Énigme polytechnicienne
Einstein à la Maison des X, rue de Poitiers, en 1922
Cinq camarades ont répondu : Jean-Marie Metzger (X 71), Jacques Delafosse (X 43), Georges Donnadieu (X 55), Jean-Louis Bobin (X 54) et François Bergot (X 65). Pour le « qui ? », les cinq, et certainement tous les autres lecteurs, ont bien sûr reconnu Albert Einstein au centre du cliché. Ensuite cela se complique.
En ce qui concerne le « où ? », c’est une surprise qu’un seul, G. Donnadieu, et encore avec un point d’interrogation, ait proposé la Maison des Polytechniciens. C’est bien cela (et très exactement le salon des colonnes, le second à droite sur cour au rez-de-chaussée)… car sinon en quoi l’énigme serait-elle « polytechnicienne » ? À l’époque en cause (printemps 1922, voir ci-dessous) la Maison des X n’y était encore que locataire du « Club de la renaissance française ». J.-L. Bobin a indiqué Paris pour « un dîner très sorbonnard » ; J.-M. Metzer, J. Delafosse et F. Bergot ont avancé Bruxelles où se tenaient les congrès Solvay rassemblant les plus grands savants du monde entier.
Pour les « quand ? » et « en quelles circonstances ? », ainsi que seul J.-L. Bobin l’a indiqué, c’est lors de la visite qu’Einstein accomplit à Paris du 28 mars au 6 avril 1922. Trois ans après la fin de la guerre cette visite suscita de vifs débats : c’était le premier Allemand reçu officiellement en France depuis le conflit et l’Académie des sciences annula les conférences prévues quai de Conti après que trente de ses membres ont menacé de quitter les lieux si « l’invité » y pénétrait. Les origines juives du savant furent aussi une ligne de clivage. Peut-être ce dîner est-il celui qui a suivi la conférence du vendredi 31 mars au Collège de France, événement mondain en plus que d’être scientifique : le philosophe Henri Bergson, mais aussi diverses comtesses et princesses voulant, à leur niveau, approfondir la convergence entre Einstein (l’espace-temps) et Proust (À la recherche du temps perdu)…
Enfin « quels autres ? »
- (D’abord à la droite d’Einstein) Paul Langevin (1872−1946), qui l’avait invité puis qui sauva le voyage, promoteur en France de la relativité restreinte dont il introduisit l’enseignement au Collège de France en 1910, fondateur des congrès Solvay en 1911, brièvement lié à Marie Curie ;
- Charles Fabry (1867−1945), X 1885, physicien (optique) ;
- Charles Édouard Guillaume (1861−1938), physicien suisse, prix Nobel de physique en 1920, qui découvrit l’alliage Invar, puis deux inconnus ;
- Paul Appell (1855−1930), en 1922 recteur de l’académie de Paris, président de la Société mathématique de France, ensuite fondateur de la Cité universitaire de Paris, cousin d’Émile Picard et beau-père d’Émile Borel ;
- (ensuite, à la gauche d’Einstein) Louis Lapicque (1866−1952), physiologiste du système nerveux, mais surtout voisin et ami de vacances des Perrin, Curie, Joliot, Langevin à la « petite Sorbonne » surnom bien justifié du hameau de Launay à Ploubazlanec près de Paimpol ;
- Marie Curie (1867−1934), prix Nobel de physique en 1903 (avec Pierre Curie et Henri Becquerel) et de chimie en 1911 (dont G. Donnadieu a fait le bilan de santé par radiesthésie), puis un inconnu ;
- Émile Picard (1856−1941), mathématicien (algèbre) ;
- (enfin dans l’angle en bas à gauche du cliché, sous un éclairage violent) Émile Borel (1871−1956), mathématicien des probabilités, ministre de la Marine en 1925, gendre de Paul Appell ;
- (légèrement penché) Jean Becquerel (1878−1953), X 1897, professeur de physique à l’École polytechnique dès 1919 où il fut le premier à enseigner la relativité restreinte, fils d’Henri.
Tous sauf Guillaume (parce que Suisse) et Marie Curie (parce que femme) étant ou devant être ensuite membres de l’Académie des sciences. En plus de leurs liens scientifiques nombre des convives avaient donc entre eux des relations familiales ou amicales, voire sentimentales ; dès lors l’ambiance de la soirée dut être excellente !
Il y eut longtemps une belle entente entre Einstein et Langevin jusqu’à la mort de ce dernier en 1946, par la physique (depuis le premier congrès Solvay en 1911) et par la politique (l’Allemand pacifiste et le Français dreyfusard, antifasciste et président de la Ligue des droits de l’homme). Les deux savants s’aidèrent réciproquement, ainsi Langevin facilita-t-il l’accueil d’Einstein à Princeton en 1934 après qu’il a dû quitter l’Allemagne.
Espérons que l’esprit du plus grand génie de la physique au xxe siècle a soufflé sur les milliers de réunions, déjeuners, dîners, cérémonies et autres circonstances polytechniciennes qui, depuis quatre-vingt-cinq ans, ont eu pour cadre le salon des colonnes de la Maison des X !
Pour l’autorisation de reproduction ainsi que pour les renseignements fournis, que soit remercié le Centre de ressources historiques de l’École supérieure de physique et chimie industrielles de la Ville de Paris où cette photographie avait été remarquée dans l’exposition « La physique de Paul Langevin, un savoir partagé ».