Enjeux scientifiques associés au développement durable : les atouts de l’École polytechnique
Souci des générations futures, souci de la génération présente, l’un et l’autre pèsent également dans la définition du développement durable que donne Madame Bruntland. Il n’en va pas de même chez ces ancêtres du développement durable que sont en macroéconomie les modèles de croissance optimale. Singulièrement, c’est de l’arbitrage entre présent et futur que traite exclusivement Robert Solow – professeur au MIT, prix Nobel d’économie et président du Centre Saint-Gobain pour la recherche en économie – dans son célèbre article de 1956.
Il en est toujours ainsi dans le livre de Philippe Aghion et Peter Howitt, Endogenous growth theory, paru en 1998 ; mais, comme le titre l’indique, le progrès technique, tombé du ciel chez Solow, est ici endogène, c’est-à-dire qu’il interagit, dans les deux sens, avec la croissance économique. Mais toujours pas question de conflits d’intérêts intragénérationnels, et toujours pas, ou à peine, d’environnement naturel : c’est comme s’il n’y avait pas de planète, le capital étant entièrement un artefact, et la production de biens et services résultant uniquement de l’interaction de ce capital artificiel avec le travail humain.
Et pourtant les conflits intragénérationnels n’ont pas tendance à s’apaiser, et la planète manifeste de plus en plus fort ses déséquilibres, au point de faire douter qu’il puisse y avoir un développement durable. Évoquons-en brièvement deux exemples.
L’Agence internationale de l’énergie (AIE) a récemment publié de nouvelles projections à trente ans, pour la période 2000–2030. Selon ces projections, la consommation mondiale d’énergie primaire croîtra de 1,7% par an en moyenne sur la période, et cette croissance sera satisfaite à plus de 90% par les combustibles fossiles. De cette croissance encore, 60% viendra des pays en voie de développement, particulièrement de Chine et d’Inde, deux pays qui resteront très dépendants du charbon, malgré un rééquilibrage non négligeable de leurs sources d’approvisionnement.
Et cependant, en dépit de cette impressionnante expansion, le nombre d’habitants sur terre, qui dépendent de ressources locales traditionnelles en bois et résidus de récoltes et d’animaux d’élevage, ne décroîtra pas, mais au contraire augmentera jusqu’au-delà de 2,6 milliards d’individus.
Dans le scénario de l’AIE, les émissions de CO2 en 2030 représentent 170 % des émissions en 2000, soit encore 188% des émissions en 1990, année de référence dans le Protocole de Kyoto. Dans un scénario alternatif établi par l’OCDE – scénario qui est fondé sur des politiques volontaristes visant à contenir la croissance de la demande des combustibles fossiles, et à accélérer celle des sources d’énergie alternatives, tout en favorisant les économies d’énergie – les émissions de CO2 en 2030 représentent encore 143 % des émissions de 2000. On est loin des réductions, toutes modestes qu’elles puissent paraître (moins de 10 %), prévues dans le Protocole de Kyoto. On est encore beaucoup plus loin des réductions de 50 % à 70 % que les experts – du climat, de l’atmosphère, des océans, de la végétation et de la diffusion des maladies liées aux conditions climatiques – estiment nécessaires pour prémunir la planète contre des modifications vraiment fâcheuses. Le contraire du développement durable, en somme.
Mais ces scénarios, de l’AIE et de l’OCDE, ne sont-ils pas excessifs ? La réponse est non, aux yeux de qui observe les trajectoires de développement sur lesquelles se positionnement le plus grand pays développé, les États-Unis, et le plus grand pays en voie de développement, la Chine. Avec la National Energy Policy, décidée et mise en oeuvre par l’actuelle administration américaine, les États- Unis prolongent et amplifient leur mode habituel de développement. La Chine, aux antipodes d’un modèle alternatif de développement, poursuit les États-Unis sur le même chemin, les a même déjà dépassés dans plusieurs secteurs industriels, comme en témoigne l’expansion foudroyante de l’activité économique sur l’estuaire de la rivière des Perles ; le rythme de croissance recherché par les Chinois est d’autant plus élevé qu’il paraît conditionner des équilibres sociaux et politiques précaires. L’exemple-symbole est l’automobile.
Planète malmenée donc, mais aussi conflits d’intérêts au sein de la génération actuelle, qui paraissent s’exacerber. S’exacerber par exemple au détriment de ces millions de petits agriculteurs d’Afrique subsaharienne et d’Amérique centrale, chassés de la campagne vers des bidonvilles de plus en plus démesurés. Chassés par quoi ? par la concurrence du maïs, du coton, et de quelques autres denrées agricoles, produits et généreusement subventionnés dans des pays développés ; c’est sous la pression de ces pays que des gouvernements africains ou latino-américains, trop faibles ou trop manipulables, ont baissé à peu près toutes les barrières commerciales protectrices. Durable, certes, ce mouvement ; mais c’est un effondrement.
Et, si on sort un instant des conflits d’essence économique, qu’objecter à la célèbre romancière indienne Arundathi Roy, l’auteur du Dieu des petits riens, quant elle dit son effroi devant l’explosion de fondamentalisme hindouiste et de chauvinisme belliciste dans son pays, face à un Pakistan pire encore ?
En une phrase, l’état général de la planète, et des relations entre ses habitants, permet-il d’évoquer des perspectives de développement durable, en dehors de modèles théoriques à l’abri des turbulences du terrain ?
“ Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. ” Cette règle de comportement peut être, comme pour le prince d’Orange, un ressort d’action, à condition cependant que celle-ci porte des fruits dans des délais qui ne soient pas démesurément longs.
On peut aussi invoquer le pari de Pascal : les perspectives sont sombres, la planète pourrait bien ne pas s’en tirer, mais le seul pari rationnel à tenir est celui du développement durable, le développement durable comme utopie clairement explicitée et structurée, utopie à laquelle adosser des recherches et des actions bien définies, soigneusement délimitées ; qui soient autant de contributions, significatives mais modestes, à la préparation et à la réalisation de fragments d’utopie.
C’est par exemple l’action, issue des quartiers pauvres de Bombay, menée par plus de quarante mille femmes indiennes, au sein de la coopérative Lijjad Papad de production et de distribution de pains traditionnels, coopérative qu’elles ont créée et dont elles sont copropriétaires.
C’est aussi le développement d’institutions de prêt et d’assurance adaptés aux besoins de tout petits entrepreneurs en Asie ou en Afrique.
Dans les pays développés, ce sont les progrès autant organisationnels que techniques qui économisent des ressources limitées, ainsi que les systèmes d’incitations et de comptabilité qui orientent et évaluent les efforts en direction précisément du développement durable.
Les programmes de recherche, quant à eux, ont été profondément renouvelés. Dans cet esprit, quelques chercheurs de l’École et leurs correspondants à EDF ont déjà entrepris de réfléchir ensemble aux conditions précises de mise en oeuvre des mécanismes de permis négociables, prévus par le Protocole de Kyoto pour faciliter la mise en oeuvre des objectifs de réduction d’émissions de CO2 ; le texte du Protocole lui-même, et c’est normal, est resté à un niveau de généralité trop grand pour permettre une application dont il faut donc éclaircir les modalités. Dans un autre effort de réflexion commune, on visera à une clarification du concept de précaution, de ses interprétations diverses et de ses applications.
L’École en effet n’est pas novice en matière de développement durable. En 1972, le CNRS confie au Laboratoire d’économétrie une recherche sur les moyens d’harmoniser les diverses fonctions des forêts périurbaines ; joli problème de gestion durable. Enquêtes de terrain avec l’aide de l’Office national des forêts, évaluations économiques et sociologiques – le CNRS ayant poussé à une démarche pluridisciplinaire en affectant le sociologue Robert Ballion à l’École – et même point de départ de l’élaboration du concept de valeur d’option pour guider les décisions, lorsqu’il y a à la fois incertitude, irréversibilité et perspectives d’améliorations de l’information disponible.
En 1977, un cours d’économie publique est introduit au Département d’économie ; il comporte deux chapitres consacrés aux instruments de l’économie de l’environnement et de la gestion des ressources naturelles. Peu de temps après, François Bourguignon – le plus internationalement apprécié des économistes français du développement – inaugure son cours d’économie du développement.
Mais c’est avec la création des majeures, dont la promotion 86 est la première à bénéficier, que le développement durable fait une entrée explicite à l’École. Les majeures viennent alors à la fin du parcours des élèves au sein de l’École, et ceux-ci peuvent choisir dans un large menu d’enseignements ; ils sont à ce moment mieux armés intellectuellement, et sans doute plus spécifiquement motivés, qu’aux étapes précédentes de leur scolarité. Les majeures favorisent les thèmes nouveaux et les coopérations entre départements.
Le développement durable peut y trouver sa place, et il la trouve effectivement dans Écosciences (réunissant les départements de biologie, d’économie et de mathématiques appliquées, sous la responsabilité du biologiste et écologue Pierre-Henri Gouyon, avec l’économiste Pierre Picard, maintenant président du Département d’économie) et dans Planète terre (réunissant les départements de mécanique et de physique, sous la responsabilité du climatologue Hervé Letreut).
Pour avoir enseigné dans Écosciences, je puis témoigner non seulement de l’intérêt des élèves, mais aussi de ce que, pour beaucoup d’entre eux, cet enseignement s’est inséré dans une trajectoire professionnelle bien structurée. Avec la récente réforme des études, il est maintenant prolongé par une offre inscrite dans un Diplôme d’études approfondies. Un mastère de l’École est à l’étude.
Du côté de la recherche, le développement durable est présent, au Laboratoire d’économétrie sous l’impulsion d’Olivier Godard, et, dans l’ordre de la philosophie, au CREA, avec les travaux qui ont conduit Jean-Pierre Dupuy à publier son récent livre, Pour un catastrophisme éclairé – Quand l’impossible est certain. Je rappellerai aussi les travaux et l’expérience de Patrick Lagadec en science des crises ; les crises ne sont-elles pas des ruptures d’un développement durable ?
Tout cela n’est pas conduit dans l’isolement, mais en collaboration avec plusieurs institutions françaises et étrangères d’enseignement et de recherche, notamment dans le cadre de l’alliance Columbia-Sciences Po- Paris I‑X. Collaborations aussi avec l’Institut du développement durable et des relations internationales, avec la Commission de préparation de la charte de l’environnement et du développement durable, et avec la Banque mondiale, dont le premier vice-président et “ Chief economist ”, le professeur Nicholas Stern, est un ancien du Laboratoire d’économétrie.
Il partage avec son prédécesseur, Joe Stiglitz, une volonté déterminée, mais plus discrètement exprimée, de changer la conception du développement sousjacente à l’action de la Banque, selon des principes qu’il a définis dans sa récente Keynes Lecture à la British Academy. Il y lance un appel à la collaboration de chercheurs engagés dans le développement durable ; nous sommes des interlocuteurs possibles.
Tout cela semble former un ensemble solide, pédagogiquement et scientifiquement, et non dénué de pertinence sociale. Mais est-ce pertinent en relation avec une chaire EDF, au-delà de la préoccupation d’EDF pour le développement durable ? Cette question est liée à une autre : de quelle indépendance scientifique et intellectuelle jouiront les enseignants et chercheurs rattachés à la chaire ?
C’est la question qu’a posée le reporter du journal X‑Info, préparant son article en vue de l’inauguration de la chaire, quand il a demandé : “ Que répondez-vous à l’inquiétude que cette chaire peut susciter auprès des enseignants quant à leur indépendance vis-à-vis d’EDF?” Il convient de ne pas escamoter cette question.
Que signifie indépendance dans ce contexte ? Sans doute, pour y répondre, n’est-il pas inutile de faire un bref détour par l’Amérique qui, dans deux domaines, le militaire d’une part, l’enseignement supérieur et la recherche de l’autre, écrase littéralement l’Europe.
Beaucoup de nos collègues américains sont, qui “ V. S. Smith professor of patent law ”, qui d’autre “ B. C. King professor of public economics ”, et ainsi de suite. Smith et King ont en général conféré à l’université bénéficiaire un “ endowment ”, c’est-à-dire un capital dont les revenus financent le fonctionnement de la chaire qui porte leur nom ; il n’est pas rare qu’ils aient donné une indication quant à la discipline, mais il est exceptionnel qu’ils aient émis un souhait sur le contenu des enseignements ou des recherches ; souvent, il s’agit de dispositions testamentaires.
En un mot, une fois installées, ces chaires dédicacées s’intègrent dans la logique générale, particulièrement exigeante sur le plan scientifique, des grandes universités américaines.
Nous n’en sommes pas là en Europe. Néanmoins, dans le cas qui nous occupe, l’indépendance ne me paraît pas en péril, parce que l’École ne tolérerait pas qu’elle le soit, et parce qu’EDF, rationnellement, ne peut que vouloir qu’elle ne le soit pas. Qu’est-ce qu’EDF aurait à gagner à tenter d’utiliser la chaire comme un bureau d’études ? pour ce type de travail, il faut des professionnels, qu’EDF sollicite autant que de besoin. Tentative d’orientation autoritaire des travaux, ou pis, de censure ? il y aurait inévitablement un jour ou l’autre un ou deux chercheurs indociles pour tout mettre sur la place publique et attiser le feu sous le scandale ; tous les partenaires en souffriraient, et chacun le sait bien, ex ante.
En définitive, s’il y avait un danger, ce serait peut-être celui d’une autocensure de chercheurs inquiets, dans leur tête, de ce qu’ils imagineraient pouvoir déplaire au mécène. Mais ce n’est vraiment pas dans la tradition de l’École, qui a pour règle de s’en remettre au jugement scientifique, le plus large et le plus compétent.
Et, s’agissant du développement durable, j’ajouterai un critère d’utilité collective des objectifs et des résultats.
Avec cette chaire, la première mais sans doute pas la dernière à l’École, on a mis au point un dispositif original, qui prend appui sur les acquis et le potentiel de l’École, sur la tradition de recherche toujours à l’oeuvre à EDF, et sur l’attention que porte l’entreprise au développement durable. La chaire est une belle occasion d’enrichissement de l’enseignement et de la recherche à l’École, dans un champ important. On ne peut que souhaiter que ceux qui en auront la charge saisissent cette occasion de manière vigoureuse et imaginative.