Enseigner, expliquer, convaincre
Savoir expliquer. Cet objectif se trouve dans tous les écrits, ceux des journalistes, des voyageurs, des fonctionnaires, des essayistes, des romanciers même, tentés de faire passer un message. Mais on le trouve surtout affiché comme but principal par les auteurs, X ou non X, versés dans un domaine spécifique et désireux de transmettre leurs connaissances.
REPÈRES
Les Bulletins de la Sabix, réalisés à l’occasion des analyses d’archives contenues dans la bibliothèque de l’École, apportent des éclairages sur Poncelet (1807), Cauchy (1812), Lamé (1846), Liouville (1825), Becquerel (1872), comme sur des savants qui n’ont pas cherché à formaliser avec soin leurs travaux, comme Cholesky (1895). Il a fallu souvent transcrire des carnets aux graffitis arides pour retrouver le fil de ses raisonnements et s’en émerveiller.
Savoir expliquer. C’est le but des auteurs désireux de transmettre leurs connaissances.
Brosser la fresque globale de l’évolution d’une discipline
Ainsi, professeurs, ils veulent enseigner aussi bien des bases indispensables que l’état le plus récent de leur discipline scientifique. Leur mode d’expression mêle l’oral et l’écrit, mais l’écrit souvent subsiste. Parfois, leurs cours sont simplement transcrits par des élèves ou des disciples. Mais en général, les enseignants rédigent eux-mêmes leurs cours pour leurs élèves, et vont jusqu’à leur donner une forme plus achevée que la simple succession mise en forme de cours oraux.
Les moules et les styles
Chercheurs, ils font part de leurs travaux en s’inscrivant dans les moules, les codes et les styles de ce type d’écrits, avec les problèmes de la langue, de la recherche de référencements, de la soumission à des schémas et la recherche des utiles voies d’édition.
Conférenciers, ils adaptent leurs discours à la forme orale puis écrite la plus pertinente pour leur auditoire. Vulgarisateurs, ils savent que le langage à utiliser dans la transmission des connaissances au grand public n’est pas forcément celui qui plaît aux jurés des prix scientifiques. Mais aussi, attentifs à inscrire leurs travaux dans la lignée de prédécesseurs, ils racontent à l’occasion leurs errements, en terminant leur ouvrage par le fier énoncé de leurs certitudes ou le modeste questionnement de leur recherche non totalement aboutie. Ou encore, ils en viennent souvent à tutoyer la fonction d’historien des sciences et à l’occasion brossent la fresque globale de l’évolution d’une discipline.
Une approche historique
Travail d’historiens
De bons historiens actuels, français ou étrangers, se sont lancés dans une étroite connaissance de certains savants X. Et de l’enseignement à l’X. Et de l’histoire de l’X et des X : Bret, Drouin, Belhoste, Dahan-Dalmenico. S’ajoutent à cette liste des historiens X, Dhombres (62), Picon (76), Guigueno (88).
On trouve ainsi, parmi la liste des ouvrages rédigés par Jean-Baptiste Biot, l’un des polytechniciens superstars de la 1794, des mémoires de nature historique. Et notre camarade Bernard Fernandez (56) a tenu à compléter sa profonde connaissance de la physique atomique par des analyses historiques pour rédiger une véritable et indispensable somme sur cette matière, De l’atome au noyau (une approche historique de la physique atomique et de la physique nucléaire).
Comprendre dans tous les domaines, celui des fortifications ou celui du nucléaire
L’histoire des sciences et des techniques a toujours été un domaine d’élection des auteurs polytechniciens. Ils se sont appuyés sur leurs propres compétences pour la comprendre, dans tous les domaines, celui des fortifications il y a deux cents ans, ou celui du nucléaire aujourd’hui. Comme l’histoire de cet objet curieux qu’est l’École polytechnique a aussi attiré l’attention de très bons historiens non X, étrangers ou français, et que notre bibliothèque a toutes les caractéristiques pour devenir un véritable centre d’études dédié à ce domaine. Ils précisent aussi l’un des usages que l’on peut faire aujourd’hui de ces ouvrages vénérables : perfectionner l’histoire des sciences.
Reconstituer une biographie
Le style particulier des brevets
La rédaction des brevets représente un exercice bien spécifique. Les spécialistes de la propriété industrielle savent que les contraintes en exigent un style en particulier. Henri Vidal (44), l’inventeur de la terre armée, et André Bouju (45), son conseil en brevets, se demandaient : « Comment bien expliquer pour aussi bien protéger ? »
Ce problème peut être illustré par bien d’autres exemples historiques, comme celui de Schlumberger (06) et de Doll (21).
Il n’est pas toujours facile de dresser une liste d’auteurs polytechniciens dans le domaine scientifique, ni pour chacun d’entre eux de disposer d’une liste documentée. Cela dépend du rapport qu’ils ont eu avec ce genre d’écrits, parfois simple produit dérivé d’un enseignement, ou de circonstance, parfois premier jet d’un projet plus ambitieux. Cela dépend aussi de facteurs liés à l’évolution des milieux scientifiques : on sait le soin que mettent certains chercheurs d’aujourd’hui à tenir à jour leur biographie, jusqu’à mentionner le plus petit des articles de circonstance donnés à une revue confidentielle : ils savent que cela pourra servir à leur évaluation.
Mais ce réflexe, tout compte fait bénéfique, n’est ou ne fut pas celui de tous leurs prédécesseurs. Dans la biographie d’Albert Caquot, (1899), on peut trouver certes en annexe une liste précise de ses publications. Mais elle a été établie avec respect et difficulté par son gendre lors de ses travaux de reconstitution d’une carrière riche et diverse.
Scientifique et littéraire
Même dans les travaux scientifiques, on trouve pourtant des styles proches du vraiment littéraire. Ils dépendent du type d’écrits (cours ou thèse ou traité), de l’époque (à celle d’Arago, souvent, le romantisme ou l’emphase), de l’auteur. Ces variantes se trouvent même dans les sciences dures, ou prétendues telles. Un Paul Lévy (1904) dans son cours de mathématiques était d’une concision redoutable, un Henry Poincaré (1873) savait pérégriner vers d’autres directions, et beaucoup d’auteurs mettent de l’émotion et parfois de la poésie dans l’exposé de théories.
Bien illustrer
« C’est ce que j’ai vu « , devise à la fois modeste et orgueilleuse de Joachim Barrande
Il serait dommage, dans un papier consacré aux livres, de ne pas signaler que bien des ouvrages scientifiques valent aussi par les illustrations qu’ils contiennent. Cette remarque me donne l’occasion de rappeler par exemple, dans le domaine des sciences de la vie, la figure de Joachim Barrande, que les Tchèques connaissent mieux que nous car le grand Musée d’histoire naturelle de Prague porte son nom et rend hommage à ses travaux de paléontologie.
Cet X 1819, devenu précepteur du petit-fils de Charles X, avait suivi la famille du roi en Angleterre après son abdication, puis à Prague. Il se prit alors de passion pour l’étude et la collecte de fossiles, et de sa gigantesque collection comme de ses observations sur le terrain tire entre 1840 et sa mort (1883) 21 volumes sur Le système silurien du centre de la Bohême. Sa devise : C’est ce que j’ai vu, à la fois modeste et orgueilleuse, pourrait servir de profession de foi à beaucoup de scientifiques. Et ce qu’il a vu, impossible de l’exposer sans illustrations, des milliers de planches, une bande dessinée au milieu du silurien.
Des sciences moins dures
Les méthodes de gestion
Le terrain des méthodes de gestion et donc des relations sociales au sein de l’entreprise est également un domaine pour auteurs polytechniciens. Tout d’abord par les voies évidentes de l’organisation du travail (et l’on touche là aux multiples sous-chapitres ouverts par le calcul économique dans la microéconomie, choix des investissements, recherche opérationnelle en prolongation ou enrichissement des analyses de productivité). Puis, par extension, aux relations sociales et humaines au sein d’autres collectivités. Au-delà de l’approche sociale encore rattachée à l’analyse économique, ces auteurs ont aussi su poser les problèmes essentiels de la jeunesse, de l’éducation, de la justice, quitte à s’éloigner eux-mêmes, avec détermination et humilité, du champ d’études qui les avait vu entrer et étudier à l’École.
Après ces lignes consacrées aux sciences que l’on appelle souvent dures (et on sent bien que ce qualificatif conduit en lui-même leurs auteurs à un style qui ne peut être mou), abordons le domaine des sciences économiques ou sociales.
Une excellente approche des travaux des X dans ce genre d’écriture a été faite par Thierry de Montbrial (63), lors de la séance solennelle de l’Institut de France consacrée en 1994 au Bicentenaire de notre École. Thierry avait intitulé son exposé, qu’il fit heureusement éditer avec les autres présentations faites à cette occasion, L’École polytechnique et les sciences de l’action.
La Jaune et Rouge s’enorgueillit de pouvoir proposer à ses lecteurs des articles de Jacques Lesourne, Philippe d’Iribarne, Michel Berry, Vivien Levy-Garboua, et bien d’autres ; elle ne peut que souhaiter que des historiens des sciences nous aident à compléter cette liste, en précisant à chaque fois ce que nos camarades ont apporté plus spécifiquement à tel ou tel domaine : il n’est pas trop tôt pour distinguer grâce aux conséquences de leur action publique comme par la lecture de leurs ouvrages les apports spécifiques de Bernard Esambert, Lionel Stoléru, Jacques Attali.
Les problèmes de société
Il est naturel que des X, nombreux, s’appuyant sur leurs connaissances scientifiques, leurs capacités d’observation et de recueil des informations, et leurs aptitudes à la rationalité, comme sur leur expérience professionnelle, aient souhaité donner leur point de vue sur d’innombrables problèmes de société.
Les X ont fourni, et continuent à fournir, un bon lot d’experts qui savent débattre et écrire.
Savoir rapporter et convaincre.
Nous avons évoqué un certain nombre de raisons pour lesquelles les polytechniciens se sont mis à écrire de manière professionnelle et pour des raisons professionnelles, c’est-à- dire utilisé l’écrit pour enseigner, expliquer, situer leurs travaux dans l’ensemble du savoir auquel ils se rattachent, en tirer des conséquences pour leur action, se poser des questions sur l’utilisation qui risque d’en être faite.
Regardant les développements successifs auxquels nous ont amenés ces réflexions, je m’aperçois qu’il y a tout un ensemble d’écrits que j’ai failli oublier, et qui sont typiquement l’apanage des X, en particulier des fonctionnaires mais pas seulement : ceux consistant à faire rapport, pour proposer et convaincre.
Je veux parler des documents qu’est amené à rédiger un cadre à qui l’on demande de faire le point d’une question à l’étude avant d’en tirer des orientations à suggérer. Les X sont parfois décideurs, souvent (surtout au début de leur carrière) conseils des décideurs. Au service de l’État ou des entreprises, ils ont à analyser des problèmes et à proposer des solutions.
Concision, précision
Délivrer un diagnostic permettant nuances et effets de style, analyse et synthèse mêlées
Ce sont parfois, là, des travaux menés seuls, parfois en équipe, parfois en rapporteurs de commissions ou plumes de ministres ou porte-parole de groupes d’influence. Ils ne sont donc pas toujours signés, loin de là… Aux temps anciens où ne régnait pas la dictature du Power Point préformaté, tous ces rapports étaient parfois dignes d’une lecture, pas seulement pour la rigueur des sources ou la solidité de l’argumentation, mais aussi pour la qualité du style : concision, précision, emploi des justes termes.
Quelles qualités demande ce type d’écriture ? Pour la partie analytique, de nouveau, le sens de l’observation, la rigueur de l’observation et la lucidité, le sens du résumé capable de repérer les aspects les plus significatifs, et, en creux, ce qui peut opportunément être comparé aux situations françaises.
Pour la partie synthèse et proposition et choix, la rigueur intellectuelle pour utiliser les bons outils, la capacité à juger du degré d’approximation des lois et des mesures utilisées ; mais aussi de la capacité à prendre en compte les facteurs non quantitatifs ou strictement économiques.
Peut-on suggérer à ce propos que les X, à juste titre surpris par le manque de rationalité ou de chiffres qu’ils trouvent dans certains écrits, ont parfois le tort de croire que l’accumulation dans leurs textes de justes raisonnements et de chiffres pertinents conduira, à elle seule, aux conclusions qu’ils espèrent ?
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Un grand merci pour les
Un grand merci pour les articles publiés par votre revue « La Jaune et la Rouge » sur notre arrière grand-oncle Joachim Barrande, célèbre en République Tchèque et pratiquement inconnu en France!!!
JOACHIM BARRANDE : Saugues(Fr)11/08/1799-Frohsdorf-Lanzenkirchen(Au)05/10/1883
Ingénieur-Polytechnique(Major1821) et Ponts(1824).
Précepteur-Administrateur des Biens-Exécuteur testamentaire du Cte de Chambord,
Géologue-Paléontologue en Bohême.
J.Barrande : Système Silurien du Centre de la Bohême-24Volumes, etc…
Vos Réf.:
http://www.lajauneetlarouge.com/article/bicentenaire‑d%E2%80%99un-ancien-plus-celebre-prague-qu%E2%80%99-paris-joachim-barrande-1819–1799-1883
http://www.lajauneetlarouge.com/article/enseigner-expliquer-convaincre
Mes Réf.:
fr.linkedin.com/pub/bruno-barrande/43/982/9b4
Recevez les meilleurs sentiments de la Famille Barrande.