Enthousiasmes
Le Quatuor Alban Berg
Le Quatuor Alban Berg
Quel que soit l’enthousiasme que l’on éprouve à l’écoute d’un pianiste, on ne saurait déclarer raisonnablement que telle œuvre a trouvé avec lui son interprète définitif : on sait qu’un autre viendra, tôt ou tard, qui aura une autre lecture de l’œuvre, et qui nous séduira, en attendant d’être détrôné à son tour. De même pour une œuvre orchestrale et pour la majeure partie de la musique de chambre.
Pourquoi le quatuor semble-t-il échapper à la règle ? Peut-être parce que l’extraordinaire mélange de richesse et de concision de cette forme unique, qui la distingue fondamentalement des deux formes voisines du quintette et du trio, impose aux interprètes une telle rigueur et une telle ascèse qu’il est exclu qu’ils cherchent à innover dans l’interprétation.
Le Quatuor Alban Berg a trente ans cette année, et chacune de ses interprétations qui ont jalonné ces trente années – Mozart, Beethoven, Brahms, etc. –, frappe l’auditeur comme une révélation : on n’a jamais fait aussi bien, on ne fera jamais mieux. La raison en est sans mystère : chaque ligne, chaque mesure, chaque note a été travaillée inlassablement jusqu’à ce que soient atteints d’abord cette perfection absolue dans la forme puis ce nirvana au-dessus duquel il n’y a plus que Dieu.
Ainsi des Quatuors de Debussy et Ravel, enregistrés en 1984 et 1986, et que l’on réédite aujourd’hui en CD1, avec les 3 Pièces pour quatuor à cordes de Stravinski. Ils avaient stupéfait à l’époque. Il y a eu depuis des dizaines d’enregistrements de ces quatuors-culte, dont plusieurs excellents ; mais vous reconnaîtrez sans peine, dans un test à l’aveugle, l’interprétation du Quatuor Alban Berg quand vous l’aurez entendue une fois : c’est le bonheur total.
Deux enregistrements plus récents (1999) sont de la même eau : les quatuors opus 51 et 105 de Dvorak2. Même clarté, même traitement extraordinairement subtil de la note, même unité comme si les quatre ne faisaient qu’un (avez-vous regardé cette émission récente, sur Arte, où le Quatuor Alban Berg formait un jeune quatuor, et où l’on passait d’un plan où l’un des quatre dirigeait les jeunes à un autre sans se rendre compte que ce n’était plus Pichler – le 1er violon – qui parlait mais Erben – le violoncelle) avec, en plus, dans Dvorak, aussi “ Slave ” que Debussy et Ravel sont “ Français ”, cette langueur romantique des mouvements lents et ce rythme tourbillonnant des mouvements rapides. Quel plaisir !
Vadim Repin et Nikolaï Lugansky
Vadim Repin, le Sibérien, fait partie de cette “ cuvée ” de l’école russe de violon qui nous a donné aussi Maxim Vengerov ; ils sont, avec Hillary Hahn et Sarah Chang, la relève de la génération précédente, celle des Itzhak Perlman et Gidon Kremer. Mais c’est dans une génération plus ancienne qu’il faut chercher des ressemblances : c’est à Jascha Heifetz que Repin fait immanquablement penser, avec son absolue perfection technique, son élégance et sa distanciation.
Repin vient d’enregistrer, avec Boris Berezovsky au piano, trois œuvres qui n’ont en commun que leur caractère “ extérieur ” ; c’est-à-dire qu’il s’agit de musique pour la musique, sans référence apparente au “ moi ” du compositeur, sans romantisme : la Sonate pour violon et piano de Richard Strauss, le Divertimento de Stravinski (version piano-violon du Baiser de la Fée), les Danses roumaines de Bartok3.
C’est merveilleusement clair, rigoureux comme une épure, avec en outre une touche de chaleur tzigane à laquelle Repin ne nous avait pas habitués. On prendra beaucoup de plaisir à la Sonate de Strauss, non pas postromantique mais tout simplement romantique, et aussi au Divertimento de Stravinski, très proche de Tchaïkovski.
Économiquement et politiquement, la Russie ne se porte pas bien, et c’est un euphémisme. Mais quelle vitalité dans la production, si l’on ose dire, de musiciens ! Nikolaï Lugansky a déjà largement fait parler de lui, notamment dans Chopin (qui, contrairement à la critique unanime, ne nous avait pas enthousiasmés). Le voici aujourd’hui dans Rachmaninov, 11 Préludes et 6 Moments musicaux4. Et là, plus aucune réserve : Lugansky est fait pour jouer Rachmaninov comme Gould l’était pour Bach ou aujourd’hui Brendel pour Schubert. Technique transcendante, toucher subtil – ce qui ne va pas toujours de pair –, capacité de faire chanter le piano comme s’il s’agissait d’un violoncelle ou de le traiter comme un orchestre.
Pour ceux qui considèrent Rachmaninov comme un des très grands compositeurs pour le piano, tout à côté de Liszt (et même un petit peu au-dessus), voilà qui sera certainement un enregistrement de référence.
Le Requiem de Verdi par Giulini
En cette année Verdi, nous allons goûter du Verdi accommodé à toutes les sauces, et entendre certainement de multiples versions de son Requiem. Le moment était venu de rééditer une version (1963) du Requiem dont la seule distribution fait rêver : Elisabeth Schwarzkopf, Christa Ludwig, Nicolaï Gedda, l’Orchestre et les Chœurs Philharmonia, dirigés par Carlo Maria Giulini5. Bien sûr, il ne suffit pas de réunir des stars pour faire un chef‑d’œuvre, le cinéma en fournit de nombreux exemples : il faut la grâce, et Giulini, ici, l’avait atteinte, ou plutôt en avait été touché.
Et chaque instant est un émerveillement. On pourrait décortiquer l’enregistrement, et parler, par exemple, des chœurs, dont la capacité de varier la puissance de manière infinitésimale, tout particulièrement dans les pianissimos, est proprement inouïe. Mais c’est le tout, et non chacune des parties, qui est ici exceptionnel. Au total, nous mettons au défi un auditeur aussi endurci soit-il d’écouter cette musique les yeux secs.
On écoutera avec surprise, et non moins d’émerveillement, sur le même disque, les Quatre Pièces sacrées, inconnues des non-spécialistes, dont un Ave Maria ineffable.
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1. 1 CD EMI 5 67550 2
2. 1 CD EMI 5 57013 2
3. 1 CD ERATO 85738 57692
4. 1 CD ERATO 85738 57702
5. 2 CD EMI 5 67560 2.