Énigme polytechnicienne
“ … Nous sommes débarrassés maintenant du règne de l’École polytechnique dont une des funestes influences sur l’esprit de ceux qu’elle a formés est de leur donner le seul goût des jugements a priori et de leur faire croire à la valeur absolue des hommes et des moyens. Soyez assurée comme je le suis que nous nous trouverons le mieux du monde de ce changement…” est extrait d’une lettre adressée à sa mère le 8 septembre 1917 par le capitaine de Gaulle, depuis la forteresse de Rosenberg (à Kronach, au nord de la Bavière, non loin de Bayreuth), où il fut prisonnier de juillet à novembre de la même année, une de ses neuf “ garnisons ” de captif entre Douaumont le 2 mars 1916 et Magdebourg le 11 novembre 1918, et où il réalisa les 15 et 30 octobre 1917 deux de ses cinq évasions, toutes athlétiques ou rocambolesques : lanières de draps tressées en corde de trente mètres, panier à linge, etc.
Félicitations à Jean Coninx (41) et Alain Raoult (66) pour avoir trouvé la réponse dans De Gaulle, traits d’esprit où Marcel Jullian cite ce courrier mais avec une mention calendaire inexacte “ août 1917”, car nous avons vu cette lettre avec effectivement en tête “8 septembre 1917” à l’exposition De Gaulle soldat en 2000 au “ Mémorial Leclerc et de la Libération de Paris ” (au-dessus de la gare Montparnasse), et elle est d’ailleurs publiée avec cette même date dans Lettres, notes et carnets. Merci aussi de sa réponse à Pierre Monghal (29), mais ce n’était pas Clemenceau.
Quarante et un an, neuf mois et un jour plus tard le même personnage, revenu au pouvoir en 1958 après avoir été chef de la France Libre de 1940 à 1944 puis chef du Gouvernement provisoire de 1944 à 1946, rendait visite à l’École polytechnique le 9 juin 1959, cinq mois seulement après la prise de ses fonctions de Président de la République le 8 janvier 1959, probablement par amitié avec le général de Guillebon (30) qui en était alors le commandant, un de ses plus fidèles “ Compagnons de la Libération” : chef d’état-major de Leclerc, Tchad, Tripolitaine, Tunisie, Normandie, Paris où il entre l’un des premiers le 25 août 1944, Colmar, Berchtesgaden le 5 mai 1945. Il s’adressa en ces termes aux élèves des promotions 1957 et 1958 réunis à l’amphithéâtre Arago :
“ Messieurs, j’ai l’honneur de vous saluer. Mettez-vous au repos, s’il vous plaît, et asseyez-vous.
Le général de Gaulle passe en revue la promotion 1957 le 9 juin 1959. © ECPAD/FRANCE
Le général de Gaulle s’adresse aux promotions 1957 et 1958 à l’amphithéâtre Arago le 9 juin 1959. © ECPAD/FRANCE
Je vois que l’X, comme la France, est en pleine évolution. L’X, comme la France, est vieille, et en même temps elle est toute neuve. Polytechnique, comme la France, reste ellemême à travers tous les changements. Je ne veux pas manquer de rendre hommage à tout ce qui fut fait ici et à tout ce que fut l’École polytechnique depuis l’origine. Je le fais avec respect, avec émotion. L’État a voulu que l’École donnât à ses élèves une haute culture scientifique et qu’elle les préparât à devenir des hommes qui seraient des cadres supérieurs pour la Nation. Et, en effet, c’est ce qui est arrivé. C’est pourquoi je tiens à saluer cette réussite séculaire.
Il faut dire que Polytechnique a eu la chance, naguère, de trouver deux éléments essentiels qui ont été extrêmement favorables à son caractère et à son développement. D’abord il se trouvait qu’elle s’est recrutée, qu’elle a vécu, qu’elle a rayonné en un temps où la France était, voulait être et devait être une grande puissance militaire. En un temps où, par conséquent, une notable partie de l’élite nationale et, du même coup, bon nombre de Polytechniciens, faisaient carrière dans les rangs de l’armée. À ce point de vue il est vrai que, surtout après les longues années qui ont suivi le désastre de 70, un grand nombre de vos anciens ont participé à cette volonté profonde du peuple français d’effacer l’humiliation. Et puis c’était le temps même où les transformations de l’énergie, des transports, des communications, des fabrications étaient essentielles, après l’ère uniquement agricole et artisanale. Alors, les grands Corps : des Mines – des Ponts et Chaussées – des Ports – des Chemins de Fer – des Postes, des Télégraphes et Téléphones – des Fabrications d’armement – des Constructions et de l’Artillerie navales…, ces grands corps ont été les champs d’action, les royaumes des Polytechniciens. Vos anciens y ont déployé une immense valeur. Ils ont été beaucoup critiqués pour leurs défauts, ou pour leurs soi-disant défauts, mais, au total, depuis le jour où la Convention nationale a décrété la naissance de l’École polytechnique, jusqu’au jour où Joffre, Foch, Fayolle défilèrent sous l’Arc de Triomphe, l’École a bien servi la France. Et maintenant, dans notre temps tel qu’il est et tel qu’il devient, la France en appelle, encore une fois, à l’École polytechnique.
Mais les conditions dans lesquelles nous vivons, l’essor incroyable de notre ère industrielle et tout ce qui s’y rattache en fait de technique, de recherches, de réalisations, tout ce qui s’y rapporte d’énergie, de masse, de vitesse, nous enveloppe de conditions matérielles qui tendent à nous emporter. C’est pourquoi il est essentiel que, plus ces conditions matérielles s’élèvent, déferlent, cherchent à gouverner, et plus doit persister et s’imposer la domination de l’esprit. En notre temps, ce que la France demande à Polytechnique, c’est justement de former, comme l’École l’a toujours voulu, des hommes dont l’intelligence et dont le caractère soient capables de maîtriser la matière et, par conséquent, de l’utiliser dans l’intérêt général, au lieu de laisser le monde s’asservir sous sa loi. Que vous pratiquiez ici, Messieurs, tout ce qui définit votre École et fait sa grandeur : la connaissance scientifique, la discipline et la solidarité, le travail personnel, tout cela est capital pour assurer le triomphe de l’esprit sur la matière.
Vous êtes ici des élèves, des militaires et des camarades. Je vous dis que cela est beau et que cela est bien. Comme vous avez de la chance ! Vous êtes ici adonnés à tout ce que l’intelligence humaine découvre de plus élevé. Vous y êtes réunis en promotions pleines d’espérances. Vous y êtes au contact de maîtres qui sont un honneur pour la France et à qui devant vous j’en rends, en son nom, le témoignage. Vous allez entrer à votre tour dans l’activité de votre époque, et de quelle époque ! Vous allez y entrer pour conduire les hommes et pour gouverner les choses. Vous aller y entrer comme des guides. Et puis, vous allez y entrer comme des Français, c’est-à-dire comme les fils d’une nation qui est, précisément, faite pour l’effort, pour le progrès et pour l’exemple. Oui, vous avez de la chance !
Messieurs, je veux terminer ces quelques mots en vous invitant à élever avec moi votre pensée, justement, vers la France. Ce qu’elle attend de vous est à la mesure de ce qu’elle vous donne et de ce qu’elle vous a donné. Ensuite, dès que vous entrerez, et ce ne sera pas long, dans la période de la vie où vous serez en activité, vous porterez, à son égard –, vous portez déjà – l’honneur des responsabilités.
Vive l’École polytechnique ! Vive la France ! ”
À l’issue de cette visite le Chef de l’État signa le livre d’or de l’École, mais sans y apposer de mention manuscrite particulière. Le général de Boissieu, son gendre, qui est peut-être celui qui l’a le mieux connu dans ses rapports avec l’armée, nous a fait savoir que la sévère appréciation de 1917 était principalement liée aux circonstances difficiles dans lesquelles elle a été rédigée, et que son beau-père prenait, en chaque occasion, pour chaque mission, celui qui lui paraissait le mieux indiqué quelle que fût son origine, polytechnicien ou non.
Il n’existe pas d’autres expressions publiques ou officielles du général de Gaulle au sujet de l’École polytechnique si ce n’est, de loin en loin, en Conseil des ministres, les modifications des textes statutaires ainsi que les nominations des généraux commandant l’École.
Toutefois le livre du diplomate Jean-Paul Alexis Au protocole du général de Gaulle, souvenirs insolites de l’Élysée relate ainsi un incident sérieux survenu le 16 mai 1962 :
Dans la cour de l’École le 16 mai 1962.
“ [La promotion 1960] allait recevoir bientôt la promotion jumelle de Saint-Cyr, venue de Coëtquidan à Paris. Les saint-cyriens sont donc reçus à l’École polytechnique (encore à Paris, rue Descartes) mais, pendant le salut aux couleurs, ils reçoivent une pluie de papier toilette venue des fenêtres des étages élevés du bâtiment. L’affront est patent et si grave que quatre élèves mal notés sont renvoyés et, par solidarité, le major se joint à eux.
Mon beau-frère [Albert Costa de Beauregard, X 60, ce major], âgé de vingt ans, téléphone à l’Élysée pour me demander d’arranger les choses. Je raconte donc l’incident au colonel de Bonneval [aide de camp du Général] en plaidant l’indulgence. Funeste initiative ! Bonneval, choqué de l’insulte au drapeau, en parle au Général, entre saint-cyriens, et la sanction est confirmée. Le général de Gaulle se souvenait pourtant d’une visite exemplaire à Polytechnique le 9 juin 1959 après avoir été grossièrement reçu, un trimestre avant, non loin de là, rue d’Ulm, à l’École normale supérieure [où des élèves avaient refusé de lui serrer la main, ce qui mit fin très prématurément à ses visites dans des établissements universitaires, du moins en France], mais il songeait surtout, d’évidence, à ses officiers de l’armée de terre, traumatisés par les événements d’Algérie et justement susceptibles sur l’honneur de leur école.
Ainsi un simple chahut, d’un goût détestable, devenait, un peu par ma faute, une affaire d’État. Finalement, après des jours d’angoisse, il y eut des sanctions, des excuses, mais aucun renvoi. ”
Bien qu’il fût au pouvoir encore dix ans jusqu’au 28 avril 1969, le Général n’est jamais retourné à l’École après la visite du 9 juin 1959. Son père Henri de Gaulle (1848−1932) s’était présenté au concours en 1867, y avait été admissible mais pas admis.
Tels sont, en quelques lignes, les éléments de “ l’intersection ” entre le général de Gaulle et l’École polytechnique, brossés à l’occasion de la redécouverte d’une lettre inattendue d’il y a quatre-vingt-huit ans.