Entre normes et valeurs

Dossier : La santé en questionsMagazine N°599 Novembre 2004
Par Mario STASI

Face à toute interpellation d’un monde en mouvement

Parce qu’il reste à savoir pour­quoi le droit serait tan­tôt en retard et tan­tôt en avance, pour­quoi l’é­thique – et qu’est-ce que l’é­thique ? – s’é­tonne de la ten­ta­tion du poli­tique de lui deman­der son che­min. Pour­quoi l’é­thique, sur­tout, face à l’é­co­no­mie finan­cière et au pro­grès scien­ti­fique ne serait-elle pas appe­lée plus que jamais, dépas­sant le domaine indi­vi­duel auquel on vou­lait autre­fois la réduire, à recher­cher dans le conflit des valeurs la norme appe­lée à diri­ger l’é­co­no­mie finan­cière, à gui­der sinon conte­nir le pro­grès scien­ti­fique. Bref à aider à défi­nir, ici et ailleurs, pour le fort comme pour le faible, pour le nan­ti comme pour le pauvre, pour le vivant comme pour l’en­fant à naître ou pour le mou­rant, le cadre de ce que dans une belle expres­sion dont je ne me lasse pas le temps pas­sant, on appelle » la vie bonne « .

Pour répondre à ces ques­tions, je pro­pose trois séries d’ob­ser­va­tions et bien sûr d’in­ter­ro­ga­tions puisque toute démarche éthique est faite de doute, de remise en cause et d’insatisfaction.

En effet, si on défi­nit l’é­thique comme » l’a­gir humain qui se donne un sens » ou ain­si que le dit Axel Kahn comme une morale de l’ac­tion, rien n’est jamais acquis. Axel Kahn n’a­joute-t-il pas à juste titre que nul ne peut défi­nir ce qu’est une éthique uni­ver­selle si ce n’est par l’ab­surde ? – je dirais par son contraire : la traite des humains, le racisme, l’ex­clu­sion, la muti­la­tion de la femme, l’a­ban­don du faible, du nou­veau-né, du malade, du mou­rant. Si telle est l’é­thique, c’est sans cesse qu’elle doit être vigi­lance et inter­ro­ga­tion face à toute inter­pel­la­tion d’un monde en mouvement.

Tout d’a­bord, le temps n’est plus où l’é­thique pou­vait igno­rer le droit, mais les normes éthiques, dans la diver­si­té des cultures, dans le conflit des valeurs, com­ment les appro­cher, com­ment les rap­pro­cher, com­ment les défi­nir, com­ment en déga­ger l’inaltérable ?

Ensuite, dès lors que les normes se tra­dui­raient en droit, est-il vrai que le droit serait désor­mais figé et par là tou­jours en retard ou bien au contraire à son tour ne serait-il pas, par les situa­tions nou­velles que crée son appli­ca­tion ou même sa trans­gres­sion, la source d’un renou­vel­le­ment de la réflexion éthique ?

Enfin, et sur­tout peut-être, toute norme éthique doit-elle deve­nir légale et la règle sociale ne doit-elle pas s’im­po­ser à elle-même des limites pour lais­ser appa­raître à nou­veau la liber­té indi­vi­duelle qui reste l’ex­pres­sion la plus haute de la digni­té humaine ?

De l’éthique à la loi

Ain­si donc, l’é­thique ne peut plus igno­rer le droit. Certes, si l’on a pu écrire que » toute réflexion éthique qui devien­drait juri­dique ris­que­rait de s’a­néan­tir par elle-même comme étant nor­ma­tive « , qu’en serait-il d’une réflexion éthique que rien ne vien­drait tra­duire si ce n’est un débat aca­dé­mique pour ini­tiés heu­reux de par­ta­ger leur savoir sinon leur sagesse ? Bien évi­dem­ment, c’est cari­ca­tu­rer, mais sans doute faut-il com­prendre com­ment on est ain­si pas­sé pour le Comi­té consul­ta­tif natio­nal d’é­thique (CCNE) d’une mis­sion de don­ner des avis à celle plus périlleuse, plus res­pon­sable aus­si, d’é­mettre des recommandations.

Mais la dif­fi­cul­té com­mence là où s’ac­croît la responsabilité.

Nous l’a­vons dit, com­ment défi­nir la norme, non seule­ment pour que soit don­né un esprit aux lois, mais aus­si peut-être une âme ?

L’es­prit des lois – jus­te­ment Mon­tes­quieu nous enseigne que ce qui est bon ici ne peut pas l’être ailleurs. Ain­si, l’al­cool serait inter­dit aux habi­tants des pays chauds mais en revanche la poly­ga­mie per­mise, alors que sous les cli­mats tem­pé­rés l’al­cool aide­rait les gens du froid à réchauf­fer leur exis­tence…, mais la poly­ga­mie ne sau­rait trou­ver aucune excuse… Mon­taigne disait » Chaque cité a sa civi­li­té par­ti­cu­lière. »

Sans rete­nir ces cri­tères d’un autre temps qui jus­ti­fie­raient les dif­fé­rences cultu­relles et par là les normes qui pour­raient en résul­ter, ne sommes-nous pas tous frap­pés d’en­tendre dire ce que sont les dif­fi­cul­tés pour un peuple qui croit en la réin­car­na­tion – comme les Japo­nais – d’ac­cep­ter l’i­dée même d’un pré­lè­ve­ment d’or­gane post mor­tem. Le corps peut-il, même mort, être divisé ?
Ain­si, la norme éthique com­mune du res­pect, de la digni­té, de l’au­to­no­mie, de l’in­té­gri­té prend-elle des formes différentes.

Dans les pays de tra­di­tion tri­bale, com­ment condam­ner d’emblée la pres­sion du groupe sur le consen­te­ment indi­vi­duel à un pro­to­cole de recherche par exemple, si cette même pres­sion est par ailleurs garante d’un équi­libre social et d’une har­mo­nie du vivre ensemble ?

Dès lors, la réflexion pour se tra­duire en norme sinon uni­ver­selle du moins valable pour le plus grand nombre doit s’ac­com­mo­der d’une confron­ta­tion, d’un affron­te­ment de valeurs dans la recherche d’un consen­sus préa­lable que tra­dui­ra le droit.

Ceux qui s’op­posent à l’a­vor­te­ment ou à l’eu­tha­na­sie et ceux qui le tolèrent ne vivent pas pour autant dans des mondes éthiques dif­fé­rents ; seule­ment ils résolvent dif­fé­rem­ment un conflit des valeurs.

Dès lors, le droit est rela­tif, il est de plus appe­lé à évo­luer sui­vant même les pro­grès d’une réflexion com­mune ou de l’é­vo­lu­tion des connais­sances. Com­ment lui repro­cher de prendre du retard ? Lui, qui doit par voca­tion assu­rer la sécu­ri­té dans les rela­tions humaines, ne peut avan­cer que sur un ter­rain au préa­lable assu­ré par l’ac­cord du plus grand nombre, sécu­ri­té qui au demeu­rant exige une cer­taine sta­bi­li­té. Et le plus grand nombre a‑t-il tou­jours raison ?

C’est à l’é­thique de nour­rir un débat per­ma­nent, c’est au légis­la­teur de prendre ses responsabilités.

Les lois de la bioé­thique adop­tées en 1994 étaient sages de por­ter en elles-mêmes le prin­cipe de leur propre révi­sion. Ce que l’on a appe­lé le déca­lage de rythme entre l’é­thique et le droit s’ex­plique ain­si en même temps qu’il se justifie.

Mais, pour en ter­mi­ner de ces pre­mières obser­va­tions sur ce droit néces­saire mais rela­tif et fluc­tuant, disons tou­te­fois qu’il est des domaines où le droit s’im­pose et vite, et avec lui aus­si l’in­ter­dit uni­ver­sel : l’in­ter­dic­tion du clo­nage repro­duc­tif, le droit abso­lu à la san­té recon­nu aux plus dému­nis comme la pro­tec­tion des popu­la­tions, objet d’un pro­to­cole de recherche, consti­tuent des impé­ra­tifs qui doivent rejoindre sans retard la règle abso­lue du » Tu ne tue­ras point. »

Le doute certes, et la tolé­rance, mais des cer­ti­tudes aussi.

La loi source de réflexion éthique

Le droit, la loi appa­raissent donc – et c’est la deuxième série d’ob­ser­va­tions que je pro­pose – comme des normes mises en situa­tion et appré­ciées comme telles.

Bien sûr, la loi est réduc­trice, elle est binaire – ce qui est inter­dit – ce qui ne l’est pas. Elle ne peut, même au tra­vers d’un expo­sé des motifs, tra­duire les débats d’ordre éthique qui l’ont ren­due néces­saire ou à tout le moins sou­hai­table. Alors, simple en son expres­sion – et c’est bien ain­si car gar­dons-nous des lois qui entre­raient par trop dans les détails et que le légis­la­teur se le rap­pelle dans la révi­sion en cours des lois de 1994 – simple donc, elle peut don­ner par là l’oc­ca­sion d’une réflexion nou­velle nour­rie par les com­men­taires et la jurisprudence.

L’exemple de l’af­faire Per­ruche est topique du va-et-vient entre le droit et l’é­thique, entre les normes et les valeurs. La Cour de cas­sa­tion a ini­tié, sans le vou­loir peut-être, une nou­velle réflexion sur la situa­tion des per­sonnes han­di­ca­pées, elle a entraî­né une légis­la­tion nou­velle sur l’as­su­rance, conduit par là à une nou­velle réflexion sur la res­pon­sa­bi­li­té médi­cale et don­né à tous une plus haute conscience, en par­ti­cu­lier par la réac­tion des asso­cia­tions concer­nées, du res­pect dû à toute forme de vie, nous éloi­gnant – espé­rons-le du moins – de la ten­ta­tion de l’eugénisme.

Autre exemple de l’in­te­rac­tion entre le droit et la morale, il nous était rap­pe­lé par Chan­tal Des­champs (membre du CCNE) évo­quant la loi du 4 mars 2002 rela­tive aux droits des malades et à la qua­li­té du sys­tème de san­té don­nant corps, don­nant visi­bi­li­té – disait-elle – à un mes­sage éthique, pous­sant » les hos­pi­ta­liers, les asso­cia­tifs, les usa­gers à réflé­chir, à trans­for­mer leur manière de pen­ser et d’a­gir, par exemple, dans la lutte contre la dou­leur, l’ac­com­pa­gne­ment des mou­rants, la pré­sence des parents au che­vet des malades. »

Voyons encore, dans les villes, les amé­na­ge­ments faits, enfin, pour faci­li­ter la vie des per­sonnes han­di­ca­pées, pour les faire vivre le plus pos­sible comme nous. Est-ce que cela n’a pas com­men­cé à chan­ger notre regard sur eux ?

Ain­si, la norme quand elle est juste devient-elle à son tour, par une prise de conscience réflé­chie, une source de valeurs nouvelles.

La loi jusqu’où ?

C’est en forme de conclu­sion que j’a­bor­de­rai la troi­sième série de réflexions sur le thème qui m’est imparti.

J’ai dit le droit, norme légale tra­dui­sant la norme morale, et puis le droit à son tour ins­pi­rant l’é­thique. Le droit par­tout donc ? Mais n’y a‑t-il pas des domaines – les plus intimes – où l’é­thique relève encore, relè­ve­ra tou­jours peut-être, de la rela­tion indi­vi­duelle du rap­port de soi à soi-même où le droit ne sau­rait avoir de place ?

Domi­nique Wol­ton (membre du CCNE) énon­çait que » plus on laï­cise les socié­tés plus on sacra­lise le droit » : il sem­blait le déplo­rer et il ajou­tait qu’au mot éthique il pré­fé­rait le mot » valeur » ou plus encore » le plu­ra­lisme des valeurs « .

Tho­mas d’A­quin ne disait-il pas qu’à vou­loir impo­ser de force par la loi une règle morale, c’est comme vou­loir tel­le­ment pres­ser le nez de quel­qu’un qui est enrhu­mé que cela le fait saigner…

Il n’est sur­tout pas ques­tion de contes­ter la laï­ci­té elle-même comme valeur éthique dès lors qu’elle est tolé­rance et tolé­rance active.

C’est vrai, ce n’est pas parce que la loi auto­rise l’in­ter­rup­tion volon­taire de gros­sesse pour motif de détresse jus­qu’à la 12e semaine désor­mais, que cela sup­prime pour autant la facul­té de déci­sion et le drame moral qu’est en tout état de cause le recours à l’a­vor­te­ment – et que dire de l’a­vor­te­ment thé­ra­peu­tique – ô com­bien conflit de valeurs ! Ici le droit s’ar­rête. Il per­met, il encadre mais laisse à cha­cun sa liberté.

On pour­rait évo­quer le début de la vie, les fins de vie aus­si. L’eu­tha­na­sie bien sûr. Jus­qu’où doit aller la loi ? Jus­qu’où peut aller la loi ? Per­mettre n’est-ce pas encou­ra­ger, et en tout cas por­ter atteinte à ce que l’un d’entre nous appe­lait le » tabou du meurtre » ? Inter­dire n’est-ce pas consa­crer une situa­tion d’hy­po­cri­sie, une fuite devant les réa­li­tés, le refus de prendre conscience de la souf­france et de l’angoisse ?

Il ne m’ap­par­tient pas de répondre à ces ques­tions. Sim­ple­ment, je dirais que nous – au CCNE – nous avons par­lé de com­pas­sion et c’est un mot que le droit tra­duit mal.

Voi­là donc, entre normes et valeurs plus de ques­tions que de réponses. Et c’est bien puisque telle doit être notre démarche faite d’é­coute, d’at­ten­tion, faite d’é­veil » pour que le pro­grès tech­nique » nous rap­pe­lait le Pré­sident de la Répu­blique » soit un pro­grès humain « . J’ai sou­ve­nir de la pré­sen­ta­tion par le pro­fes­seur Lucien Israël de son livre La vie jus­qu’au bout, c’é­tait il y a quelques années. Il disait alors » La vie n’est pas un hasard, la vie est une étin­celle sem­blable à toutes les autres et unique à la fois. »

L’é­veil, c’est pour que chaque pro­grès de la science et de la tech­nique, que chaque règle de droit soit mesu­rée à l’aune de la digni­té humaine. C’est tout. C’est immense. C’est l’é­tin­celle. C’est avoir conscience de l’é­tin­celle. C’est ce que je crois.

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