Envoyer les gens proprement en l’air
En 1993 Jérôme Giacomoni (88) et Matthieu Gobbi (88 lui aussi) ont créé le groupe Aérophile pour exploiter l’idée de grand ballon captif au bénéfice du grand public. Notre revue les avait interrogés il y a quinze ans ; comment cela a‑t-il évolué depuis lors ?
Que permet Groupe Aérophile ?
S’envoyer en l’air de façon respectueuse de l’environnement (on n’est pas les seuls !) pour découvrir des sites prestigieux depuis le ciel (là c’est plus rare) à un prix raisonnable (il n’y a plus que nous). Matthieu Gobbi et moi avons réinventé le grand ballon captif en 1993. Celui-ci avait fait les grandes heures des Expositions universelles du XIXe siècle et avait disparu avec la Grande Guerre. Nous avons ensuite inventé l’Aérophare en 2007, l’Aérobar en 2013 : « Pourquoi boire sur Terre quand on peut boire en l’Air ? » Près de 100 ballons captifs ont été installés ainsi qu’une dizaine d’Aérobars et quelques Aérophares dans trente-quatre pays. Nous exploitons également nos propres ballons au-dessus de sites prestigieux, en France (Paris, Disneyland Paris, Épernay, parc du Petit Prince), aux États-Unis (Disney World, San Diego Zoo, Orange County Great Park à Los Angeles) et au Cambodge (temples d’Angkor). Enfin, nous avons créé le parc du Petit Prince en Alsace en 2014 : « Fais de ta vie un rêve et du rêve une réalité » selon Antoine de Saint-Exupéry, avec ses trente-cinq attractions. Nous avons l’immense privilège d’être le plus grand transporteur en plus léger que l’air du monde, avec 500 000 passagers par an à bord de nos lignes.
Comment vous est venue l’idée ?
Quand on est arrivé à l’X avec Matthieu, on a eu envie de créer un club de montgolfières car j’en avais vu depuis que j’étais tout petit à Maintenon, près de Chartres où je suis né. Quant à Matthieu, il avait passé quelques mois chez les paras où l’appel d’air est plus fort que tout… Nous avons obtenu notre brevet de pilote grâce à une aide de l’X, trouvé un sponsor, puis créé le binet X‑Aérostat en 1990. Nous avons volé aux quatre coins de l’Europe, découvert alors l’attrait de ce véhicule aérien auprès des foules estudiantines et plus largement du grand public. Durant mon stage à la Générale des eaux pendant les Ponts, j’avais pour mission de développer les activités des Tuileries. C’est là que nous avons découvert le grand ballon captif d’Henri Giffard de 1878 aux Tuileries. Nous avons proposé le concept au château de Chantilly. Ils ont accepté…
Quel est le parcours des fondateurs ?
Rien de plus simple car Matthieu et moi avons exactement le même. Cela commence par notre naissance, le 12 août 1967. Nous étions ensemble en sup’ à Janson. Nos noms se suivant alphabétiquement, nous avons passé le bac dans la même salle puis le Grand O l’un après l’autre sur les mêmes exercices. Après l’X, les Ponts, la création d’Aérophile pendant le stage de fin d’études des Ponts, 3 enfants, quelques rides, une sorte de barbe de trois jours et des cheveux plutôt blondasses, je vous laisse deviner les seules différences…
Qui sont les concurrents ?
Nous essayons toujours de nous mettre sur des niches où il n’y a pas de concurrence. Le produit qui peut se rapprocher le plus de nos activités est la Grande Roue. Mais elle est très différente en termes de modèle économique. Nous avons été quelquefois copiés sur le ballon captif, mais notre certification aéronautique est un vrai avantage compétitif, ainsi que notre double casquette de fabricant et d’exploitant qui nous permet de toujours améliorer nos produits. Pour l’Aérophare-Aérobar, personne ne nous a encore copiés et nous ne sommes pas pressés…
Quelles ont été les étapes clefs depuis la création ?
1993, stage de fin d’études qui est en réalité une création d’entreprise. Pour attirer les généreux donateurs, nous avons organisé un cocktail dînatoire corse aux Ponts. Il faut croire que le saucisson devait être bon, car on a « soutiré » 300 000 FF (moins de 50 000 € en fait !) auprès d’une centaine de copains. Il y en a même un qui venait de vendre sa moto et qui nous a filé 8 000 balles, pardon 1 200 €.
1994, le premier prototype à Chantilly. Un gonflement qui dure toute la nuit est organisé avec ceux qui ont mis 100 FF dans la boîte et qui sont revenus nous aider gratuitement.
1999, le ballon de Paris. Un immense honneur d’être choisis par la Ville de Paris pour célébrer l’an 2000 ! Juste retour des choses, puisque la première montgolfière avec passagers a volé à Paris en 1783 et que le premier ballon captif y a été installé en 1878. Notre ballon devait rester dix-huit mois dans le parc André-Citroën. On a fêté ses 20 ans et son million de passagers cet été !
2005, le ballon de Disneyland Paris est installé au cœur du Disney Village, dans le plus grand parc européen, exploité par le leader mondial du loisir, la meilleure école qui soit ! C’est le premier ballon captif au monde à avoir été installé sur l’eau.
2007, nous créons notre première filiale aux États-Unis avec le ballon d’Orange County Great Park à Los Angeles. Découverte du système américain. Un très beau site et des partenaires véritablement bienveillants.
2009, Disney nous propose de venir à Orlando à Disney World. Un immense défi technique, réglementaire et financier, mais c’est aujourd’hui notre vaisseau amiral avec trois équipes qui se relaient de 8 heures du matin à 1 heure du matin. Un des plus beaux accomplissements professionnels que nous ayons réalisés et une immense fierté.
2013 : le premier Aérobar au Futuroscope, un concept complètement nouveau : rendre une attraction payante là où elles sont toutes gratuites. Mais ça marche ! Les sensations sont là et surtout la convivialité. Nous reprenons l’exploitation du ballon du Zoo de San Diego, classé n° 1 aux USA. On peut enfin voir des rhinos et des lions depuis la nacelle…
2014 : le parc du Petit Prince en Alsace, une prise de risque maximale, un énorme travail et la satisfaction de voir 200 000 visiteurs chaque année.
2018 : la reprise de l’activité du ballon des temples d’Angkor au Cambodge. Nous avons été happés par la magie indochinoise.
Qu’est-ce qu’un ballon captif et qu’est-ce qui a évolué dans ce domaine en vingt ans ?
Le principe est celui d’Archimède. On met un gaz beaucoup plus léger que l’air dans l’enveloppe, on oublie l’hydrogène car le zeppelin Hindenburg de 1937 est dans toutes les mémoires. Il ne reste plus que l’hélium, totalement inerte – merci Mendeleïev ! Puis on a un treuil électrique qui le tire en descente et le freine en montée, l’exact inverse d’un ascenseur. C’est le seul aéronef électrique au monde homologué pour le grand public. On est donc très écolo. De 1994 à 2005, nous avons vraiment tout fait pour rendre l’exploitation la plus simple possible et la meilleure résistance possible aux intempéries. Depuis, nous avons travaillé sur la durabilité de l’enveloppe, son auto-nettoyage, son éclairage et son marquage, et le suivi des performances de vol en essayant toujours de les améliorer.
Avez-vous envisagé des usages industriels et, si oui, qu’est-ce que cela a donné ?
À Paris, le ballon a été transformé en laboratoire volant car c’est la meilleure façon d’étudier les basses couches en ville de 0 à 300 mètres. On élève une petite dizaine d’instruments de mesure (particules fines, ozone, NO-NO2, NH3…) en partenariat avec le CNRS, qui en permanence peuvent ainsi réaliser un véritable carottage de l’atmosphère. Cela permet en plus de sensibiliser nos passagers aux enjeux de la qualité de l’air. Cracovie va aussi être équipée. Nous travaillons encore sur diverses techniques pour « nettoyer » l’air. On a beaucoup de boulot… Nous avons en outre vendu à l’armée yéménite un ballon pour les entraîner au saut en parachute.
Tous ces vols de bas en haut et de haut en bas, ce n’est pas un peu monotone à la fin ?
Voilà vingt ans que je fais régulièrement des vols à Paris et je ne m’en lasse jamais. Se lasse-t-on de la beauté d’un paysage aussi spectaculaire et différent à chaque heure, à chaque saison ?
Et qu’est-ce qu’en pensent vos usagers (clients, passagers) ?
Au début, ils ont tous une petite appréhension, ce câble de 2,1 cm de diamètre qui tient à 34 mètres de haut un ballon qui se balance avec le vent… Aurai-je le vertige ? Puis ils s’élèvent sans bruit ni secousse pour découvrir le paysage comme aucun autre moyen de transport ne le permet. Arrivés en haut, une réelle émotion de beauté les envahit et ils commencent à partager leurs impressions avec leurs copassagers. Une fois redescendus, ils ont le sourire, avoir affronté une peur pour ressentir une émotion forte, quoi de meilleur ?
Il y a quinze ans, un article très drôle sur votre parcours du combattant d’entrepreneur était paru dans La J & R. Qu’y ajouteriez-vous aujourd’hui ?
Si je devais essayer de reprendre l’imaginaire militaire cher à notre école et si je devais briefer un jeune camarade, cela pourrait donner quelque chose comme ceci :
« Je suis sorti de la même école que toi au siècle dernier et voilà plus de trente ans que je suis dans la tranchée avec mon camarade Gobbi de la 88 à essayer de tenir des positions, d’en conquérir d’autres et de faire des replis, de connaître des défaites toujours instructives ou des victoires toujours fragiles. Avec mon associé, nous sommes les chefs de corps du premier régiment mondial d’aérostation captive, dont le seul objectif est d’offrir une expérience originale : un vol en ballon. Nous sommes chargés de fournir des ballons captifs à nos alliés (une centaine en vingt-cinq ans), de résister aux assauts de nos ennemis (dans le civil appelés « les concurrents ») mais aussi de tenir huit avant-postes à travers le monde, dans notre patrie et outre-mer. Par ailleurs, en Alsace, nous avons eu l’honneur de créer le parc du Petit Prince, un parc d’attractions (nom donné au XXIe siècle pour « casernement ») dans lequel une garnison essaye de faire venir le plus de monde possible et c’est parfois plus dur que de repousser l’ennemi. Le grand ballon captif remplit bien son rôle en termes de visibilité et d’attraction du public, mais pour des terrains d’opérations où la place manquait les services du génie ont développé l’Aérobar. Déjà vendu à une quinzaine d’exemplaires, il présente un très beau potentiel de conquête sur tous les théâtres d’opérations extérieures, comme les bords de mer (Dubaï, Tulum, Malaisie), les centres commerciaux (en Chine et en Corée du Sud) et les parcs d’attractions (Futuroscope, parc Astérix). À l’époque en 1993, nous étions encore en pantalon rouge, on ne parlait pas de start-up mais de création d’entreprise. Il n’y avait pas d’artillerie digne de ce nom comme aujourd’hui la BPI, véritable canon de 75, très efficace sur tous les terrains d’opérations. Depuis, se sont développés de nombreux fonds qui te fournissent rapidement et efficacement en armes et en munitions. Attention à ne pas trop s’équiper et à rester léger en opération ! Les services généraux ont aussi beaucoup évolué depuis le siècle dernier grâce aux services des transmissions et à leur fameuse dématérialisation, avec un truc apparu au début du siècle : internet. Même s’il y a de temps en temps des mutineries dans le train, l’ensemble de la troupe a compris que, s’ils voulaient que leurs enfants ne parlent pas que le chinois, il fallait s’adapter à la guerre économique. Le dernier point noir, à mon sens, reste les hôpitaux de campagne que les civils appellent « la justice commerciale » ; elle a peu évolué depuis le Moyen Âge…
Bref, jamais en France tu n’as connu un champ de bataille aussi favorable pour te lancer dans la grande aventure. Fonce !