Enjeux économiques et citoyens d’une filière Big Data européenne
LES ENJEUX DU TRAITEMENT DES DONNÉES MASSIVES
Les données dont nous parlons ici sont issues de sources très variées. Ainsi, quand nous réalisons un achat en ligne, le site du commerçant est à même de nous faire des recommandations ciblées sur des produits proches, ou associés, à ceux qui nous intéressent, et cela grâce à une analyse statistique du parcours d’achat de tous ses autres clients.
Ce commerçant est mondial, traite des millions de transactions par jour sur des centaines de milliers de produits et des dizaines de millions de clients. Pourtant, les suggestions sont à la fois immédiates et extrêmement pertinentes la plupart du temps.
REPÈRES
PRISM, Upstream, INDECT, Trapwire, etc., les programmes de surveillance des flux de données par les États ont mis au premier plan médiatique les préoccupations des populations quant à l’utilisation de leurs données privées, mais aussi les relations entre États, la défiance se renforçant sur les enjeux de sécurité industrielle ou nationale. Mais comme toute révolution industrielle, l’entrée de notre civilisation dans l’ère du « tout numérique » ne se résume pas à ses risques potentiels, et la crispation légitime sur la protection de la vie privée ne doit pas masquer les fantastiques enjeux économiques et citoyens que représente le traitement intelligent des données massives, plus connu sous le nom de « Big Data ».
À cet égard, l’Europe et la France disposent de deux atouts majeurs : des ingénieurs généralistes ayant une compétence forte internationalement reconnue en mathématique et en informatique, ainsi qu’une politique historiquement exigeante de confidentialité et de protection des données, à l’instar de la loi Informatique et Libertés, qui pourrait, à terme, contribuer à faire de la marque made in Europe un gage de confiance et un atout à l’exportation de nos solutions Big Data.
Une chance économique
Les quantités de données et centres de calcul pour les traiter en « temps réel » sont l’un des aspects du Big Data, c’est-à-dire la capacité à stocker, analyser, et interroger de très grandes quantités de données afin d’en faire ressortir une information pertinente et surtout « utile ».
Les quantités de données et centres de calcul pour les traiter sont l’un des aspects du Big Data
Et si la gestion technique de ces données est aujourd’hui un terrain assez bien balisé par de nombreuses start-ups technologiques, et que donc les opportunités se font rares, les idées de mises en œuvre sectorielles de ces technologies sont en revanche encore à inventer, et cela représente une chance économique considérable pour notre pays, notamment à l’exportation.
Tout autant, du reste, pour nos grands groupes qui se doivent de réussir cette nouvelle « révolution numérique » pour rester dans la compétition mondiale, que pour de nouveaux acteurs qui, à l’instar d’une société comme Critéo, ont le potentiel de devenir des acteurs globaux.
Informations commerciales
Les entreprises ont un accès naturel aux informations d’usage de leurs clients. Elles peuvent également acheter des bases de données, anonymisées ou non, à d’autres entreprises.
Suivre les populations
Chaque secteur, chaque industrie, mais aussi l’État, génère à présent en abondance des données traduisant son activité. Les États accèdent à l’intégralité de ces données via interception et accords avec les principaux fournisseurs d’accès. Des réquisitions judiciaires permettent dans tous les pays de mener des enquêtes individualisées.
Ils peuvent corréler ces données avec celles d’autres sources qui leur sont propres, comme les caméras de surveillance, les bases de données administratives, etc. Cela répond principalement à des enjeux judiciaires, ou de sécurité nationale, mais a de fait conduit à la mise en place d’outils extrêmement puissants et systématiques de suivi des populations.
Ces informations commerciales ou « métier » sont utilisées pour l’optimisation de la plupart des processus de l’entreprise, et la variété des usages est grande : relation client, support technique, marketing, vente, gestion de stocks, finance, facturation, logistique, etc.
L’apport récent de données géolocalisées (téléphones portables et autres objets connectés) apporte une dimension temps réel qui permet des usages innovants aussi bien dans le domaine personnel que dans un domaine aussi inattendu que la maintenance des berlines haut de gamme, qui sont maintenant dotées de GPS et de puces GSM émettant à intervalle régulier des données de télémaintenance.
Enfin, les acteurs majeurs américains de l’Internet (Apple, Google, Microsoft, Facebook, Amazon, etc.) collectent également des données extrêmement riches, y compris, et cela n’est pas sans poser question, hors de leurs frontières naturelles.
Enjeux citoyens
Si l’enjeu pour les entreprises est clair, les enjeux pour l’État (santé publique, gestion des ressources, des infrastructures, de l’énergie, des transports, de l’emploi, des finances publiques, du suivi et du scoring des entreprises, etc.) sont tout aussi considérables, et devraient permettre l’adoption progressive d’une approche pragmatique, fondée sur des faits établis, de la mise en œuvre des politiques publiques, approche qui a bien trop souvent fait défaut ces dernières décennies dans notre pays.
Empreinte d’usage
Chacun de nous, via son usage des réseaux (télécommunication, mais aussi énergie, transport, etc.) génère une empreinte d’usage importante, dont la somme sur l’ensemble de la population atteint une taille phénoménale.
Il va sans dire que l’enjeu citoyen de la mise en œuvre de telles politiques publiques est absolument majeur, et va imposer à nos élites, nos politiques et nos gouvernants une révolution mentale que l’on peut sans risque qualifier de copernicienne.
Qui plus est, la montée en puissance de l’Open Data, c’est-à-dire l’accès libre à certaines données, notamment publiques, va permettre l’émergence d’un nouveau type de journalisme, le « journalisme des données » qui va, là aussi, permettre de passer au crible les effets de l’action publique et faire monter d’un cran le niveau d’exigence citoyen sur l’exécutif central et les collectivités locales.
UN ENJEU MONDIAL POUR TOUS LES SECTEURS
L’impact du Big Data sur les entreprises va aller plus loin qu’un gain de productivité
Mais le Big Data n’est pas seulement un enjeu important pour notre pays, c’est également un enjeu mondial dans tous les secteurs de l’industrie et des services, notamment ceux qui n’ont pas été encore fortement touchés par la révolution numérique, comme l’ont été par exemple le commerce de proximité, la presse, l’industrie du disque, le tourisme (notamment avec la réservation en ligne), ou très bientôt la télévision et le cinéma.
Des études économiques montrent que l’impact des technologies de l’information a été déterminant dans l’amélioration de la productivité des entreprises jusqu’à la fin des années 1990, via par exemple le déploiement des ERP ou de la business intelligence, et que, depuis les années 2000, l’innovation s’opère surtout dans le domaine grand public (Internet, moteurs de recherche, téléphonie mobile, réseaux sociaux, etc.), et revient aujourd’hui en boomerang dans les entreprises par des vagues comme les réseaux sociaux d’entreprise ou le BYOD (bring your own device).
Attention au choc
Or, l’impact du Big Data sur les entreprises va aller beaucoup plus loin qu’un simple gain de productivité, et va modifier en profondeur leurs modèles d’affaires et leurs gammes de produits. L’analyse des données massives va être le moyen par lequel la révolution numérique va s’inviter dans les secteurs de l’économie qui y avaient échappé jusqu’à présent.
Et le choc risque d’être brutal, avec des risques de déstabilisation complète de grands groupes établis, mais aussi avec la promesse de création de nouveaux « acteurs de la donnée » ayant le potentiel de devenir des leaders mondiaux.
LA FRANCE À L’AVANT-GARDE
S’il est vrai que les dés sont aujourd’hui jetés pour les logiciels d’infrastructure dans le domaine du Big Data (et la France a du reste quelques belles réussites à son palmarès), le marché à venir du Big Data va en revanche se décliner sectoriellement dans des secteurs importants comme la banque, l’assurance, l’énergie, la santé, la distribution, le manufacturing, les télécommunications, les transports, l’environnement, et même des secteurs peut-être plus inattendus comme l’agriculture, le tourisme, le luxe, ou encore la beauté.
Et ces marchés sont entièrement à prendre.
Une chance à saisir
Quand les acteurs de la donnée prennent le pouvoir
Grâce à votre smartphone Androïd, Google possède un nombre d’informations sur votre vie quotidienne absolument incroyable. Comment ne pas imaginer que cette société ait un jour la volonté de mettre sur le marché des offres d’assurance totalement révolutionnaires, adaptées à votre profil de risque individuel, fragilisant les assureurs traditionnels comme elle a fragilisé les opérateurs de télécommunications, transformant progressivement ces derniers en simples opérateurs d’infrastructures interchangeables ?
Nous ne sommes donc pas en retard, et nous avons d’autre part de nombreux atouts, comme, par exemple, des ingénieurs généralistes de haut niveau, formés à l’informatique, aux mathématiques et aux statistiques, qui sont très largement plébiscités au niveau international, à commencer par la City et Wall Street. Ne serait-il pas intelligent de leur permettre de réussir en France en aidant nos entreprises à maîtriser le Big Data ?
Nous avons également la chance d’avoir quelques très belles success stories comme Critéo, société cotée au NASDAQ, ou encore Withings, qui est l’un des leaders mondiaux de l’Internet des objets, qui va être l’un des grands pourvoyeurs de données dans le futur.
Nous disposons également de dispositifs comme le Crédit d’impôt innovation, qui rend la France particulièrement attrayante pour les opérations de R&D, surtout en conjonction avec l’excellence de notre système éducatif.
Enfin, avec la loi Informatique et Libertés, la France a été pionnière dans la prise de conscience de l’importance de la protection des données personnelles. Et même si cette loi a souvent été vécue comme une contrainte par les industriels, la sensibilité européenne sur ce sujet peut, et doit, devenir un atout à l’exportation dans le domaine du Big Data.
Faisons du made in France, ou mieux, du made in Europe, un label de qualité dans l’utilisation des données.
Faire émerger une « filière » française du Big Data
Faire du made in Europe un label de qualité dans l’utilisation des données
Le Big Data est en réalité plus un écosystème qu’une filière au sens traditionnel du terme, car il n’a pas vocation à avoir un leader unique. En tant que chefs de file de cette « filière », la mission qui nous est confiée à Paul Hermelin et à moi-même consiste ainsi à identifier les leviers que l’État peut actionner pour favoriser l’émergence d’un marché du Big Data exportateur net et créateur d’emplois en France, et de faire des recommandations aux pouvoirs publics en ce sens.
C’est donc avant tout un objectif économique et industriel, même si la recherche et l’enseignement par exemple ont à l’évidence un rôle clef à jouer, car l’un des axes importants identifiés est la formation, en nombre, de profils de data scientists possédant une compétence hybride informatique, machine learning et statistiques.
Aiguiller les entrepreneurs
C’est pourquoi l’essentiel de l’action des pouvoirs publics doit être premièrement de créer un marché du Big Data dans notre pays, de manière à créer un appel d’air permettant de tirer la filière par l’aval, et deuxièmement de diminuer autant que faire se peut le time-to-market des start-ups, maximisant ainsi leurs chances de capter le marché et de devenir des leaders mondiaux. Nous envisageons ainsi la création d’un « Centre de ressources technologiques » permettant aux entrepreneurs, à partir d’une idée business, de créer très rapidement un prototype de leur technologie.
Et, pour cela, il est essentiel que cette structure recense les « bonnes volontés » en matière de mise à disposition de données de la part des entreprises, qu’elles soient publiques, parapubliques, ou bien entièrement privées, comme dans la grande distribution.
Le rôle de cette structure sera, en réseau avec les plateformes technologiques, les incubateurs et les fonds d’amorçage existants, d’aiguiller efficacement les entrepreneurs aussi bien du point de vue de l’accès aux données que de l’accès aux technologies, pour les aider à aller le plus vite possible. Là aussi, l’animation de la filière se fera par l’aval, en organisant des concours d’innovation sectoriels.
Un réseau de partage des expériences
Un moyen innovant pour accélérer le développement du marché pourrait être la création, au niveau européen, d’un réseau social de partage des expériences d’achat innovant de manière d’une part à faciliter l’achat des solutions innovantes par des acheteurs publics angoissés par leur responsabilité pénale et les précédents (amiante, sang contaminé, etc.), et d’autre part à accélérer l’effet « boule de neige » d’une première vente à l’État.
L’aspect européen pourrait venir dans un second temps par extension de ce réseau social aux pays de l’Union et utilisation d’outils de traduction automatique pour pallier la barrière de la langue. Un tel outil donnerait également une certaine « existence » au marché unique européen pour les start-ups, alors qu’il se présente aujourd’hui plutôt comme une multitude de marchés indépendants.
Prendre notre destin en main
Bien entendu, les leviers plus traditionnels de l’action publique comme les appels à projet ou l’abondement des fonds d’amorçage ne seront pas oubliés, et les aspects législatifs et réglementaires vont faire l’objet d’une attention toute particulière.
Il importe pour la France de créer au plus tôt un marché intérieur du Big Data
À cet égard, le « principe d’innovation » mis en avant par le rapport Lauvergeon remis au président de la République en octobre 2013 doit nous servir de fil rouge pour définir un « droit à l’expérimentation » sans lequel il sera très difficile de faire émerger une filière Big Data dans notre pays. À cet égard, il serait illusoire de croire que de s’interdire le droit d’expérimenter sur l’utilisation innovante des données serait un garde-fou contre les dérives potentielles.
À moins que nous ne prenions notre destin en main et que nous ne développions en Europe des solutions fondées sur nos normes et nos valeurs, ces solutions seront développées outre-Atlantique. Nous n’aurons donc plus d’autre alternative que de nous en servir, sans aucun contrôle sur l’utilisation faite de nos données.
Le même problème se pose du reste pour le Cloud Computing, l’informatique dite « dans le nuage » où les données ne sont pas stockées en local mais gérées quelque part sur le réseau pour le compte de l’utilisateur ou de l’entreprise.
Exploiter nos atouts au plus vite
Si le Big Data en est encore au stade des expérimentations, parfois très avancées comme aux États-Unis, les sociétés qui fournissent les solutions technologiques sous-jacentes sont en revanche déjà bien établies, parfois depuis de nombreuses années. Exalead, société que j’ai cofondée en 2000 et qui est aujourd’hui une filiale du groupe Dassault Systèmes, pratique ainsi le Big Data depuis de nombreuses années via l’indexation en temps réel de peta-octets de données par son moteur de recherche grand public.
Au-delà du marché traditionnel des moteurs de recherche d’entreprise, nous faisons aujourd’hui le pari que l’Internet des objets va complètement révolutionner la manière dont les produits sont conçus et commercialisés, ainsi que la manière dont l’innovation va se nourrir de l’exploitation du suivi des produits en condition opérationnelle.
D’autres sociétés françaises comme Critéo, Withings, Talend, et bien d’autres, sont des leaders mondiaux dans leur domaine. Nous ne manquons donc pas d’atouts et de vigueur.
Tout l’enjeu pour notre pays consiste maintenant à utiliser au mieux (et au plus vite) ces atouts, à tous les niveaux, pour créer un marché intérieur du Big Data par une prise de conscience de l’impact majeur que ces technologies vont avoir sur les modèles d’affaires, les gammes de produits, et la relation client d’industries bien établies, et dont il serait illusoire, et dangereux, de croire qu’elles sont à l’abri de toute révolution.