Enseigner les mathématiques à Saint-Denis : la culture scientifique contre les ghettos
Depuis les événements de novembre 2005 des initiatives relativement nouvelles visant à désenclaver le système éducatif dans les banlieues se développent sans qu’on puisse pourtant parler d’une politique globale et volontariste. Des débats se poursuivent en même temps sur les contenus et les formes de l’enseignement lui-même : trop laxiste et superficiel pour les uns, trop dogmatique et tourné vers la sélection pour les autres. J’évoque ici mon expérience d’enseignant à Bobigny (depuis 1978), les évolutions que j’y ai constatées, et un certain nombre d’actions menées, ne pouvant dans ce court article développer mes réflexions sur ce qui pourrait faire avancer les choses.
Petit retour en arrière
Dans les années soixante-dix, la génération du baby-boom est venue enseigner en Seine-Saint-Denis dans des conditions sociales, politiques et idéologiques très différentes des actuelles. Pour la partie de cette génération, dont j’étais, qui avait été fortement marquée par Mai 68, le département se définissait de façon positive par la présence d’un « prolétariat » porteur d’avenir alors que la culture, souvent qualifiée de bourgeoise, était tout autrement connotée.
L’ascenseur social fonctionne alors de façon plus claire qu’aujourd’hui. Arrivant de lycées de centre-ville où les classes étaient soit excellentes, soit normales, je me suis trouvé en arrivant à Bobigny d’emblée confronté à des effectifs de niveau bien inférieur avec des résultats aux examens faibles (ils sont restés d’ailleurs pratiquement identiques).
Pourtant dans ce lycée tout neuf, les enseignants (trente ans en moyenne), tout comme les élèves semblent contents d’être là, et savoir pourquoi. Le lycée représente pour ces derniers de façon évidente une promotion, une valorisation et une ouverture.
Les secondes sont différenciées. En mathématiques on est en plein « bourbakisme ». Dans la section C (maths), difficile, dix à vingt élèves selon les années obtiennent leur bac. Un élève sur deux redouble ce qui fait des taux de réussite de l’ordre de 65 % car rares sont ceux qui ne l’ont pas au deuxième essai. En section D (SVT), les échecs sont plus nombreux. Dès cette époque de très bons élèves partent sur Paris, ou au lycée privé voisin pour les filles. Cependant les classes sont moins homogènes socialement qu’aujourd’hui, on y voit encore quelques rares enfants de cadres ou d’enseignants.
La dimension sociale et même politique du métier est au cœur des préoccupations de beaucoup de mes collègues (pas tous bien sûr). Pour certains, il s’agit d’établir une véritable « égalité des chances », et pour cela d’obtenir en faveur de nos élèves les moyens nécessaires (baisse des effectifs par exemple). Pour les plus radicaux, la critique de la culture « dominante » n’a que peu d’effets sur les contenus enseignés, au moins dans les matières scientifiques. En effet la critique de la science est alors à l’opposé des valeurs portées dans les courants les plus importants issus de soixante-huit. Pour ma part, tout en appréciant le cours de maths de l’époque, je conteste Bourbaki pour son caractère « idéaliste » et dogmatique et introduis de l’histoire et de la philosophie dans mon enseignement.
Dans la pratique quotidienne, une volonté affichée et tenace d’enseigner « pour tous » aboutit en particulier à un refus de valoriser les « bons élèves » en tant que personnes et à des relations très confiantes avec les élèves quel que soit leur niveau.
Cela n’exclut pas l’exigence, qui est alors particulièrement forte dans certaines sections du fait des programmes et de la spécialisation précoce qui permet plus d’approfondissement. Le bac C, par exemple, signifie une certaine excellence, accessible sur place, pas seulement par la reconnaissance impliquée, mais aussi par le contenu même des apprentissages. L’idée – peut-être fausse – était qu’à terme de plus en plus de jeunes du coin y accéderaient.
Évolution
Bien des choses ont changé. Pour l’essentiel, les conditions sociales de l’enseignement sont devenues plus difficiles à travers ce que l’on peut qualifier « d’effet ghetto ». Il se peut que l’évolution des contenus enseignés y ait concouru pour une part.
L’effet ghetto, c’est d’abord le départ des cités d’un certain nombre de ménages pour accéder à la propriété un peu plus loin dans la grande couronne. Ceux qui ne pouvaient pas le faire sont bien sûr restés. D’autre part, la suppression des spécialités à l’entrée en seconde et des apprentissages poussés qu’elles autorisaient a abouti à une polarisation sociale plus grande des établissements. Cette dernière a elle-même des conséquences sur l’habitat : les familles qui en ont les moyens et qui ont le souci des études de leurs enfants ont tendance à aller s’installer près des établissements de centre-ville (en l’occurrence Paris). Cela concourt à l’amenuisement de la « mixité sociale » des banlieues, et des établissements scolaires.
Simultanément, le discours sur ces banlieues a changé : à cause de phénomènes de délinquance nouveaux et très médiatisés, engendrés sans doute en partie par le chômage des jeunes ; et aussi suite à l’effondrement des pays de l’Est qui a semé le doute sur la capacité collective des classes défavorisées à construire quelque chose de nouveau et plus juste. Faute d’apparaître comme le terreau d’une humanité nouvelle, les banlieues ont nourri la crainte, en partie justifiée de replis communautaires. La lutte contre l’exclusion a remplacé le combat pour le progrès social.
L’image présentée d’eux-mêmes n’a pas été sans effet sur nos élèves. Un certain nombre de signaux sont venus dire qu’il fallait protéger les établissements scolaires. On les a clôturés ; mais les élèves qui y entrent n’ont pas l’impression de sortir de leur banlieue mal famée ; ils s’y retrouvent face à eux-mêmes et sans éléments de comparaison avec l’extérieur. Quant à l’ouverture, au contraire, des lycées à un nombre plus grand d’élèves de collège, si elle a l’effet positif d’autoriser l’accès d’un plus grand nombre de jeunes à des études longues, elle a un effet pervers dans la forme où elle s’effectue : elle se fait dans ce type d’établissement au détriment des meilleurs ce qui soit les pousse à partir, soit les démobilise.
Ce diagnostic peut paraître bien lugubre. Il faut le moduler car le nombre des élèves qui poursuivent des études longues (quelques dizaines par an) ou qui vont en classe préparatoire (quelques unités) n’a guère changé. Ces élèves réussissent en général, pas de façon exceptionnelle certes, mais de façon normale. Mais le bac qu’ils ont eu ne leur accorde pas la même reconnaissance sociale ni les mêmes qualités qu’il y a vingt ans. Et à l’entrée dans la vie active il leur faut vaincre de façon plus sensible la ségrégation sociale de fait liée à leur origine, à leur couleur ou à leur sexe.
Activités
La ségrégation territoriale dans ce monde où tout communique a créé en réaction des besoins d’ouvertures. L’étroitesse et la superficialité de certains enseignements ont poussé à l’innovation. Faute de pouvoir créer des sections d’excellence (ce qui reste nécessaire), on a inventé des activités parfois de haut niveau, qui mettent les jeunes directement en contact avec la culture et le milieu scientifique.
Elles ont apporté du nouveau parce que non contraintes par les programmes et ne débouchant pas sur les notes. Elles ont aussi démontré un manque : celui d’espaces de recherche, de jeu, de création, au sein de l’emploi du temps scolaire. La rançon de cette liberté, indispensable autant que la discipline à l’apprentissage, c’est que la seule reconnaissance qu’elles apportent vient en général du prestige des partenaires impliqués, pas de leur valeur intrinsèque. Elles ne peuvent donc suffire à renverser l’image de l’enseignement dans les banlieues.
Parmi les précurseurs, il faut citer MATh.en.JEANs qui met des élèves face à des sujets proposés par des chercheurs, avec un Congrès qui regroupe aujourd’hui cinq cent cinquante collégiens et lycéens. Les ateliers Exploration mathématique que j’anime sur Bobigny et Drancy dans un esprit très légèrement différent, participent à ces congrès depuis quinze ans, c’est-à-dire depuis l’année – coïncidence – où des élèves ont voulu mettre le feu à une salle, provoquant une explosion, notre passage en zone sensible, et l’ajout de serrures et de fermetures un peu partout.
Nous avons monté avec un collègue de philo un club CNRS Sciences et Citoyens qui, depuis une douzaine d’années, a organisé une soixantaine de conférences débat et mobilisé plusieurs centaines de jeunes dans des contacts et questionnements en direction de chercheurs.
Avec le normalien Farouk Boucekkine et l’Association ANIMATH, nous avons créé un tutorat d’élèves de seconde et première S par des étudiants de la rue d’Ulm. Il mobilise une trentaine d’élèves… et une bonne demi-douzaine de profs sur six établissements. Enfin, et sans tout citer nous participons très activement à « Science Académie », une initiative d’étudiants de la même école qui organise notamment des stages de lycéens de zones « sensibles » dans des laboratoires de recherche.
Ces initiatives, beaucoup d’autres, et celles apportées de l’extérieur (Science-Po, Tremplin, par exemple) créent une vie remarquable au sein du lycée (d’autres établissements sont moins bien lotis). Toutefois l’Éducation nationale en tant que telle n’a qu’une implication faible dans tout cela, qui reste d’ailleurs insuffisante. Une politique globale et volontariste est nécessaire et possible pour requalifier l’enseignement, son image et contribuer à casser l’absence de mixité sociale dont nos élèves sont victimes.
Pour finir sur une note d’optimisme vrai, je dirai que lorsque je pense à ces près de trente ans d’enseignement à Bobigny, j’ai le sentiment d’avoir eu beaucoup de chance de faire un métier qui m’a toujours semblé utile, et passionné de bout en bout !