Paris, lycée Henri IV.

Entreprise et formation

Dossier : La formationMagazine N°544 Avril 1999
Par Michel PRADERIE

La réunion de ces deux mots consti­tue, dans la culture fran­çaise, un couple infer­nal qui se déchire depuis plus d’un siècle. Obli­gées de coexis­ter, insé­pa­rables l’une de l’autre pour la bonne rai­son que toutes les deux concernent cha­cun d’entre nous qui subis­sons les ava­tars de leur confron­ta­tion, l’en­tre­prise et la for­ma­tion campent sur un irré­den­tisme obs­ti­né condui­sant au pire des gâchis.
Il serait naïf de croire qu’on va construire, ici, un dis­cours de récon­ci­lia­tion. Mais on peut, au moins, avoir l’am­bi­tion d’i­den­ti­fier les fausses ques­tions et les fausses que­relles, les pro­cès d’in­ten­tion et les mal­en­ten­dus, de bonne ou de mau­vaise foi, et d’es­quis­ser quelques voies sus­cep­tibles de construire une syner­gie indis­pen­sable à notre avenir.

Paris, Ecole des Mines

La modes­tie du pro­pos est d’au­tant plus jus­ti­fiée que de grands hommes se sont illus­trés dans les deux champs de la contro­verse ; les grands ministres et les grands indus­triels n’ont pas man­qué à la Répu­blique. Mais para­doxa­le­ment, ils ne se sont jamais ren­con­trés pour éta­blir un com­pro­mis fécond. En défi­ni­tive l’é­cole fran­çaise n’est pas plus mau­vaise que celles qu’on trouve à l’é­tran­ger et, dans cer­tains sec­teurs, nos indus­tries sont par­mi les pre­mières du monde. Alors où est le problème ?

En réa­li­té, l’his­toire quo­ti­dienne est un puis­sant anes­thé­sique. L’a­mé­lio­ra­tion ou la dégra­da­tion des choses ne se pro­duit que len­te­ment, qua­si insen­si­ble­ment. Com­bien d’en­tre­prises se « sont réveillées » au bord de faillites pour­tant pré­vi­sibles, obli­gées, dans l’ur­gence, de conduire des plans de redres­se­ment mas­sifs. L’é­cole, comme beau­coup de sys­tèmes publics, n’en finit pas de se dété­rio­rer. En phase de ren­de­ment décrois­sant par rap­port aux moyens qui lui sont dévo­lus, elle vit un « no future » et explose de temps en temps pour des motifs dif­fi­ci­le­ment dis­cer­nables. L’exis­tence « sour­noise » de ces évo­lu­tions se révèle lors de crises qui prennent des formes mul­tiples et concernent des champs fort divers. A. Grove, l’an­cien pré­sident d’In­tel écri­vait que les grands mana­gers sont ceux qui sont inquiets lorsque tout semble aller bien et qui impulsent le chan­ge­ment quand la néces­si­té de celui-ci n’ap­pa­raît pas. C’est en quelque sorte la réha­bi­li­ta­tion de Cassandre.

Le dialogue impossible

Les incom­pré­hen­sions récur­rentes ne sont pas solubles dans la pra­tique habi­tuelle des mar­chan­dages médiocres. Elles requièrent un diag­nos­tic sans com­plai­sance au risque de simplifier.

L’origine de l’incompréhension

Jus­qu’au XIXe siècle, le sys­tème de for­ma­tion avait pour objet de « culti­ver » une par­tie res­treinte de la popu­la­tion. Ceux qui en béné­fi­ciaient étaient soit les héri­tiers du pou­voir nobi­liaire soit les élèves des ordres reli­gieux. Les « grands décou­vreurs » scien­ti­fiques étaient sou­vent mar­gi­naux, par­fois condam­nés par l’É­glise. Ce n’est qu’a­vec les ency­clo­pé­distes et les Lumières, chantres de l’homme-indi­di­vi­du, qu’a émer­gé la notion d’ins­truc­tion publique pour tous. Encore ne s’a­gis­sait-il que d’é­du­quer pour faire des citoyens. Les quelques grandes écoles qui furent créées dans la seconde par­tie du XVIIIe siècle avaient des fina­li­tés tech­niques très pré­cises ; elles n’é­taient pas les élé­ments d’un système.

Cette tra­di­tion indi­vi­dua­liste de la for­ma­tion per­dure encore. La fonc­tion éman­ci­pa­trice de l’É­cole est tou­jours pré­sente en fili­grane dans les textes et les dis­cours. Le rap­por­teur de la consul­ta­tion qui eut lieu dans les lycées en 1998 écri­vait : « Le lycée forme ses élèves à être des citoyens actifs et soli­daires. » Nulle men­tion n’é­tait faite de la pré­pa­ra­tion à une vie de tra­vail ni de la dimen­sion tech­no­lo­gique de l’ap­pren­tis­sage sco­laire. L’en­tre­prise reste tou­jours, dans l’in­cons­cient des maîtres, un lieu d’as­ser­vis­se­ment et l’É­cole demeure le pre­mier champ de bataille de la lutte des classes.

Le mythe fon­da­teur de l’É­cole est de fabri­quer des indi­vi­dus libres par l’ac­qui­si­tion de savoirs théo­riques, cer­tains, scien­ti­fiques, dont la des­ti­na­tion pra­tique était suf­fi­sam­ment incer­taine pour per­mettre à cha­cun de choi­sir sa voie. Para­doxa­le­ment, l’É­cole est bâtie sur l’an­cien modèle clé­ri­cal dont la « clô­ture » est consti­tuée par le carac­tère non direc­te­ment opé­ra­tion­nel des connais­sances ain­si, bien sûr, que par le sta­tut par­ti­cu­lier des maîtres.

Mais la vie ne se résume pas à l’exer­cice de la citoyen­ne­té. Les anthro­po­logues disent que l’homme a com­men­cé avec ses pieds et ses mains. De tout temps il a été indus­trieux mais l’an­ti­qui­té avait réser­vé le tra­vail aux esclaves et aux serfs. N’é­tant plus nour­ris par le sei­gneur, les hommes libres ont dû gagner leur pain. On connaît la suite.

L’ap­pa­ri­tion et le déve­lop­pe­ment des sys­tèmes indus­triels ont créé un autre para­digme : celui du manu­fac­tu­rier. Sa tâche sera de com­bi­ner la science d’une part, pos­sé­dée par les clercs, l’ha­bi­le­té manuelle d’autre part, pos­sé­dée par les arti­sans dans une orga­ni­sa­tion de pro­duc­tion. La quête du béné­fice est, certes, aus­si ancienne que l’homme, mais le XIXe siècle a vu appa­raître la notion d’in­ves­tis­se­ment tech­nique. Il fal­lait dépen­ser du capi­tal dans des équi­pe­ments coû­teux qui, fonc­tion­nant dans une cer­taine orga­ni­sa­tion, fabri­quaient des pro­duits dont la vente, incer­taine, allait, au cours du temps, rem­bour­ser les inves­tis­se­ments. La défi­ni­tion est « ampou­lée » mais utile pour faire com­prendre la spé­ci­fi­ci­té du risque indus­triel par rap­port à celui des marchands.

C’est l’en­chaî­ne­ment de ces incer­ti­tudes : celle de la science à pou­voir s’ap­pli­quer, celle du pro­ces­sus à fonc­tion­ner dans de bonnes condi­tions, enfin l’in­tui­tion de l’é­mer­gence de nou­veaux mar­chés dont la réa­li­té était aléa­toire, qui carac­té­rise le phé­no­mène indus­triel. Bien sûr, au départ il y a le capi­tal et à la fin le béné­fice mais entre les deux, il y a le risque, ou la folie. On voit bien que la réus­site passe, entre autres choses, par le tra­vail des hommes et leur capa­ci­té à faire fonc­tion­ner les équi­pe­ments et l’or­ga­ni­sa­tion. La fina­li­té de celle-ci est de se déve­lop­per en trou­vant des clients accep­tant de payer le prix per­met­tant aux inves­tis­seurs de se rem­bour­ser. L’en­tre­prise est fina­le­ment ambi­va­lente : d’une part elle apporte du niveau de vie et de la richesse aux hommes, d’autre part elle rému­nère le capi­tal en recher­chant la com­pé­ti­ti­vi­té. Des conflits se mani­festent tou­jours dans cette double fonc­tion mais ces conflits font par­tie de la nature humaine ; cha­cun d’entre nous peut déplo­rer le chô­mage mais cher­che­ra sans doute, à qua­li­té égale, le pro­duit le moins cher quelle que soit sa provenance.

C’est pour cela que, dans les rap­ports entre l’É­cole et l’en­tre­prise, il existe une irréductibilité.

Le maître trans­met, acces­soi­re­ment découvre et forme depuis la petite enfance les hommes et les femmes qui demain se trou­ve­ront citoyens. Le chef d’en­tre­prise crée de la richesse et a besoin de tra­vailleurs. Mais il n’a pas voca­tion à renou­ve­ler et à déve­lop­per l’es­pèce humaine. Dès que l’un méprise la tâche de l’autre ou l’i­gnore, le sys­tème devient instable et connaît toutes les dérives. Nos habi­tudes ances­trales qui nous font affec­tion­ner les guerres de reli­gion trans­forment ce qui pour­rait n’être qu’une dis­tinc­tion paci­fique, voire coopé­ra­tive, en débats idéo­lo­giques dont la vani­té n’a d’é­gale que la véhé­mence. La que­relle est si ancienne que vou­loir la faire dis­pa­raître serait illu­soire et il faut se conten­ter de recher­cher, patiem­ment, des com­pro­mis sans doute peu glo­rieux mais sus­cep­tibles d’é­vi­ter une évo­lu­tion suicidaire.

Les éléments d’un compromis

Aris­tote écri­vait, il y a 2 300 ans : « L’é­du­ca­tion d’à pré­sent ne laisse pas de cau­ser ici de l’embarras. On ne sait s’il faut apprendre aux jeunes les choses utiles à la vie ou celles qui tendent à la ver­tu ou les hautes sciences dont on peut se pas­ser. Cha­cune des opi­nions a ses par­ti­sans… Aus­si diverge-t-on sur le genre d’exer­cice à pra­ti­quer. » L’an­cien­ne­té de la contro­verse devrait nous inci­ter, outre à une modes­tie cer­taine, au doute car­té­sien bien plus récent mais por­teur de la même sagesse et de la même méthode ; c’est quand les choses sont com­plexes que la méthode s’impose.

On rap­pel­le­ra que la science est fon­dée sur le doute métho­dique qui a fait de sa recherche une rébel­lion contre tout ce qui a pré­ten­du, au Moyen Âge, être l’é­du­ca­tion ; presque tous les « décou­vreurs » furent des héré­tiques. Mais la pen­sée unique n’est pas l’a­pa­nage de nos temps contem­po­rains, phi­lo­so­phi­que­ment médiocres. L’ins­truc­tion obli­ga­toire, géné­reuse à ses débuts, est deve­nue une pen­sée unique dès qu’elle a nor­ma­li­sé non pas un conte­nu mini­mum de connais­sances à acqué­rir mais une méthode d’ap­pren­tis­sage. Comme toute église, elle a sacri­fié son mes­sage à ses dogmes, ses clercs, et ses rites.

Les conven­tion­nels, comme avant eux les cor­po­ra­tions, n’ont pas com­pris « qu’ap­prendre à quel­qu’un » pou­vait pas­ser par plu­sieurs che­mins com­plé­men­taires. Cette com­plé­men­ta­ri­té n’est d’ailleurs que l’i­mage de la diver­si­té de l’es­pèce humaine qui est « faber » autant que « sapiens ». L’É­cole a fait du second terme l’u­nique ver­tu de l’homme ; elle l’a tron­qué. Le troi­sième mil­lé­naire sera de plus en plus tech­ni­ci­sé et la popu­la­tion sera de plus en plus igno­rante des méca­nismes phy­siques élémentaires.

La pen­sée unique de l’É­cole, c’est la péda­go­gie déduc­tive. Mais il y a des gar­çons ou des filles pour qui le che­min de l’abs­trac­tion passe, sou­vent en pri­maire, par la mani­pu­la­tion et la trans­for­ma­tion d’ob­jets et de méca­nismes ; la démarche est : à quoi ça sert ? puis com­ment ça marche ? Pour­quoi consi­dé­rer cette approche comme signe d’un manque d’in­tel­li­gence ? Sans doute par effet de repro­duc­tion car les maîtres pour la plu­part ignorent ce qu’est une prise élec­trique. Il y a quelques années C. Leder­man, prix Nobel de phy­sique, met­tait en œuvre, avec suc­cès, dans les ghet­tos noirs de Chi­ca­go, une méthode d’ap­pren­tis­sage fon­dée sur l’i­té­ra­tion per­ma­nente entre induc­tion et déduc­tion pour les jeunes sco­la­ri­sés. C’est dans les jeunes âges que cette ité­ra­tion peut s’en­clen­cher et se révé­ler plus tard effi­cace à l’ac­qui­si­tion de connais­sances de plus en plus abs­traites, certes, mais qui ren­voient tou­jours à des sys­tèmes tech­niques consis­tants. Nos aïeux par­laient d’É­cole libé­ra­trice en igno­rant ce qu’il fal­lait libérer.

A contra­rio, pen­dant long­temps aus­si, les entre­pre­neurs ont contes­té l’in­té­rêt que la main-d’œuvre maî­trise les rudi­ments de culture qui per­met­taient de lire, d’é­crire et de comp­ter. Là aus­si régnait une pen­sée unique inverse de la pré­cé­dente. Dès le début de l’ère indus­trielle, les entre­prises ont inves­ti dans des écoles spé­cia­li­sées des­ti­nées à for­mer une main-d’œuvre com­pé­tente, sans trop se sou­cier de ce qui n’é­tait pas leur com­pé­tence direc­te­ment pro­fes­sion­nelle. L’ob­jec­ti­vi­té contraint aus­si de rap­pe­ler que l’ex­ploi­ta­tion de la main-d’œuvre n’é­tait pas un vain mot et que l’ac­cu­mu­la­tion des richesses dont nous béné­fi­cions tous, aujourd’­hui, s’est construite sur la misère et l’ignorance.

Les thu­ri­fé­raires de Ford et Tay­lor leur ont fait dire qu’un ouvrier qui réflé­chis­sait était contre-pro­duc­tif, affu­blant ain­si la puis­sance de l’or­ga­ni­sa­tion scien­ti­fique du tra­vail d’une dimen­sion qua­si idéo­lo­gique qui n’é­tait pas la sienne. Désor­mais la recherche de la qua­li­té des pro­duits et des pro­ces­sus ren­verse la pro­blé­ma­tique et cha­cun prêche la mise en valeur de tous les poten­tiels de la main-d’œuvre sans qu’on soit sûr, d’ailleurs, d’être capables d’i­ma­gi­ner des modèles de mana­ge­ment conci­liant le dis­cours et la pra­tique. Les résul­tats de la for­ma­tion conti­nue montrent que les notions de com­pé­tence et de car­rière arti­cu­lée sur des cur­sus de for­ma­tion ne sont pas des notions très claires ni très opératoires.

Si on veut être un peu serein et si on accepte de prendre quelque dis­tance avec nos pra­tiques quo­ti­diennes on devrait pou­voir admettre que cher­cher à savoir » qui a com­men­cé » est plu­tôt futile. La vraie ques­tion est de cher­cher, presque en cati­mi­ni, les champs d’ac­tion qui pour­raient débou­cher sur une évo­lu­tion positive.

Le prin­cipe direc­teur qui sera déve­lop­pé plus loin résulte du bon sens. Les écoles comme les entre­prises sont loca­li­sées en des endroits topo­gra­phi­que­ment défi­nis même si le déve­lop­pe­ment du » Web » et du com­merce élec­tro­nique risque, à long terme, de rendre cette affir­ma­tion fra­gile. À cha­cune des ins­ti­tu­tions on peut faire cor­res­pondre un ter­ri­toire qui pour l’une décri­ra celui du recru­te­ment des élèves et pour l’autre celui de ses sala­riés ; dans la plu­part des cas, ces ensembles sont sécants. Le maillage fran­çais crée, de fait, une cer­taine soli­da­ri­té que les chefs d’en­tre­prise connaissent lorsque, par mal­heur, ils doivent faire un plan social. Plu­tôt que soli­da­ri­té, le mot » conni­vence » semble plus neutre mais tout aus­si réel. Elle vaut pour toutes les acti­vi­tés de ces zones : qu’elles soient sco­laires, d’emplois, de ser­vices col­lec­tifs… Cette conni­vence, si elle est per­çue posi­ti­ve­ment, consti­tue le prin­cipe de ce compromis.

On a dit plus haut que la recherche de ce der­nier devait se faire impli­ci­te­ment. Il faut prendre garde à cette ten­dance fâcheuse de trans­for­mer des coopé­ra­tions modestes, pru­dentes, peu bavardes, en confron­ta­tions de posi­tions idéo­lo­giques que nous ado­rons natio­na­li­ser. L’ex­pé­ri­men­ta­tion trouve sa consé­cra­tion dans sa seule réus­site. Lors­qu’elle fait beau­coup d’a­deptes alors il est temps de pen­ser à prendre des mesures d’en­semble. L’en­jeu n’est pas, en effet, de récon­ci­lier l’en­tre­prise et l’é­cole, ce serait une ver­sion sim­ple­ment ins­tru­men­tale. Il est de savoir com­ment nous pou­vons édu­quer nos enfants pour qu’ils construisent un pays plus fort, plus dyna­mique et plus inven­tif que celui que nous connaissons.

Mais avant de déve­lop­per ce prin­cipe il faut ter­mi­ner « l’au­top­sie ». Mal­gré l’op­po­si­tion entre les par­te­naires, tout le monde se retrouve, au fond « de la taverne des secrets inavouables », pour faire per­du­rer un sys­tème qui four­nit les diri­geants de l’É­tat et de l’en­tre­prise ; il satis­fait fina­le­ment les struc­tures de dési­gna­tion de ce que Michel Cro­zier appelle les « élites ». Ce qui pro­voque le débat est, en défi­ni­tive, la mas­si­fi­ca­tion de l’en­sei­gne­ment. Le péché est fina­le­ment d’a­voir fait croire à tous que détruire les filtres de la sélec­tion allait leur ouvrir les allées des pou­voirs. Ce fai­sant, on ren­force la pug­na­ci­té, dou­teuse, de ceux qui ne veulent pas de concur­rence afin de ne pas perdre le pou­voir et on décer­velle des cohortes de jeunes en leur offrant des « miroirs aux alouettes ». Dans ce débat, cha­cun est de mau­vaise foi ; il nous fau­dra donc ruser pour avancer.

Que veulent les entreprises en matière de formation ?

Cette ques­tion cho­que­ra tous les péda­gogues paten­tés. Mais il faut bien sor­tir de la per­plexi­té aris­to­té­li­cienne et on ne peut le faire que si on inter­roge « ce » qui met en œuvre la com­pé­tence des hommes. Toute socié­té ne peut se décrire que par des sous-sys­tèmes résul­tant, dans des sphères dif­fé­rentes, du jeu des acteurs qui s’y agitent. L’ap­pa­reil de for­ma­tion, parce qu’il est pla­cé au début de la vie de cha­cun, fonc­tionne au pro­fit de tous les sous-sys­tèmes ; celui de la par­ti­ci­pa­tion à la vie publique, celui du rap­port des hommes entre eux, celui de la pro­duc­tion et de la sphère éco­no­mique, celui de la culture…

Il s’en­suit deux consé­quences. La pre­mière est qu’il doit être neutre par rap­port à tous ces champs ; par exemple il n’a pas à ensei­gner la déso­béis­sance civile, il n’a pas à apprendre à haïr telle ou telle par­tie de la popu­la­tion, il n’a pas à s’op­po­ser aux prin­cipes qui régissent l’ac­ti­vi­té éco­no­mique. La seconde consé­quence est qu’il ne peut « four­nir » que des « pro­duits inter­mé­diaires » que chaque sous-sys­tème devra adap­ter à ses règles de fonc­tion­ne­ment. Il n’est donc pas per­ti­nent de déplo­rer la fai­blesse de la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle des jeunes qui arrivent sur le mar­ché du travail.

Les processus techniques

Toute entre­prise, mais on devrait dire toute acti­vi­té, peut être gros­siè­re­ment iden­ti­fiée par quelques carac­té­ris­tiques simples : le pro­duit qu’elle vend, le pro­ces­sus tech­nique qu’elle met en œuvre pour le pro­duire, son sta­tut et sa posi­tion dans la concur­rence. Tout le reste dépend des poli­tiques de mana­ge­ment mises en œuvre pour répondre aux cri­tères de ren­ta­bi­li­té ou de performance.

À l’ins­tar des réflexions menées autour du concept de qua­li­té totale, l’ap­pré­cia­tion des carac­té­ris­tiques des sala­riés, notam­ment en matière de for­ma­tion acquise, dépend du pro­ces­sus tech­nique mis en œuvre. On doit conce­voir ce der­nier au sens large ; c’est l’or­ga­ni­sa­tion qui per­met, à par­tir d’un concept, de pro­duire et de vendre aux clients des pro­duits ou des ser­vices. Une asso­cia­tion d’aide aux délin­quants aura un pro­ces­sus d’in­ter­ven­tion au même titre qu’une usine sidé­rur­gique. En accor­dant au pro­ces­sus le rôle de déter­mi­ner les com­pé­tences de ceux qui vont s’y ins­crire on voit se des­si­ner une défi­ni­tion assez dif­fé­rente de celle qui a pré­va­lu pen­dant des décennies.

On a tou­jours par­lé de métiers dont le conte­nu pou­vait être défi­ni par la capa­ci­té de « savoir-faire » quelque chose. La meilleure illus­tra­tion de cette défi­ni­tion est don­née par « Les com­pa­gnons du devoir » qui depuis des siècles forment des arti­sans d’ex­cel­lence et dont l’ob­ten­tion du diplôme dépend de la remise de « l’œuvre » que l’im­pé­trant aura mis des années à réa­li­ser pour démon­trer sa par­faite connais­sance du métier. Si on fouille dans les bureaux du minis­tère de l’É­du­ca­tion natio­nale qui s’oc­cupent des quelques cen­taines de CAP exis­tants, on trou­ve­ra des des­crip­tions très savantes de ce qu’il faut connaître pour réus­sir le concours. C’est sur cette concep­tion que sont bâties la plu­part des conven­tions collectives.

Toute cette tra­di­tion devient de plus en plus obso­lète car elle revient à dire que le titu­laire d’un diplôme d’élec­tro­mé­ca­ni­cien mobi­li­se­ra les mêmes com­pé­tences s’il tra­vaille sur une chaîne de mon­tage d’au­to­mo­biles ou s’il exerce son métier dans une petite entre­prise tra­vaillant en séries courtes. Sa façon d’in­ter­ve­nir va dif­fé­rer pro­fon­dé­ment dans les deux cas. Dans le pre­mier sa per­for­mance va dépendre de sa capa­ci­té à pré­ve­nir les défaillances, à faire des diag­nos­tics rapides, à dis­tin­guer ce qui est grave de ce qui ne l’est pas, à orga­ni­ser le recours à des élé­ments de sub­sti­tu­tion pour évi­ter l’ar­rêt de la pro­duc­tion et à inter­ve­nir en temps mas­qué. Son effi­ca­ci­té va se mesu­rer non seule­ment à ses capa­ci­tés tech­niques au sens strict mais à sa capa­ci­té à opti­mi­ser son inter­ven­tion pour per­tur­ber le moins pos­sible le pro­ces­sus. Dans le second cas, il sera sans doute l’un des tech­ni­ciens prin­ci­paux de l’a­te­lier et il devra jouer un peu le rôle du « Maître Jacques » gérant la vie des machines, mul­ti­pliant les réglages et adap­tant les dis­po­si­tifs à de nou­velles spécifications.

On voit ain­si qu’un même métier peut s’exer­cer dans des contextes très dif­fé­rents qui exi­ge­ront des qua­li­tés dif­fi­ci­le­ment quan­ti­fiables et sur­tout défi­nis­sables sans équi­voque. À côté de ce qu’on peut mettre dans des normes existe quelque chose de plus vague mais qui va être déter­mi­nant dans le choix de l’employeur, dans la rému­né­ra­tion qu’il va consen­tir et dans la car­rière qu’il proposera.

Cette rela­tive éva­nes­cence va per­tur­ber tout le monde. Le sala­rié, en pre­mier lieu, qui va être jugé sur son com­por­te­ment et plus seule­ment sur ses titres, va mal accep­ter ce qui lui paraî­tra comme un choix dis­cré­tion­naire. Le cas est rela­ti­ve­ment fré­quent chez cer­tains jeunes cadres qui, bar­dés de diplômes, et donc d’es­pé­rances, sont inca­pables de s’in­té­grer dans des équipes. L’employeur ensuite qui, fai­sant mal le par­tage entre ses lubies com­por­te­men­tales et la recherche ration­nelle de la per­for­mance, éri­ge­ra en culture d’en­tre­prise ce qui n’est qu’une somme d’ha­bi­tudes conser­va­trices. Les syn­di­cats, ouvriers comme pro­fes­sion­nels, qui savent mal négo­cier la diver­si­té et les concepts flous. Les pré­vi­sion­nistes enfin, qu’ils soient internes ou externes à l’en­tre­prise, dont les modèles ont besoin de défi­ni­tions non ambiguës.

En défi­ni­tive, le plus sage serait d’a­ban­don­ner toute ambi­tion pré­vi­sion­niste quan­ti­ta­tive en matière d’emplois et de faire por­ter l’a­na­lyse sur la nature des com­pé­tences que les jeunes doivent pos­sé­der à leur sor­tie du sys­tème sco­laire et universitaire.

Il n’est ain­si pas cer­tain que les entre­prises puissent, non­obs­tant les incer­ti­tudes des mar­chés, pré­voir leurs besoins en main-d’œuvre à un hori­zon suf­fi­sant pour per­mettre l’ac­com­plis­se­ment d’une for­ma­tion qui ne peut être ins­tan­ta­née. Il n’est pas sûr non plus que les orga­ni­sa­tions pro­duc­tives per­for­mantes soient très stables. La conno­ta­tion dia­bo­lique que prend le terme de flexi­bi­li­té dans ce pays conduit à gérer l’ur­gence des varia­tions de la pro­duc­tion par de la main-d’œuvre pré­caire ce qui rend obs­cur tout dis­cours sur la valo­ri­sa­tion des res­sources humaines.

L’heu­ris­tique nous apprend que pour résoudre un pro­blème il faut iden­ti­fier le plus vite pos­sible les dif­fé­rentes voies d’ap­proche et éli­mi­ner celles qui ne sont que des impasses.

Des savoirs et des agilités

Nous sommes dans un pays à obli­ga­tion sco­laire et il faut s’en féli­ci­ter. Mais quel est le sens de cette obli­ga­tion ? Juri­di­que­ment, sauf cas de force majeure, il s’a­git d’en­voyer son enfant à l’é­cole de 6 à 16 ans, l’en­sei­gne­ment pré­sco­laire n’é­tant pas obli­ga­toire. Si on en reste là, ce n’est qu’une obli­ga­tion d’emploi du temps. Mais obser­vons que cette obli­ga­tion conçue comme une avan­cée démo­cra­tique ne com­porte aucune obli­ga­tion de résul­tat pour la puis­sance contrai­gnante. Nul ne peut défi­nir ce qu’à 16 ans un jeune doit obli­ga­toi­re­ment savoir. Le taux d’illet­trisme est consi­dé­rable et montre que, sur ce cri­tère, l’ins­ti­tu­tion n’ap­porte pas la contre­par­tie de la contrainte sco­laire. Il y a, d’ailleurs, quelque extra­va­gance à entendre ratio­ci­ner les péda­gogues sur les conte­nus des ensei­gne­ments pri­maires et de pre­mier cycle, igno­rant avec superbe les dif­fi­cul­tés de l’ins­ti­tu­tion à ensei­gner « le lire, l’é­crire et le comp­ter ». Ces trois capa­ci­tés, qu’on a presque honte à rap­pe­ler, sont les pre­miers ins­tru­ments d’a­gi­li­té qui per­met­tront aux jeunes, plus tard, de navi­guer dans les dif­fé­rents sup­ports de for­ma­tion qu’ils pour­ront trou­ver, s’ils en ont envie.

Il n’est pas ques­tion ici de bâtir des pro­grammes et des péda­go­gies. Mais il est temps de pro­po­ser le conte­nu de ce prin­cipe de com­pro­mis dont on a par­lé plus haut. Pour cela il faut pré­ci­ser quelques concepts. On a l’ha­bi­tude de dis­tin­guer dans les filières de for­ma­tion le géné­ral, le tech­nique (ou tech­no­lo­gique) et le pro­fes­sion­nel, les deux pre­miers cor­res­pon­dant d’ailleurs à des ensei­gne­ments longs le der­nier à un ensei­gne­ment court. Tout indi­vi­du sen­sé, pla­cé devant une nomen­cla­ture, se pose­ra immé­dia­te­ment la ques­tion des pro­cé­dures d’af­fec­ta­tion des objets dans les dif­fé­rents postes de celle-ci. En l’oc­cur­rence, il ne s’a­git pas d’o­rien­ta­tion mais d’un « tami­sage » à plu­sieurs étages : ceux qui ne peuvent aller en géné­ral vont en tech­nique et ceux qui ne peuvent aller dans ce der­nier échouent dans le professionnel.

La filière noble est arti­cu­lée en fait autour des dis­ci­plines qu’on consi­dère, de façon tout à fait contin­gente, comme dis­cri­mi­nantes pour accé­der conve­na­ble­ment dans le « post­bac ». Cela va et cela vient ; il y a qua­rante ans la filière noble s’ar­ti­cu­lait autour des lettres clas­siques, depuis ce sont les mathé­ma­tiques qui ont pris le relais. Si on réduit le sys­tème d’en­sei­gne­ment à l’ap­pren­tis­sage de la citoyen­ne­té, demain ce seront les langues vivantes et l’his­toire qui devien­dront « reines ». Tout cela pour dire que l’É­cole est sans bous­sole, faute d’une réflexion sur ce que sera notre socié­té et ce que devra être un hon­nête homme.

Essayons donc de rai­son­ner en théo­rie. Le tech­nique est ce qu’on appel­le­ra la théo­ri­sa­tion du concret. Les sciences « dures » sont les ins­tru­ments qui, en inter­ac­tion per­ma­nente, avec les objets ou les phé­no­mènes per­mettent d’en com­prendre le fonc­tion­ne­ment et d’a­mé­lio­rer leurs performances.

L’in­te­rac­tion s’ex­plique pour un double motif. D’une part la démarche scien­ti­fique est tou­jours expé­ri­men­tale, même les mathé­ma­tiques. D’autre part elle est le prin­cipe péda­go­gique de base pour accé­der à la connais­sance en allant, selon les cir­cons­tances, du concret vers l’abs­trait ou l’in­verse. Même si le pro­ces­sus est consti­tu­tif de connais­sances nou­velles, il est avant tout une démarche. Cette démarche s’en­ri­chit si elle est col­lec­tive c’est-à-dire si elle se fait en équipe. On voit bien qu’elle est un ins­tru­ment pri­vi­lé­gié de l’a­gi­li­té dont on par­lait. Elle fait par­tie de ces com­pé­tences mal défi­nies mais indis­pen­sables pour toute entre­prise car elle fonde le pro­grès et l’innovation.

Le pro­fes­sion­nel revient à apprendre à des jeunes moins agiles l’u­ti­li­sa­tion d’é­qui­pe­ments exis­tants sans remon­ter aux prin­cipes théo­riques qui expliquent leur fonc­tion­ne­ment. L’en­semble de l’en­chaî­ne­ment est actuel­le­ment diri­gé par le pou­voir sco­laire qui, par nature, est « régu­lier », hors du siècle. Si cela n’a pas grande impor­tance aux plus jeunes âges, il n’en va pas de même ensuite. La bana­li­sa­tion de l’in­for­ma­tion, soit col­lec­tive soit pri­vée, par l’In­ter­net, accen­tue le divorce entre ce qu’on voit et ce qu’on apprend. Là inter­vient le prin­cipe de conni­vence dont on par­lait, qui est une modi­fi­ca­tion dans la répar­ti­tion du pou­voir au pro­fit de ceux qui, par fonc­tion, œuvrent dans le « siècle ». Dès le col­lège, peut-être même avant, les « gens du ter­ri­toire » doivent inter­ve­nir. Les uns, parce que ce sont des élus, feront vivre aux jeunes une ins­truc­tion civique en vraie gran­deur, les autres, parce que ce sont des ani­ma­teurs ou des psy­cho­logues, leur appren­dront à vivre en socié­té. D’autres enfin, fort nom­breux, par­ti­ci­pe­ront à cette ité­ra­tion entre faire et apprendre parce que ce sont des arti­sans, des petites ou des grandes entre­prises. Au fur et à mesure que l’âge et les connais­sances aug­men­te­ront, les entre­prises inter­vien­dront de plus en plus, dans un sys­tème géné­ra­li­sé de for­ma­tion par alter­nance qui a bien du mal à vivre.

Vision angé­lique diront cer­tains. Elle ne l’est pas plus que celle consis­tant à l’embauche tem­po­raire par les entre­prises d’en­sei­gnants avant de les ren­voyer dans leurs éta­blis­se­ments. L’ex­pé­rience montre que les pro­fes­seurs sont comme les moines. Quand ils ont connu les plai­sirs de la vie, ils ne rejoignent jamais l’ab­baye. C’est pour cela que la thèse pré­sen­tée ici est radicale.

Un col­lège ou un lycée devraient être cogé­rés par des repré­sen­tants de la socié­té civile qui consti­tue­raient une sorte de conseil de sur­veillance dont le direc­toire serait diri­gé par le chef d’é­ta­blis­se­ment. C’est au pre­mier de déci­der com­ment, autour d’un conte­nu déter­mi­né par les auto­ri­tés aca­dé­miques, construire un ensemble péda­go­gique fai­sant inter­ve­nir d’autres per­son­nels de l’ex­té­rieur qui ani­me­raient le pro­ces­sus ité­ra­tif dont on a par­lé plus haut. Le par­tage entre ce qui serait pré­dé­ter­mi­né et ce qui serait lais­sé à l’au­to­no­mie ter­ri­to­riale varie­rait tout au long du pro­ces­sus de sco­la­ri­té ain­si que les com­pé­tences des inter­ve­nants extérieurs.

Au début du col­lège il s’a­git d’ac­ti­ver le pro­ces­sus autour de méca­nismes simples mis en œuvre par des équipes mixtes et dont la sub­stance théo­rique serait déve­lop­pée par les ensei­gnants. Au début du lycée rien n’empêcherait des cadres pré­re­trai­tés ou retrai­tés d’in­ter­ve­nir selon les mêmes prin­cipes. La notion de pro­fes­sion­nel doit être ren­due indé­pen­dante de celle du niveau ou de la filière sco­laire ; le titu­laire d’une maî­trise ou d’un diplôme d’in­gé­nieur a, aus­si, besoin de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle c’est-à-dire de l’ap­pli­ca­tion, in situ, des connais­sances acquises, à des opé­ra­tions de production.

Depuis les années 70 les dif­fé­rents gou­ver­ne­ments ont essayé de mul­tiples for­mules qui consis­taient à orga­ni­ser un « sas » entre la sor­tie du sys­tème de for­ma­tion et l’emploi repo­sant sur des séjours en entre­prises. Le sys­tème dual alle­mand fait envie mais il repose en réa­li­té sur une orga­ni­sa­tion socio-éco­no­mique étran­gère à la nôtre qu’il serait vain de vou­loir copier. Il serait plus opé­ra­toire qu’un véri­table contrat se négo­cie entre les acteurs pour construire une action collective.

Cette vision est ins­tru­men­tale et se fonde sur la croyance, peut-être naïve, que le par­tage d’un cer­tain pou­voir entre des acteurs dif­fé­rents modi­fie le com­por­te­ment de cha­cun d’entre eux. Elle ne peut être qu’ex­pé­ri­men­tale car nous ne sommes pas capables de débattre cal­me­ment de choses impor­tantes. Mieux vaut jouer des conni­vences de proxi­mi­té. Actuel­le­ment, sauf dans de rares cas d’es­pèce les Conseils d’ad­mi­nis­tra­tion des éta­blis­se­ments sco­laires et uni­ver­si­taires sont déser­tés parce qu’ils n’ont aucun pou­voir et, avouons-le, parce que leurs membres répugnent à en avoir.

Conclusion pour une méthode

Supprimer les mythes

Quand tout bouge, le moment vient où il faut accep­ter de remettre en cause nos habi­tudes pour décou­vrir de nou­veaux « fon­da­men­taux ». La chose n’est jamais simple car nos cultures sont pétries de valeurs dont il est bien dif­fi­cile d’ac­cep­ter la déshé­rence. La France, d’es­sence cen­tra­li­sa­trice, prise peu les entre­pre­neurs qui ne peuvent vivre sans liber­té. Nous sommes le pays des « copies conformes ». Pour­tant la mon­dia­li­sa­tion et sur­tout la construc­tion enga­gée de l’Eu­rope vont rendre la posi­tion conser­va­trice fran­çaise intenable.

L’É­cole n’est pas un monde à part, une sorte d’ex­crois­sance des dépenses publiques consen­tie pour s’oc­cu­per de nos jeunes. En réa­li­té c’est le sys­tème qui pro­duit la socié­té selon des normes que cette der­nière s’est fixées. La repro­duc­tion de nos diri­geants est une de ses mis­sions. Cepen­dant il arrive que cette confor­mi­té ait des ratés. Le modèle n’est plus aus­si bien accep­té par­tout et par tous, il n’est plus attrac­tif. On ne peut pra­ti­quer une poli­tique d’au­truche consis­tant à pro­té­ger des éta­blis­se­ments d’ex­cel­lence capables d’o­pé­rer une sélec­tion pour for­mer les meilleurs. Un sys­tème d’é­du­ca­tion dégra­dé empoi­sonne la vie civile et met le pacte social en dan­ger. C’est donc l’af­faire de tous.

Quand on sait les pro­grès consi­dé­rables réa­li­sés dans les sciences de ges­tion et dans les sys­tèmes d’in­for­ma­tion, on est éton­né du peu d’in­té­rêt qu’on porte aux ins­ti­tu­tions qui sont cen­sées pré­pa­rer notre ave­nir et à leurs méca­nismes de fonc­tion­ne­ment. Le dés­in­té­rêt obser­vé a lais­sé l’é­du­ca­tion aux mains d’ap­pa­reils qui ont per­du le sens de la mis­sion ini­tiale et rebelles à toute notion de per­for­mance. Il faut sup­pri­mer ce pre­mier renon­ce­ment ; c’est le mythe du spécialiste. 

Le second mythe est celui des com­pé­tences réduites aux savoirs pos­sé­dés. Les poli­tiques de res­sources humaines sont sou­vent à court terme. Mais igno­rer que les indi­vi­dus fonc­tionnent davan­tage en fonc­tion des espé­rances sur leur propre car­rière que de leurs gains immé­diats, c’est s’en­ga­ger dans un pro­ces­sus de déstruc­tu­ra­tion de la socié­té. Le terme « d’en­tre­prise citoyenne » est exé­crable mais il n’exo­nère pas d’in­ven­ter sans cesse des stra­té­gies sociales, sans doute com­plexes, qui tentent de conci­lier les dif­fé­rentes contraintes. Les nou­velles com­pé­tences consistent à ce que cha­cun « appri­voise » son poste de tra­vail et l’é­qui­pe­ment qui va avec, en mobi­li­sant ses connais­sances et son intelligence.

Le troi­sième mythe est celui de la for­ma­tion per­ma­nente. Elle est trop sou­vent conçue comme un tri­but ver­sé au pari­ta­risme qu’un ins­tru­ment d’ap­pren­tis­sage. Le résul­tat en est que ce sont les mieux for­més au départ qui sont les plus capables d’en pro­fi­ter. Il n’y a pas de seconde chance s’il n’y en a pas eu une pre­mière et la réus­site de quelques forts tem­pé­ra­ments ne jus­ti­fie pas la débauche des moyens enga­gés. Mieux vau­drait sup­pri­mer toute obli­ga­tion et lais­ser aux entre­prises le soin de choi­sir ce qui leur est utile.

La sur­vi­vance de ces mythes ne per­met pas au débat de s’en­ga­ger conve­na­ble­ment. Le monde de l’é­du­ca­tion ou de la for­ma­tion est un monde où on ne mesure aucun résul­tat ; on dépense en espé­rant qu’il en res­te­ra quelque chose. Rien n’est moins certain.

Le refus d’ad­mettre le prin­cipe de sélec­tion pour affec­ter les jeunes dans les voies qui leur seront le plus favo­rable abou­tit à l’ex­plo­sion d’un ensei­gne­ment supé­rieur dans des matières non opé­ra­toires qui ne pour­ra engen­drer que des frus­tra­tions et des rancœurs.

Plaidoyer pour la science

Pour des rai­sons assez mys­té­rieuses les sciences ont une place ambi­guë dans l’éducation.

Pen­dant long­temps et main­te­nant encore, les mathé­ma­tiques ont struc­tu­ré la voie vers les grands corps via les classes pré­pa­ra­toires. Sou­vent les pro­grammes se fai­saient l’é­cho des rêve­ries éche­ve­lées de quelques cher­cheurs qui n’ont pas ren­du ser­vice à la science en déta­chant tota­le­ment l’abs­trac­tion de toute retom­bée visible en matière technologique.

Mais quand on parle de sciences on ne doit pas réduire le dis­cours aux seules mathé­ma­tiques. Cham­pionnes de la méthode déduc­tive elles ne résument pas l’en­semble de l’at­ti­tude scien­ti­fique. La nomen­cla­ture clas­sique, qui dis­tingue les sciences expé­ri­men­tales, laisse croire qu’on peut avoir l’es­prit scien­ti­fique en igno­rant que l’ex­pé­ri­men­ta­tion est seule capable de vali­der une théorie.

Plai­der pour la science, c’est plai­der en fait pour deux choses. La pre­mière est que les matières « dures » sont sous-repré­sen­tées dans l’en­sei­gne­ment supé­rieur ; on paie le manque d’at­trac­ti­vi­té de ces dis­ci­plines dans l’en­sei­gne­ment du second degré. L’ar­gu­ment de leur dif­fi­cul­té ne tient pas car on ne voit pas au nom de quelle malé­dic­tion géné­tique cer­tains seraient com­plè­te­ment dépour­vus de toute curio­si­té ; on peut tout expli­quer sim­ple­ment de ce qui nous entoure, du fer à repas­ser à la cen­trale nucléaire. C’est la péda­go­gie qui pro­voque cette distorsion.

Ce dés­équi­libre n’é­pargne pas les entre­prises. Elles tirent peu de pro­fit des direc­tions de la recherche qu’elles pos­sèdent. L’ab­sence de pro­grammes clairs d’in­ves­ti­ga­tions, la fai­blesse du nombre des bre­vets dépo­sés montrent que les grandes orga­ni­sa­tions sont davan­tage des struc­tures d’ordre et de pou­voir que d’in­no­va­tion. Les Amé­ri­cains savent le faire ; nous, plus difficilement.

Mais la science c’est aus­si la méthode. Ne reve­nons pas sur la défi­ni­tion qu’en a don­né Des­cartes. Mais on peut obser­ver que son appli­ca­tion est géné­rale et on convien­dra aisé­ment que si tout le monde l’ap­pli­quait on évi­te­rait de nom­breuses décla­ra­tions déma­go­giques et de nom­breux pro­grammes poli­tiques sans consistance.

L’ap­pren­tis­sage de cette méthode n’est pas une tâche sur­hu­maine, les vieux ins­ti­tu­teurs savaient s’y prendre. Mais la dif­fi­cul­té consiste à ensei­gner des atti­tudes men­tales que bien peu d’a­dultes pra­tiquent. Il existe une sorte de conspi­ra­tion pour dire n’im­porte quoi et les médias ne se privent pas de répandre des infor­ma­tions non véri­fiées ou incom­plètes pour en modi­fier le sens. On ne sait trop com­ment com­men­cer pour rompre le cercle vicieux. Mais les entre­prises ont un rôle impor­tant à jouer si elles acceptent de se sen­tir concer­nées par le mode de repro­duc­tion sociale qui sera leur avenir.

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Rem­pla­çons les ana­thèmes et les pro­cès d’in­ten­tion par la pra­tique de la véri­té. Elle est une dis­ci­pline rugueuse car elle contraint à res­pec­ter l’in­ter­lo­cu­teur sans le mépri­ser ou sans cher­cher à ache­ter sa com­pli­ci­té. Mais on sous-estime tou­jours la capa­ci­té des gens à accep­ter et à pra­ti­quer la ver­tu. Le pari de Pas­cal n’é­tait pas plus stu­pide que cet espoir.

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