Entre fable et prospective : que faire de l’Europe ?
Gilgamesh, roi légendaire, aurait vécu autour de 2 600 avant notre ère. Son histoire, recueillie par Jean Bottéro, raconte la transition de l’homme des bois à l’homme des villes. Les deux héros sont Gilgamesh, le puissant roi d’Uruk, l’homme de la ville, Enkidu, l’homme des bois, resté à l’état sauvage.
Après s’être battus, ils deviennent inséparables. Quand meurt Enkidu, Gilgamesh, inconsolable, veut éviter que son propre corps à son tour ne se décompose. Fuyant les fausses gloires du royaume, il erre à la recherche de l’immortalité. Il interroge le vieux sage Utanapisti : « Comment as-tu été admis à l’assemblée des Dieux, comment as-tu obtenu la vie-sans-fin ? »
Réponse : « Démolis ta maison pour te faire un bateau ; renonce à tes richesses pour te sauver la vie […] Embarque avec toi des spécimens de tous les animaux », puis vient l’histoire du déluge et de l’arche, que reprendront les rédacteurs de la Bible.
REPÈRES
L’épopée de Gilgamesh, quand on la lit en gardant en mémoire le renversement de l’ordre du monde que fut la transition des chasseurs-cueilleurs vers les agriculteurs et les cités-États, apparaît comme une tentative de donner son sens profond à la destinée de la civilisation.
Relire le mythe mésopotamien permet de donner un sens à notre époque de transition vers une civilisation cognitive, dans laquelle l’Europe peut et doit jouer un rôle essentiel.
L’homme domestique et l’homme sauvage
En d’autres termes, il propose un scénario : celui de l’homme jardinier, sauveur de la nature. En vérité, il ne parle plus de la survie de l’individu, mais bien de celle de l’espèce, des espèces car l’homme ne peut se passer de la nature.
L’homme domine la nature, mais il ne peut se passer d’elle
Le combat, puis la fraternité de l’homme domestique et de l’homme sauvage, qui deviennent comme les deux versants d’une même personnalité, expriment clairement la problématique de l’époque, et peut-être de la nôtre aussi.
Deux comportements s’affrontent, les hommes sont partagés entre leur symbiose avec la nature et leur nouvelle puissance, dont ils ne se lassent pas de faire la démonstration, jusqu’à défier les dieux.
La clef de l’avenir
L’enseignement du vieux sage donne la clef de l’avenir. Pour durer, il va te falloir prendre soin de la nature, préserver les espèces menacées, en cas d’urgence sauver du déluge des couples de tous les animaux. Car, évidemment, l’homme domine la nature, mais il ne peut se passer d’elle. S’il veut survivre en tant qu’espèce, il doit la préserver et la cultiver.
Donner un sens au mythe
Pour comprendre le sens du mythe mésopotamien, il faut se replacer dans les conditions de l’époque. Cette extraordinaire réussite humaine, l’agriculture et l’élevage, place l’homme en position de souverain du monde. On pouvait craindre qu’il se laisse aller au vertige de sa propre puissance. Bien des superlatifs l’expriment.
Le récit met en scène de formidables scènes de violence, qui démontrent la force surhumaine des héros, débordements d’énergie virile toutefois tempérés par la présence féminine d’Ishtar, déesse de l’amour et de la fertilité. La démonstration de force est aussi et surtout relativisée par l’impératif écologique, exprimé à travers le mythe du déluge. Le héros est double : l’homme sauvage mortel et son alter ego l’homme « civilisé » qui voudrait devenir immortel mais n’y arrive pas.
Ce dédoublement est un signe : le changement de système technique est une mutation profonde, comme celle de la chrysalide qui se mue en papillon.
Quatre recommandations pragmatiques
Voyons maintenant la conclusion du rapport élaboré pour la Commission. Elle tient en quatre recommandations programmatiques.
Le jardin planétaire, plus précisément le jardin comme guérison, comme symbiose avec la nature, avec un programme mondial de grandes infrastructures et un puissant système d’information pour protéger la biodiversité.
L’homme jardinier de la nature
La nouvelle société issue du déluge ne peut devenir immortelle que si elle remplit son rôle. L’histoire de l’arche est centrale, et du reste racontée avec force détails, alors qu’elle passera au second plan dans les textes ultérieurs. Elle dit que l’homme n’est plus le prédateur de la Nature. Il doit en devenir le protecteur, le guide, le pilote, le gardien autrement dit le jardinier.
Une redéfinition de la comptabilité et de l’économie, découlant de l’abandon du « consensus de Washington » et de l’idéologie de l’école de Chicago ; d’où un nouvel ordre monétaire, conçu pour réaliser l’objectif précédent.
Un concept de sécurité globale, autrement dit une réorientation de la mission des militaires et des forces de police vers la protection de la nature et le maintien de l’ordre.
Enfin, un judiciaire mondial : parmi les trois pouvoirs conceptualisés par Montesquieu, le judiciaire est celui qui, sans obérer les identités culturelles, en respectant la diversité des lois, assume la tâche indispensable de régler les conflits en droit et non dans un rapport de force. Il est donc au centre de la civilisation cognitive que le XXIe siècle a pour tâche de construire.
Éviter les conflits d’intérêts
Il se trouve que l’Europe accueille les principaux tribunaux à vocation mondiale. Sa crédibilité est sans doute perfectible, mais elle est, en la matière, supérieure à celle des autres continents. La condition pour qu’elle se maintienne et s’accroisse est précisée : éviter les conflits d’intérêts.
Le rapport précise : « Un marché où l’acheteur est sous l’influence du vendeur n’est plus un marché ; un gouvernement manipulé par les lobbies n’est plus un gouvernement légitime ; une justice sous la dépendance de l’exécutif n’est plus une justice. Tout cela est la conséquence d’une même cause : le conflit d’intérêts. »
L’Europe, grâce à son expérience d’État de droit respectant les différentes cultures, peut prétendre devenir leader dans la construction du système judiciaire mondial. Cette construction est nécessaire à la transition en cours de la civilisation industrielle vers la civilisation cognitive.
Vers la civilisation cognitive
L’Europe peut devenir le leader du système judiciaire mondial
En effet, la civilisation industrielle, dont la construction a commencé au XVIIIe siècle dans les États-nations hérités du traité de Westphalie (1648), a été essentiellement consacrée aux activités de production, de distribution et de commerce.
Dans la civilisation que nous appelons « cognitive », qui s’installe progressivement depuis la fin du XXe siècle, l’activité directrice n’est plus la production. Ce sont le soin apporté à la nature et à la vie d’une part, la navigation dans le flux d’information d’autre part.
Les réseaux de communication traversent les anciennes frontières institutionnelles, ce qui frappe d’obsolescence les divisions anciennes, y compris les frontières entre États et sans doute aussi les monnaies et la définition des entreprises.
Le défi à la raison
Cette transition, à cause de son ampleur, prendra sans doute plusieurs générations et la forme de société qui en résultera est difficile à visualiser. On ne peut espérer dans un premier temps qu’un déplacement de la conscience. Pour en signaler la difficulté, nous l’appelons le défi à la raison. La plupart des visions économiques et politiques de ces derniers siècles ont été inspirées par le concept divulgué par Spencer de la « lutte pour la vie », qui fut interprétée comme lutte des classes par l’idéologie marxiste et comme compétition économique par l’idéologie libérale.
La biologie moderne voit la vie autrement : si des bactéries, il y a deux milliards d’années, avaient continué leur « lutte pour la vie » au lieu de coopérer, c’est-à-dire de construire une symbiose au moyen d’échanges d’information, nous ne serions pas là pour en parler.
Les êtres complexes sont faits de coopération, les écosystèmes aussi. Accepter cette vision du monde permet d’envisager la sortie du piège dans lequel l’économie s’est laissée enfermer, engendrant à la fois la surconsommation et l’esclavage : restaurer des projets coopératifs pour compenser la concurrence acharnée sur les marchés et l’oppression sociale, c’est aller dans le sens des lois de la vie.
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Le défi à la raison
J’apprécie l’article et il me donne envie de lire le rapport complet. Je suppose que le titre, « un défi à la raison », est à interpréter comme : peut-on construire, et s’entendre suffisamment sur, une perspective « raisonnable », pleine de sagesse et de bon sens, sur ce vers quoi nous devrions aller, et sur ce que seraient des principes directeurs ?
Les recommandations pragmatiques du rapport me semblent relever de cette perspective « raisonnable » : qu’il s’agisse du rapport à la nature, des conflits d’intérêts, du fonctionnement de l’économie. Le défi est d’ailleurs autant à l’imagination qu’à la raison, pour inventer un chemin vers un monde où les institutions seraient capables de contenir et de réguler les appétits de pouvoir et la cupidité, de favoriser la coopération et la prise en compte de nos intérêts communs bien au-delà du court terme.