Entre normes et valeurs
Face à toute interpellation d’un monde en mouvement
Parce qu’il reste à savoir pourquoi le droit serait tantôt en retard et tantôt en avance, pourquoi l’éthique – et qu’est-ce que l’éthique ? – s’étonne de la tentation du politique de lui demander son chemin. Pourquoi l’éthique, surtout, face à l’économie financière et au progrès scientifique ne serait-elle pas appelée plus que jamais, dépassant le domaine individuel auquel on voulait autrefois la réduire, à rechercher dans le conflit des valeurs la norme appelée à diriger l’économie financière, à guider sinon contenir le progrès scientifique. Bref à aider à définir, ici et ailleurs, pour le fort comme pour le faible, pour le nanti comme pour le pauvre, pour le vivant comme pour l’enfant à naître ou pour le mourant, le cadre de ce que dans une belle expression dont je ne me lasse pas le temps passant, on appelle » la vie bonne « .
Pour répondre à ces questions, je propose trois séries d’observations et bien sûr d’interrogations puisque toute démarche éthique est faite de doute, de remise en cause et d’insatisfaction.
En effet, si on définit l’éthique comme » l’agir humain qui se donne un sens » ou ainsi que le dit Axel Kahn comme une morale de l’action, rien n’est jamais acquis. Axel Kahn n’ajoute-t-il pas à juste titre que nul ne peut définir ce qu’est une éthique universelle si ce n’est par l’absurde ? – je dirais par son contraire : la traite des humains, le racisme, l’exclusion, la mutilation de la femme, l’abandon du faible, du nouveau-né, du malade, du mourant. Si telle est l’éthique, c’est sans cesse qu’elle doit être vigilance et interrogation face à toute interpellation d’un monde en mouvement.
Tout d’abord, le temps n’est plus où l’éthique pouvait ignorer le droit, mais les normes éthiques, dans la diversité des cultures, dans le conflit des valeurs, comment les approcher, comment les rapprocher, comment les définir, comment en dégager l’inaltérable ?
Ensuite, dès lors que les normes se traduiraient en droit, est-il vrai que le droit serait désormais figé et par là toujours en retard ou bien au contraire à son tour ne serait-il pas, par les situations nouvelles que crée son application ou même sa transgression, la source d’un renouvellement de la réflexion éthique ?
Enfin, et surtout peut-être, toute norme éthique doit-elle devenir légale et la règle sociale ne doit-elle pas s’imposer à elle-même des limites pour laisser apparaître à nouveau la liberté individuelle qui reste l’expression la plus haute de la dignité humaine ?
De l’éthique à la loi
Ainsi donc, l’éthique ne peut plus ignorer le droit. Certes, si l’on a pu écrire que » toute réflexion éthique qui deviendrait juridique risquerait de s’anéantir par elle-même comme étant normative « , qu’en serait-il d’une réflexion éthique que rien ne viendrait traduire si ce n’est un débat académique pour initiés heureux de partager leur savoir sinon leur sagesse ? Bien évidemment, c’est caricaturer, mais sans doute faut-il comprendre comment on est ainsi passé pour le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) d’une mission de donner des avis à celle plus périlleuse, plus responsable aussi, d’émettre des recommandations.
Mais la difficulté commence là où s’accroît la responsabilité.
Nous l’avons dit, comment définir la norme, non seulement pour que soit donné un esprit aux lois, mais aussi peut-être une âme ?
L’esprit des lois – justement Montesquieu nous enseigne que ce qui est bon ici ne peut pas l’être ailleurs. Ainsi, l’alcool serait interdit aux habitants des pays chauds mais en revanche la polygamie permise, alors que sous les climats tempérés l’alcool aiderait les gens du froid à réchauffer leur existence…, mais la polygamie ne saurait trouver aucune excuse… Montaigne disait » Chaque cité a sa civilité particulière. »
Sans retenir ces critères d’un autre temps qui justifieraient les différences culturelles et par là les normes qui pourraient en résulter, ne sommes-nous pas tous frappés d’entendre dire ce que sont les difficultés pour un peuple qui croit en la réincarnation – comme les Japonais – d’accepter l’idée même d’un prélèvement d’organe post mortem. Le corps peut-il, même mort, être divisé ?
Ainsi, la norme éthique commune du respect, de la dignité, de l’autonomie, de l’intégrité prend-elle des formes différentes.
Dans les pays de tradition tribale, comment condamner d’emblée la pression du groupe sur le consentement individuel à un protocole de recherche par exemple, si cette même pression est par ailleurs garante d’un équilibre social et d’une harmonie du vivre ensemble ?
Dès lors, la réflexion pour se traduire en norme sinon universelle du moins valable pour le plus grand nombre doit s’accommoder d’une confrontation, d’un affrontement de valeurs dans la recherche d’un consensus préalable que traduira le droit.
Ceux qui s’opposent à l’avortement ou à l’euthanasie et ceux qui le tolèrent ne vivent pas pour autant dans des mondes éthiques différents ; seulement ils résolvent différemment un conflit des valeurs.
Dès lors, le droit est relatif, il est de plus appelé à évoluer suivant même les progrès d’une réflexion commune ou de l’évolution des connaissances. Comment lui reprocher de prendre du retard ? Lui, qui doit par vocation assurer la sécurité dans les relations humaines, ne peut avancer que sur un terrain au préalable assuré par l’accord du plus grand nombre, sécurité qui au demeurant exige une certaine stabilité. Et le plus grand nombre a‑t-il toujours raison ?
C’est à l’éthique de nourrir un débat permanent, c’est au législateur de prendre ses responsabilités.
Les lois de la bioéthique adoptées en 1994 étaient sages de porter en elles-mêmes le principe de leur propre révision. Ce que l’on a appelé le décalage de rythme entre l’éthique et le droit s’explique ainsi en même temps qu’il se justifie.
Mais, pour en terminer de ces premières observations sur ce droit nécessaire mais relatif et fluctuant, disons toutefois qu’il est des domaines où le droit s’impose et vite, et avec lui aussi l’interdit universel : l’interdiction du clonage reproductif, le droit absolu à la santé reconnu aux plus démunis comme la protection des populations, objet d’un protocole de recherche, constituent des impératifs qui doivent rejoindre sans retard la règle absolue du » Tu ne tueras point. »
Le doute certes, et la tolérance, mais des certitudes aussi.
La loi source de réflexion éthique
Le droit, la loi apparaissent donc – et c’est la deuxième série d’observations que je propose – comme des normes mises en situation et appréciées comme telles.
Bien sûr, la loi est réductrice, elle est binaire – ce qui est interdit – ce qui ne l’est pas. Elle ne peut, même au travers d’un exposé des motifs, traduire les débats d’ordre éthique qui l’ont rendue nécessaire ou à tout le moins souhaitable. Alors, simple en son expression – et c’est bien ainsi car gardons-nous des lois qui entreraient par trop dans les détails et que le législateur se le rappelle dans la révision en cours des lois de 1994 – simple donc, elle peut donner par là l’occasion d’une réflexion nouvelle nourrie par les commentaires et la jurisprudence.
L’exemple de l’affaire Perruche est topique du va-et-vient entre le droit et l’éthique, entre les normes et les valeurs. La Cour de cassation a initié, sans le vouloir peut-être, une nouvelle réflexion sur la situation des personnes handicapées, elle a entraîné une législation nouvelle sur l’assurance, conduit par là à une nouvelle réflexion sur la responsabilité médicale et donné à tous une plus haute conscience, en particulier par la réaction des associations concernées, du respect dû à toute forme de vie, nous éloignant – espérons-le du moins – de la tentation de l’eugénisme.
Autre exemple de l’interaction entre le droit et la morale, il nous était rappelé par Chantal Deschamps (membre du CCNE) évoquant la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé donnant corps, donnant visibilité – disait-elle – à un message éthique, poussant » les hospitaliers, les associatifs, les usagers à réfléchir, à transformer leur manière de penser et d’agir, par exemple, dans la lutte contre la douleur, l’accompagnement des mourants, la présence des parents au chevet des malades. »
Voyons encore, dans les villes, les aménagements faits, enfin, pour faciliter la vie des personnes handicapées, pour les faire vivre le plus possible comme nous. Est-ce que cela n’a pas commencé à changer notre regard sur eux ?
Ainsi, la norme quand elle est juste devient-elle à son tour, par une prise de conscience réfléchie, une source de valeurs nouvelles.
La loi jusqu’où ?
C’est en forme de conclusion que j’aborderai la troisième série de réflexions sur le thème qui m’est imparti.
J’ai dit le droit, norme légale traduisant la norme morale, et puis le droit à son tour inspirant l’éthique. Le droit partout donc ? Mais n’y a‑t-il pas des domaines – les plus intimes – où l’éthique relève encore, relèvera toujours peut-être, de la relation individuelle du rapport de soi à soi-même où le droit ne saurait avoir de place ?
Dominique Wolton (membre du CCNE) énonçait que » plus on laïcise les sociétés plus on sacralise le droit » : il semblait le déplorer et il ajoutait qu’au mot éthique il préférait le mot » valeur » ou plus encore » le pluralisme des valeurs « .
Thomas d’Aquin ne disait-il pas qu’à vouloir imposer de force par la loi une règle morale, c’est comme vouloir tellement presser le nez de quelqu’un qui est enrhumé que cela le fait saigner…
Il n’est surtout pas question de contester la laïcité elle-même comme valeur éthique dès lors qu’elle est tolérance et tolérance active.
C’est vrai, ce n’est pas parce que la loi autorise l’interruption volontaire de grossesse pour motif de détresse jusqu’à la 12e semaine désormais, que cela supprime pour autant la faculté de décision et le drame moral qu’est en tout état de cause le recours à l’avortement – et que dire de l’avortement thérapeutique – ô combien conflit de valeurs ! Ici le droit s’arrête. Il permet, il encadre mais laisse à chacun sa liberté.
On pourrait évoquer le début de la vie, les fins de vie aussi. L’euthanasie bien sûr. Jusqu’où doit aller la loi ? Jusqu’où peut aller la loi ? Permettre n’est-ce pas encourager, et en tout cas porter atteinte à ce que l’un d’entre nous appelait le » tabou du meurtre » ? Interdire n’est-ce pas consacrer une situation d’hypocrisie, une fuite devant les réalités, le refus de prendre conscience de la souffrance et de l’angoisse ?
Il ne m’appartient pas de répondre à ces questions. Simplement, je dirais que nous – au CCNE – nous avons parlé de compassion et c’est un mot que le droit traduit mal.
Voilà donc, entre normes et valeurs plus de questions que de réponses. Et c’est bien puisque telle doit être notre démarche faite d’écoute, d’attention, faite d’éveil » pour que le progrès technique » nous rappelait le Président de la République » soit un progrès humain « . J’ai souvenir de la présentation par le professeur Lucien Israël de son livre La vie jusqu’au bout, c’était il y a quelques années. Il disait alors » La vie n’est pas un hasard, la vie est une étincelle semblable à toutes les autres et unique à la fois. »
L’éveil, c’est pour que chaque progrès de la science et de la technique, que chaque règle de droit soit mesurée à l’aune de la dignité humaine. C’est tout. C’est immense. C’est l’étincelle. C’est avoir conscience de l’étincelle. C’est ce que je crois.