien réfléchi sur le mode de gouvernance : il faut assurer un certain degré de concurrence, mais on ne peut pas non plus laisser une compétition anarchique se développer. Un système de concessions est nécessaire si l’on veut des transports en commun organisés et efficaces. On a alors des compagnies de transport rentables qui peuvent acquérir des bus modernes polluant beaucoup moins que les bus hors d’âge fréquents dans les pays en développement. L’effet du transfert des voitures vers les bus est lui-même déjà plus important que la modernisation des bus.
Les véhicules hybrides » pluggables »
On pourra contenir les émissions de gaz à effet de serre des transports en maîtrisant l’évolution des besoins, ce qui nécessite de préserver la densité urbaine, et d’appliquer des politiques facilitant le transfert modal. Bien entendu, il y aura toujours des voitures pour la desserte interurbaine, la rase campagne et une partie en ville. Quelles voitures ? Un consensus est en train de se dessiner parmi les experts en faveur de la voiture hybride » pluggable « , c’est-à-dire raccordable au réseau électrique. Le véhicule hybride, du type » Prius « , est caractérisé par l’association, très efficace sur le plan énergétique, d’un moteur à combustion interne et d’un moteur électrique. Il lui faut des batteries d’une bonne capacité – quoique moins volumineuses, moins lourdes et moins chères que pour un véhicule tout électrique.
Un hybride » pluggable « , c’est un peu un hybride de véhicule hybride et de véhicule tout électrique – une sorte » d’hybride au carré « . En ville, pour des trajets quotidiens relativement courts de quelques dizaines de kilomètres, on fonctionne en tout électrique. Hors de la ville, pour des plus longs trajets, on fonctionne en hybride. L’hybride divise par deux la consommation d’essence, laquelle peut encore être divisée par deux en se raccordant chaque fois que possible au réseau en ville. Les biocarburants pourraient alors permettre de satisfaire tout ou partie de l’énergie restante pour réduire à zéro les émissions de l’automobile, sans attendre la fameuse » économie de l’hydrogène « , encore hypothétique.
La déconcentration a des atouts, mais pas assez
La déconcentration a pourtant ses avantages – et ses défenseurs. Un argument souvent avancé pour une production beaucoup plus décentralisée d’électricité, c’est celui de l’atout de la cogénération qui augmente fortement le rendement des moyens de production électrique en utilisant la chaleur.
Centrale solaire dans le désert de Mojave, Californie.
Il faut pourtant garder les avantages du » foisonnement « , qui fait que les systèmes électriques interconnectés desservent une puissance souscrite totale environ quatre fois supérieure à la capacité physique installée. Il permet ainsi de diviser par quatre la facture d’investissement dans les capacités de production.
La déconcentration a aussi des avantages pour le solaire thermique. Il est plus facile d’avoir une part de sa consommation de chauffage ou d’eau chaude sanitaire avec des panneaux solaires si l’on a un peu de place sur son toit et si l’on n’a pas trop d’effets d’ombre. À l’inverse la consommation d’énergie est supérieure dans l’habitat dispersé d’environ 30 % par rapport à l’habitat concentré.
Au total, les inconvénients de la déconcentration en matière de transport sont tellement importants, qu’ils l’emportent très vraisemblablement sur les éventuels bénéfices en termes de consommation dans l’habitat.
Énergies renouvelables et mégapoles
On assimile souvent les énergies renouvelables aux énergies intermittentes et dispersées, au » hors réseaux « . On pense tout de suite au 1,6 milliard d’individus non raccordés aux réseaux électriques dans les pays en développement. Les analyses de l’AIE suggèrent qu’une moitié à peu près est parfaitement raccordable du point de vue économique si la densité de peuplement est suffisante, sur le modèle de l’électrification de la Chine durant ces deux dernières décennies qui a conduit à un taux d’électrification de l’ordre de 99 %. Il vaut mieux alors des réseaux, encore une fois parce que grâce à l’effet de foisonnement on divise par quatre la facture d’investissement de production. Pour l’autre moitié, soit 800 millions de personnes, habitant en zone peu dense et dispersée et qui y resteront vraisemblablement – parce que, même si l’essentiel de la croissance démographique à venir va se faire dans les villes, une certaine croissance en zone rurale tend à compenser l’exode rural -, alors effectivement les énergies renouvelables peuvent apporter des solutions intéressantes avec le photovoltaïque ou la microhydraulique. Cela dit, ce n’est pas parce que les énergies renouvelables sont diffuses qu’elles ne peuvent pas gagner les réseaux. On le voit aujourd’hui avec la grande éolienne. Certes en France on n’en est encore qu’à environ 300 MW, mais nos voisins allemands disposent de 14 000 MW. Cela équivaut, en divisant par un facteur 3 pour avoir le productible électrique, à 4 réacteurs nucléaires, ce qui n’est pas négligeable.
Zones favorables au solaire à concentration
Les zones orangées bénéficient d’un ensoleillement direct favorable à la production d’électricité dans des centrales solaires à concentration. Les zones en jaune peuvent présenter des conditions d’ensoleillement suffisantes.
Source : PHARABOD F. et PHILIBERT C., 1992, Luz Solar Power Plants, DLR/SolarPACES.
Par ailleurs, on peut aussi, pour un futur assez proche, penser au solaire à concentration. La photographie reproduite ci-contre montre une partie des centrales solaires dans le désert de Mojave qui alimentent le réseau électrique de Los Angeles depuis le milieu des années 1980 ; on y voit des capteurs paraboliques qui concentrent les rayons du soleil sur les tubes situés au foyer des capteurs, permettant d’atteindre une température de 400° et de faire ensuite tourner, avec un circuit eau vapeur, une turbine, et pour finir un générateur électrique. Ce système à concentration de l’énergie solaire permet de desservir… des concentrations urbaines. L’électricité produite est beaucoup moins chère que le photovoltaïque et, surtout, a une valeur beaucoup plus grande pour les électriciens : l’énergie est en effet facilement garantie, soit par un stockage de chaleur, soit par un appoint facile en utilisant toute la partie classique de la centrale pour un faible coût additionnel. C’est un très grand avantage par rapport à l’éolien ou le photovoltaïque. Il y a actuellement des projets dans une dizaine de pays dans le monde : Afrique du Sud, Algérie, Égypte, Espagne, États-Unis, Inde, Israël, Italie, Maroc, Mexique. Deux centrales de 50 MW chacune pourraient être raccordées avant la fin de l’année, l’une en Espagne près de Grenade, l’autre aux États-Unis dans le Nevada.
Tableau 1 Mégapoles et grandes villes ensoleillées |
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ÉTATS-UNIS | Los Angeles, Austin, Las Vegas, Phoenix, Salt Lake City, San Antonio, San Diego, Tucson |
MEXIQUE | Mexico, Monterrey, Tijuana, Guadalajara |
AMÉRIQUE DU SUD | Lima, Recife, Fortaleza, La Paz, Santiago |
EUROPE | Séville, Valence, Athènes |
AFRIQUE DU NORD MOYEN-ORIENT | Casablanca, Fès, Marrakech, Rabat, Alger, Tunis, Benghazi, Tripoli, Le Caire, Alexandrie, Gizeh, Khartoum, Addis-Abeba, Jérusalem, Tel-Aviv, Amman, Beyrouth, Alep, Damas, Istanbul, Ankara, Izmir, Téhéran, Ispahan, Karaj, Meched, Tabriz, Djeddah, Riyad, Koweït, Bagdad |
ASIE CENTRALE ET MÉRIDIONALE | Erevan, Douchanbe, Achgabat, Kaboul, Tachkent, Alma-Ata (Almaty), Karachi, Lahore, Faisalabad, Gujranwala, Hyderabad (Pakistan), Multan, Peshawar, Rawalpindi, Delhi, Bombay (Mumbai), Ahmedabad, Amritsar, Bhopal, Hyderabad (Inde), Indore, Jaipur, Jodhpur, Nagpur, Pune, Chengdu, Chongqing, Kunming |
AUSTRALIE | Adelaïde, Brisbane, Melbourne, Perth, Sidney |
AFRIQUE AUSTRALE | Harare, Lusaka, Durban, Johannesburg, Le Cap, Pretoria |
Les noms des mégapoles (de plus de 5 millions d’habitants) sont indiqués en gras. |
La ressource est considérable dans les régions à climat semi-aride et sans nébulosité : le sud-ouest des États-Unis, le nord du Mexique, une large zone en Amérique du Sud, une très grande zone couvrant l’Afrique du Nord, le Moyen-Orient et une partie de l’Asie centrale et méridionale, et la plus grande partie de l’Australie et de l’Afrique australe (cf. figure 3). L’ironie du sort c’est qu’il s’agit surtout de pays en développement qui n’ont pas d’objectif Kyoto, et de deux pays développés, les États-Unis et l’Australie, qui n’ont pas ratifié le protocole de Kyoto. Qui dit conditions semi-arides ne dit pas nécessairement faible population. En fait, il y a 90 villes ayant près de, ou (beaucoup) plus d’un million d’habitants (sur les quelque 480 villes de cette importance dans le monde) qui se trouvent dans, ou à proximité d’une zone favorable à ce type de centrale ; dont près d’un tiers (12 sur 39) des mégapoles de plus de 5 millions d’habitants (cf. tableau 1 – chiffres de 2000).
Le nombre de grandes villes et de mégapoles susceptibles d’être alimentées par l’énergie solaire pourrait être plus élevé encore si l’on interconnectait les centrales avec d’autres sources d’énergie renouvelable. Ainsi, dans la vision à 2050 de l’Union européenne, on envisage, pour atteindre l’objectif de 50 % de l’électricité en Europe qui soit d’origine renouvelable, de combiner les ressources éoliennes offshore plus régulières qu’on peut avoir sur nos côtes occidentales, avec ce qu’on a déjà en hydraulique – on ne fera pas beaucoup plus dans ce domaine -, et un peu plus de géothermie, ainsi qu’avec des centrales solaires qui pourraient être en Afrique du Nord et en Turquie, raccordées par divers conduits sous-marins.
En définitive, la concentration urbaine crée sans doute des problèmes d’environnement spécifiques, mais elle facilite la résolution d’autres problèmes environnementaux, notamment ceux liés aux changements climatiques parce qu’elle permet de consommer l’énergie dans l’habitat, et encore plus dans les transports, avec bien plus d’efficacité. La concentration urbaine, contrairement à une idée reçue, n’est pas incompatible avec le développement des énergies renouvelables, comme le montre le cas de la grande éolienne aujourd’hui et des centrales solaires à concentration. Pour Alphonse Allais, l’air serait plus pur si l’on construisait les villes à la campagne. Mais si l’on prend la boutade au sérieux, et qu’on laisse s’étaler autour des cœurs de ville des flaques urbaines peu denses, il sera plus difficile de lutter contre les changements climatiques.
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1. Taccoen L., 1979, La guerre de l’énergie est commencée, Flammarion ; et, 2001, L’Occident est nu, Flammarion.