Entreprise internationale et diversités culturelles
Le développement international des entreprises les met en contact avec des pays et des sociétés de cultures très différentes.
L’expérience de Lafarge éclaire les difficultés, mais aussi les opportunités que présentent les différences culturelles dans notre monde apparemment globalisé. Elles peuvent être gérées dans le respect des différences, mais avec l’affirmation des valeurs et méthodes communes nécessaires au succès de l’entreprise.
Beaucoup de progrès sont possibles dans une analyse plus consciente et plus systématique de ces problèmes.
Entreprise fondée en 1833 dans la vallée du Rhône, Lafarge fabrique des matériaux de construction, notamment du ciment, des granulats, du béton et des plaques de plâtre, dont le prix à la tonne est faible et ne permet donc pas, sauf exception, de grandes distances de transport. Ils sont vendus localement et utilisés dans un secteur, celui de la construction, où les habitudes sont fortement ancrées et différentes selon les pays et les marchés.
Lafarge, dans le premier siècle de son existence, est devenu le leader français de son secteur, tout en développant une forte culture, fondée à la fois sur les qualités reconnues aux ingénieurs français : sérieux, souci du long terme, croyance au progrès technique, et sur un humanisme chrétien correspondant aux convictions de ses fondateurs.
Le développement international
L’entreprise eut très tôt une certaine activité internationale, avec une présence en Angleterre, en Afrique du Nord, et la fourniture de produits pour les travaux du canal de Suez ou la construction de l’immeuble de la Bourse de New York.
Mais la vraie confrontation avec les réalités internationales commença en 1955, lorsque Marcel Demonque lança Lafarge, en même temps, au Canada de l’Ouest et au Brésil. Ce développement fut conduit essentiellement par des équipes françaises, d’ailleurs largement composées de « pieds-noirs ». Elles furent confrontées aux différences entre les marchés, les types de produits utilisés, les circuits de distribution et les attitudes concurrentielles. Les débuts furent difficiles, mais la croissance des marchés et la ténacité de l’entreprise permirent de surmonter les difficultés.
L’aventure de Lafarge au Canada illustre les différentes étapes de l’implantation de l’entreprise dans un pays et une culture différente. Des débuts à Vancouver avec une équipe d’expatriés français dans un style quasi « colonial » mais au cours desquels l’association de personnalités canadiennes fortes fut d’emblée recherchée et obtenue ; puis la construction d’une seconde usine à Montréal ; enfin en 1970 la prise de contrôle du premier cimentier canadien, géant un peu assoupi dont les actionnaires canadiens préférèrent le dynamisme de Lafarge.
Dix ans pour vaincre les réticences
Cette opération fut possible grâce au talent d’Olivier Lecerf, futur président du groupe, qui sut nouer des relations de confiance avec ses interlocuteurs canadiens. Elle donna à Lafarge le contrôle d’une grande organisation, au style canadien anglais très traditionnel.
Respectueuse des différences, Lafarge géra cette fusion d’une façon très consensuelle et sans chercher à imposer une véritable intégration. Il fallut près de dix ans pour que celle-ci se réalise et que s’estompent les résistances de la filiale vis-à-vis de la société mère.
Pendant ce temps-là cependant, les influences culturelles s’exerçaient dans les deux sens. C’est au Canada que Lafarge découvrit les techniques de management venues des États-Unis et encore peu présentes en Europe : budget, plan, classification des postes… Revenu en France pour prendre la tête du groupe en 1975, Olivier Lecerf introduira ces techniques dans le groupe, tout en les « francisant », c’est-à-dire en les rendant moins formelles et plus souples.
L’histoire se répéta lorsque Lafarge fit l’acquisition d’un grand cimentier américain : respect des structures, des habitudes et des équipes en place et intégration très progressive. La société acquise était une de ces vieilles sociétés industrielles américaines des années soixante-dix, dont les pratiques de management étaient restées très autoritaires, où le pouvoir des syndicats était fort et bloquait les évolutions technologiques et où les relations étaient conflictuelles. Elle était aussi très peu internationale – le patron de la société n’avait pas de passeport ! – et acceptait assez mal que des Français puissent apporter quelque chose dans le domaine industriel. À l’inverse du Canada, les résultats économiques ne furent pas au rendez-vous, ce qui imposa après quelques années un changement d’attitude, une prise de contrôle plus ferme et une meilleure utilisation du savoir-faire du groupe pour venir à bout des difficultés.
Une approche des différences culturelles
À partir des années quatre-vingt, le groupe développa considérablement sa présence internationale qui concerne maintenant près de 80 pays. Il fut confronté à des situations très différentes et à des contextes très variés. Ceci l’a amené à réfléchir davantage au problème des différences culturelles et à formuler une approche plus systématique, qui, sans résoudre toutes les difficultés, sert de guide à son action.
Nous avons ainsi distingué dans le fonctionnement de l’entreprise ce qui relève des valeurs, ce qui concerne les méthodes de travail et ce qui s’inscrit dans le cadre des cultures nationales.
Nous considérons que Lafarge s’est construit sur un certain nombre de valeurs, dont j’ai rappelé plus haut l’origine, et que l’on peut résumer dans le sérieux, l’honnêteté, le sens du long terme, la croyance au progrès et le respect des personnes. Elles correspondent aux choix personnels des dirigeants du groupe qui les ont perpétuées, génération après génération, grâce à une autosélection qui a attiré et fait réussir chez Lafarge ceux qui se sentaient en harmonie avec ces valeurs. Mais elles correspondent aussi aux facteurs de succès d’un groupe très éclaté sur le terrain, où la réussite dépend de l’action locale de nombreux collaborateurs et où la relation avec les partenaires est très importante.
Développées dans un cadre français, ces valeurs sont plus ou moins bien adaptées aux cultures de différents pays. Aux États-Unis par exemple, la rapidité de réaction est valorisée bien davantage que le respect des collaborateurs et la « pink slip » par laquelle on peut être prévenu un vendredi de son licenciement à compter du lundi suivant est une pratique qui ne choque personne. Dans d’autres pays, c’est le respect de l’autorité ou l’équilibre entre groupes qui peuvent être les valeurs dominantes.
Nous avons cependant décidé que nos valeurs devaient être intégralement maintenues, quelle que soit la culture du pays considéré. Nous avons observé qu’elles correspondent bien aux réalités de notre métier, mais aussi sont bien accueillies par les collaborateurs même lorsqu’elles ne correspondent pas à la culture dominante. Ainsi une approche plus participative du management sera bien accueillie et efficace, même dans une société de culture très hiérarchique.
Respecter les cultures locales
En même temps, la réalité très locale de nos métiers nous impose un enracinement dans les cultures locales. Vis-à-vis de ses clients ou de son environnement administratif, notre groupe doit être perçu comme appartenant au milieu local. Nos collaborateurs, s’ils doivent partager des valeurs communes, doivent rester profondément ancrés dans leur culture, sans que nous souhaitions qu’ils deviennent un « homo lafargensis » formé sur un moule commun.
Ce respect des cultures locales se traduit par exemple au niveau de la langue. La langue locale est bien évidemment la langue de travail de chacune de nos sociétés. Et les expatriés, dont la présence est nécessaire pour mettre en œuvre le savoir-faire international du groupe, doivent faire des efforts pour apprendre la langue locale, même lorsqu’elle est difficile ou que son utilisation ne paraît pas très utile à leur carrière ultérieure.
Au niveau intermédiaire entre valeurs communes et réalités locales, il est nécessaire que les collaborateurs du groupe puissent communiquer et travailler ensemble, pour que se construise et se partage l’expérience, technique et managériale, qui représente l’avantage compétitif d’un groupe international.
Ces méthodes de travail en commun que j’appelle, un peu abusivement, une « culture de travail », ont dû être élaborées et précisées avec le temps.
Formaliser les méthodes de travail en commun
Le problème des langues
L’un des aspects de la culture de travail est l’utilisation des langues. Il a été nécessaire de développer l’utilisation de l’anglais pour les échanges et la formulation du patrimoine commun. Le français est resté, avec l’anglais, une des deux langues officielles du groupe. Mais sa place est limitée par l’impossibilité pratique de demander systématiquement aux collaborateurs de nouveaux pays de le parler. Par contre, nous continuons à aider ceux qui veulent parvenir à des postes dirigeants, ou qui sont responsables de réseaux, à apprendre le français, surtout pour qu’ils comprennent mieux la part de la culture du groupe qui est due à ses origines françaises.
La mise en œuvre de ces principes, dégagés de l’expérience, a conduit à une approche plus systématique et à des processus d’intégration à la fois plus énergiques et mieux maîtrisés. Dans l’ensemble, nos expériences des années quatre-vingt-dix ont été plus faciles que les précédentes. Même en Chine, après des débuts difficiles, nous avons réussi à construire des équipes chinoises qui savent tirer le meilleur parti des atouts spécifiquement chinois et de l’expérience de Lafarge.
Dans les premières années du développement international, ce sont les équipes françaises qui étaient les dépositaires de ces méthodes et qui les diffusaient dans le groupe. Ce processus, largement informel, était progressif, fondé sur les contacts interpersonnels et l’expérience accumulée. L’accélération du développement, l’augmentation de la taille et l’implication de cadres de différentes nationalités ont imposé une approche beaucoup plus systématique.
Des politiques, des « meilleures pratiques », des guides d’intégration ont été élaborés pour que de nouveaux arrivants puissent comprendre rapidement ce qui est attendu d’eux. Parallèlement se sont développés les outils de communication modernes, qui permettent à la fois des échanges plus rapides, la consultation de bases de données et l’organisation du travail en commun. Mais ils nécessitent aussi un important travail de standardisation. Et ils se heurtent encore parfois à la préférence française pour l’informel, ou le flexible, qui a caractérisé historiquement la culture du groupe.
Un programme d’action : « Leader for tomorrow »
Mais il a paru important en 2002, après une période de croissance très rapide de Lafarge qui avait entraîné de profonds changements et l’arrivée de nouvelles équipes dans de nouveaux pays, d’aller plus loin et de reformuler notre vision du groupe et de son style de management. Ce projet, que nous avons appelé « Leader for Tomorrow », était une façon d’intégrer des collaborateurs de cultures différentes, en même temps que d’adapter le groupe à un environnement qui avait beaucoup changé et de préparer le passage à une nouvelle génération de dirigeants. Les principes d’action du groupe, qui existent depuis 1975, avec des mises à jour périodiques, ont été remis sur le chantier. Des groupes de travail ont débattu les points les plus importants. Et, par étapes successives, l’ensemble des 75 000 collaborateurs du groupe ont participé à des réunions où le programme « Leader For Tomorrow » a été présenté et discuté.
Au terme de cette importante opération, une enquête a été lancée, avec la participation d’un consultant extérieur qui assurait l’anonymat des réponses, pour apprécier les réactions et l’opinion de tous les collaborateurs. Le taux de réponse a été de 70 %, ce qui est excellent pour ce genre d’enquête. Mais surtout on a pu constater une assez grande homogénéité des réponses sans qu’il soit possible d’y trouver des lignes de clivage selon les pays ou les cultures. Il a été notamment intéressant de constater que les collaborateurs américains qui dix ans plus tôt affichaient un particularisme prononcé et un sentiment d’appartenance au groupe relativement limité, ne se distinguaient plus dans leurs réactions des Européens ou de collaborateurs d’autres pays. Ceux qui manifestaient l’esprit le plus critique étaient finalement les collaborateurs du siège et des fonctions centrales !
Comprendre les caractéristiques culturelles
Bien entendu, ce résultat, et les efforts déployés pour tenir compte des différences culturelles tout en recherchant une meilleure intégration, ne signifient pas que nous ayons résolu tous les problèmes qui naissent des différences culturelles dans le groupe. Alors que nous comprenions – ou pensions comprendre – assez facilement les caractéristiques culturelles des pays d’Amérique du Nord ou du Sud ou des pays européens, c’est beaucoup plus difficile en Afrique ou en Asie. Or cette compréhension est nécessaire si nous voulons non seulement éviter les difficultés culturelles mais, mieux encore, prendre appui sur les caractéristiques des différentes cultures pour être plus efficaces.
Afin de progresser dans cette direction, nous avons fait conduire, notamment par les équipes de Philippe d’Iribarne, des études dans plusieurs pays d’Afrique, du Moyen-Orient ou d’Asie Les résultats de ces études sont intéressants car ils confirment à la fois le décalage qui peut exister entre le discours managérial du groupe et les cultures de ces pays, et en même temps l’importance d’affirmer les principes du groupe, qui correspondent souvent à une attente des collaborateurs, même s’ils heurtent les pratiques culturellement acceptées.
Dans plusieurs de ces pays les relations de travail sont vécues comme des relations interpersonnelles, marquées par des appartenances familiales ou tribales, ou des préférences supposées, plutôt que déterminées par une rationalité d’objectifs ou de performances. Un entretien d’évaluation est alors difficile à réaliser sans réactions émotionnelles. Et pour celui qui doit prendre une décision, il devient nécessaire de se référer à des règles objectives aussi détaillées que possible afin de ne pas être soupçonné de favoritisme ou d’arbitraire. Ainsi, dans certains cas, nous pouvons être poussés beaucoup plus loin dans le sens d’un formalisme qui serait considéré ailleurs comme bureaucratique.
Mais en même temps, le plus souvent, les principes proposés par Lafarge sont intellectuellement acceptés comme un idéal souhaitable et une sorte de leadership moral est attendu de l’entreprise plus que cela ne serait le cas dans un pays occidental. Dans un tel contexte, les managers expatriés qui seraient tentés de composer avec les réalités culturelles locales, doivent au contraire assumer leur rôle de porteur des méthodes du groupe, en comprenant les déterminants culturels sans pour autant accepter de s’y soumettre. Équilibre difficile pour lequel il est sans doute nécessaire de mieux préparer nos collaborateurs.
Des traductions différentes
Un autre effet intéressant des différences culturelles a été repéré par les chercheurs dans la comparaison des différentes traductions des principes d’action. Ceux-ci ont été originellement rédigés à la fois en français et en anglais, puis traduit en 29 langues. Les versions française et anglaise – ou plutôt américaine – bien qu’elles aient été rédigées par les mêmes personnes, comportent déjà des différences liées aux nuances de la langue et donc au contexte culturel dans lequel celle-ci a été utilisée. Mais des différences plus frappantes ont été constatées dans les traductions réalisées par les équipes locales. Les chercheurs ont ainsi noté que, dans la première version arabe – corrigée depuis – le rôle positif du conflit avait été gommé, car ne correspondant pas à une idée « acceptable » dans le pays où elle avait été faite.
Ces études se poursuivent et toutes les conclusions n’en ont pas encore été tirées.
Vers de nouveaux défis
Comme on a pu le constater à la lecture de ces lignes, Lafarge est loin d’avoir complètement maîtrisé les difficultés, mais aussi les opportunités que présentent les différences culturelles dans notre monde apparemment globalisé.
Notre expérience montre cependant qu’elles peuvent être gérées, à la fois, dans le respect des différences et avec l’affirmation des valeurs et méthodes communes nécessaires au succès de l’entreprise. Mais nous pouvons encore faire beaucoup de progrès dans une analyse plus consciente et plus systématique de ces problèmes. Car nous devons être conscients que les vingt ou trente prochaines années, avec l’importance que vont prendre les pays émergents et notamment les pays asiatiques, nous confronterons avec de nouveaux défis.
Tenir compte du passé
Dans plusieurs pays aussi différents que l’Allemagne de l’Est, la Grèce, la Jordanie, ou la Chine, Lafarge a acquis des sociétés appartenant à l’État. Nous nous sommes trouvés confrontés, non seulement avec une culture nationale différente, mais aussi avec un passé de l’entreprise marqué souvent par l’absence de contraintes économiques, l’inefficacité et les interférences politiques. Il est alors important de distinguer entre ces différents éléments.
Dans l’exemple chinois, la première tâche de l’équipe d’expatriés fut d’établir une exigence de travail et de performance dans une usine où un effectif pléthorique, avec plus de vingt niveaux hiérarchiques, avaient créé des habitudes de léthargie. Sortir des bureaux les « lits de repos » fut un des symboles de cette action « disciplinaire ». Plus tard, en voulant organiser objectifs et entretiens d’appréciation, nos expatriés furent confrontés avec un problème plus profondément culturel : comment faire accepter la perte de face liée à une appréciation négative ? Et le débat sur le rôle des expatriés, et leur remplacement par des cadres chinois, a été particulièrement vif. Un cadre chinois notait que, si les étrangers avaient parfois du mal à comprendre les réalités chinoises, du moins la communication avec eux était moins compliquée et plus efficace !