Entretiens avec Claude Helffer (41)
“ Je me suis toujours intéressé davantage aux œuvres qu’aux interprètes. C’est l’œuvre qui me fascine, et non la façon de jouer ”. Pour surprenant que cela paraisse, c’est à un interprète, le pianiste Claude Helffer (41) que l’on doit ces paroles, rapportées par le musicologue Philippe Albèra dans un livre intitulé Entretiens avec Claude Helffer publié aux éditions Contrechamps.
Cet ensemble de questions-réponses s’articule en trois parties peu différenciées puisque toutes trois irriguées de citations d’œuvres, d’anecdotes et de réflexions musicales. La première est essentiellement biographique ; la deuxième installe une galerie de portraits des compositeurs de notre siècle dont Claude Helffer a défendu la musique parmi lesquels Boulez, Xenakis, Milhaud, Barraqué, Cage, Maderna, Boucourechliev, Jarrell ; la dernière développe les idées de l’interprète sur l’enseignement de la musique, le répertoire pianistique, ainsi que sur le travail d’édition des œuvres de Debussy.
Un ultime chapitre, plus technique, présentant une synthèse des cours d’interprétation de Claude Helffer, était prévu, mais il fera finalement l’objet d’un volume à part.
La première partie, organisée chronologiquement, raconte comment Claude Helffer est entré en musique, “ par volonté et par hasard ” – pour reprendre le titre des entretiens de Boulez avec le musicologue Célestin Deliège. De l’X aux cours de piano avec Robert Casadesus, de l’étude des classiques à la plongée dans la musique contemporaine de l’aprèsguerre, un pianiste naît, une personnalité artistique originale se forge et s’affirme, au risque de subir les préjugés des critiques qui l’identifieront à un spécialiste de la musique du XXe siècle, malgré ses nombreux efforts pour mettre en regard les œuvres d’aujourd’hui et les œuvres d’hier en proposant des programmes où l’on retrouve aussi bien Rameau que Xenakis, Beethoven que Jarrell, Debussy que Barraqué.
Claude Helffer se présente comme soliste mais aussi en tant que membre d’ensembles spécialisés dans la musique du XXe siècle, notamment “ Le Domaine Musical ” ; ceux qui ont pu lire l’ouvrage Le Domaine Musical – Pierre Boulez et vingt ans de création musicale de Jésus Aguila (Fayard), intéressés par l’histoire du concert de musique contemporaine, trouveront ici un point de vue complémentaire, celui de l’interprète.
Dans la deuxième partie sont présentés les rencontres, les moments de partage musical avec différents compositeurs dont Helffer a servi les œuvres, acceptant de se mettre pleinement à la disposition des créateurs. Des personnalités aussi différentes que Xenakis, Boulez, Stockhausen, Messiaen, Barraqué, Cage, Maderna, Boucourechliev, Jolas, Amy, Tremblay, De Pablo, Jarrell, Manoury… sont évoquées, aussi bien du point de vue musical, du type d’écriture pianistique mis en œuvre, que du point de vue humain.
La dernière partie, d’abord plus personnelle, aborde des questions comme la foi et l’émotion musicale. Elle s’attache ensuite à un long développement sur l’enseignement de la musique, auquel Claude Helffer consacre une grande partie de son temps, aussi bien chez lui à Paris dans son célèbre cours d’interprétation du mardi, que lors de sessions à l’étranger ; elle expose enfin la nature de son travail au sein du comité d’édition des œuvres de Debussy.
De cet ouvrage se détachent quelques problématiques qui ne manqueront pas de susciter la réflexion du lecteur. La plus présente est celle du rôle de l’interprète et notamment du rapport de force interprète/compositeur. Claude Helffer replace l’interprète dans un rôle modeste mais indispensable, au service du compositeur.
À l’heure des “ ténorissimos ” en mal de dollars, poussant quelques chansons traditionnelles italiennes harmonisées à la sauce hollywoodienne sans considération aucune pour les richesses de l’écriture musicale de leur folklore, le respect du compositeur, ou plutôt de ses œuvres fait du bien.
Cette curiosité naturelle à interpréter les œuvres de son temps, qui n’exclut pas la critique, est salutaire, comme le souligne Philippe Albèra : “ J’espère que ce livre, qui est un hommage au rôle de l’interprète, sera aussi un encouragement et une incitation pour les jeunes musiciens à se lancer dans l’aventure exaltante de la création, hors de sentiers battus et rebattus de la « carrière » soliste conventionnelle ”.
Est également abordée la problématique de l’interprétation musicale, dans le rapport de ce qui est écrit à ce qui est joué. D’après Helffer, “ la plupart des compositeurs sont tellement près de leur texte qu’ils ne s’attachent qu’aux détails, mais rarement aux grandes lignes. Il m’est arrivé de demander à Boulez d’écouter mon exécution du formant 3 de la Troisième Sonate sans prendre sa partition – mais il n’a pas voulu, cela ne l’intéressait pas.
Ce qui l’intéressait, c’était de corriger tout spécialement les durées et les dynamiques, selon l’idée que si l’on joue avec précision ce qui est indiqué, la musique vient d’elle-même.
Personnellement, à travers mon expérience pédagogique, je n’en suis pas tellement persuadé. Je crois qu’il faut quelque chose de plus. ”
Une troisième problématique est développée dans cet ouvrage, celle du rapport de l’interprète typiquement individuel qu’est le pianiste d’une part à la musique de chambre et d’autre part à la musique d’ensemble.
Si Claude Helffer regrette de ne pas avoir pu suffisamment se consacrer à la musique de chambre, il raconte avec humour et lucidité comment se passait le travail au sein du Domaine Musical : les musiciens n’avaient pas la connaissance nécessaire pour aborder les œuvres, et il avoue, peut-être dans un excès de modestie, n’avoir parfois rien compris aux œuvres qu’il jouait, au point de se sentir comme un “ tâcheron ” puisque tout venait selon lui du directeur artistique, que ce soit Pierre Boulez ou Gilbert Amy.
Au total, un ouvrage passionnant qui, au-delà du portrait du pianiste que nous connaissons, retrace les méandres de cinquante années de création musicale en France.