Espace et nucléaire
LE LIVRE BLANC sur la Défense de 1972 plaçait l’arme nucléaire au centre de notre système de défense. L’effondrement de l’URSS n’a pas modifié son statut ; le Livre blanc de 1994, tout en affirmant un rôle accru pour les forces conventionnelles, notamment en faveur du maintien de la paix, définissait ainsi la dissuasion : celle-ci repose sur la double capacité, en toutes circonstances, d’infliger à un adversaire des dommages inacceptables et de délivrer un ultime avertissement.
En apparence, rien n’a changé. Et pourtant, la situation n’est plus du tout la même, et l’avenir désormais plein de questions.
Jusque dans les années 80, les cibles de nos armes nucléaires étaient clairement identifiées, même si des précautions de langage avaient évoqué la dissuasion « tous azimuts » et même si le sol, sur lequel exploseraient éventuellement certaines de ces armes, était objet de polémique. Or, le pacte de Varsovie est dissous et la Russie n’est pas prête avant longtemps à menacer d’envahir l’Europe occidentale. Le nucléaire militaire a‑t-il donc encore un sens ?
Force est de répondre positivement car l’armement nucléaire ne se développe pas en un tour de main. Il faut des décennies pour le mettre au point et l’acquisition des capacités nécessaires suppose l’assentiment international ou la persévérance dans la dissimulation.
Qui peut nous garantir que nous n’aurons pas à brandir une menace effrayante dans les cinq ou six prochaines décennies ? Contre qui, objectera-t-on ? Aucun pays n’est actuellement en mesure de justifier une éventuelle dissuasion de notre part, soit parce que les dommages qu’il pourrait nous causer ne sont pas à cette échelle, soit parce que la riposte nucléaire n’est pas la réponse appropriée. Mais ce constat d’aujourd’hui ne vaut évidemment pas pour demain.
En effet, l’arme nucléaire s’est révélée pertinente pour assurer la paix dans un contexte de confrontation Est-Ouest, alors qu’elle avait été conçue contre l’Allemagne et expérimentée contre le Japon. C’est dire que l’avenir n’était pas prévisible, et qu’il ne l’est pas plus aujourd’hui : personne ne prévoyait la guerre des Malouines ou celle du Koweït, six mois avant leur occurrence. Personne n’avait pronostiqué la chute du mur de Berlin en temps utile.
D’intérêt majeur dans la perspective à long terme de notre système de défense, l’arme nucléaire doit le rester pour un motif rarement explicité dans des termes très simples : elle est un dispositif peu coûteux par rapport aux autres systèmes susceptibles d’apporter des résultats psychologiques ou militaires comparables. Au moment où les nécessités économiques se font plus pressantes, où le péril apparaît plus lointain, cette considération pourrait se frayer un chemin explicite parmi les raisons du maintien de la panoplie nucléaire française.
Toutefois, l’arme nucléaire risque de se heurter à des difficultés accrues dans le futur, qu’elles soient diplomatiques, technologiques ou morales.
Ainsi, la norme internationale repose sur le traité de non-prolifération. La France a longuement résisté avant d’en accepter les préconisations et a fortiori d’y souscrire. Ce traité distingue cinq puissances nucléaires, qui se trouvent être les cinq vainqueurs de la dernière Guerre mondiale, et leur confie un statut particulier qui les autorise à posséder des armes nucléaires. Mais il affirme clairement que leur détention comme les expérimentations pour les concevoir doivent, in fine, être prohibées. Cet objectif ultime constitue une pression considérable sur les opinions publiques des démocraties occidentales et a trouvé de nombreuses occasions pour se concrétiser dans des prises de position où les puissances dotées d’armes n’ont pas osé se démarquer des autres, alors qu’elles en avaient à la fois l’intérêt et la possibilité juridique. L’acceptation de la convention CTBT (Comprehensive test ban treaty) procédait du même « sens historique » qui pousse à la dénucléarisation militaire. Ce mouvement est d’autant plus fort que les incitations à un partage des aspects civils de l’énergie nucléaire, aussi explicites dans le TNP (3), se heurtent à des difficultés de propriété industrielle ou de budget.
Les engagements français à ne procéder à aucun essai supplémentaire, s’ils préservent l’outil actuel de dissuasion nucléaire et la conception d’armes comparables, s’ils ne ferment pas complètement la porte à des développements ultérieurs sur la base des travaux issus de la simulation, constituent quand même un handicap considérable à des évolutions importantes que la modification ultérieure de notre contexte géopolitique pourrait appeler. Le fait que nos principaux partenaires, c’est-à-dire nos alliés et nos anciens adversaires, soient soumis à des contraintes identiques nous rassure dans l’éventuelle confrontation avec eux, mais ne conforte pas la place de l’armement nucléaire dans l’outil de défense. D’ailleurs, la France n’est peut-être pas la mieux placée dans ce carcan pour trois raisons : d’abord, les États-Unis, qui n’ont pas fermé leur champ de tirs du Nevada, peuvent toujours envisager une reprise des essais s’ils dénoncent le CTBT. Ensuite, dans l’hypothèse inverse, la simulation s’appuiera chez eux sur une banque de données bien plus riche que la nôtre.
Enfin, l’importance croissante de l’armement conventionnel les favorisera, que ce soit à cause du nombre de systèmes d’armes dont ce pays dispose et/ou de la sophistication avec laquelle il les construit. Enfin, la situation géographique des installations d’essai se prête plus facilement, chez nos partenaires, à une interprétation « large » des dispositions du CTBT.
Mais, plus encore que par les handicaps internes, le nucléaire des Nations occidentales sera bousculé par la prolifération dans le monde. Certes, on se gargarise des assurances formelles qui s’amoncellent avec des traités de bannissement locaux (concernant pour l’instant l’Amérique latine, le Pacifique- Sud, l’Asie du Sud-Est, l’Afrique), on se réjouit du renoncement crédible et durable à toute tentative d’acquisition d’arme nucléaire par le Brésil, l’Argentine, le Chili, l’Afrique du Sud… et, dans la misère actuelle de la Corée du Nord, on voit au moins un aspect positif, l’incapacité à poursuivre un programme nucléaire militaire. Or, bien d’autres pays n’ont pas renoncé, à commencer par Israël, le Pakistan, l’Inde, l’Iran… Il faut voir là un véritable danger ! En effet, la stabilité d’une situation internationale basée sur la dissuasion dépend, selon moi, du nombre de pays y jouant un rôle. Dans le passé, parmi les cinq puissances nucléaires reconnues par le traité de non-prolifération, seuls des groupements de deux voire trois pays ont pris part au « jeu de la dissuasion », ce qui rendait possible l’établissement d’une relative stabilité. Il en serait assurément autrement si le nombre de « joueurs » venait à s’accroître de trois ou quatre pays supplémentaires.
La communauté internationale saura-t-elle contenir cette évolution ? L’exemple irakien pousse au pessimisme… Il démontre que beaucoup de responsables se sont abrités derrière les termes du TNP pour croire que ce pays ne disposait que des sites d’uranium enrichi déposés à Tuwaitha sous contrôle de l’AIEA (4). La réalité était tout autre. En réaction, après une guerre qui a fait des dizaines de milliers de morts et mobilisé des centaines de milliers de combattants, les procédures internationales de contrôle se sont améliorées, notamment avec le programme dit « 93 + 2 ». Mais, cette amélioration bien mince, qui ne permet pas aujourd’hui de savoir si l’Iran a un vrai programme de fabrication d’armement nucléaire, est encore insuffisante.
LE NUCLÉAIRE MILITAIRE DANS LE MONDE |
Un dernier élément ne confortera pas la place du nucléaire : la difficulté à gérer son statut éthique. À proportion de son efficacité, l’arme nucléaire a été mise à part dans le statut de l’imagerie et, d’une certaine façon, diabolisée. Elle fait l’objet d’une condamnation morale de principe, même si son maintien dans la panoplie des outils de défense est toléré, pour une période temporaire, tant que des menaces épouvantables ne peuvent être contenues que par ce biais. Ce recours n’est certes pas exclu dans l’avenir lointain, mais on voit toutes les difficultés qu’il faudra surmonter pour justifier la permanence de ces armes pendant une période où elles ne seront pas, temporairement, nécessaires. L’impératif moral risque de pousser à des choix inévitables.
Au total, le nucléaire, qui n’a cessé de croître, tant par le nombre que par la sophistication, des années 50 à la décennie 90, est en régression sur les deux points. Les accords Salt puis Start, le CTBT gèrent cette décroissance quantitative chez nos partenaires et la suppression de la troisième composante française en est la traduction nationale. De même, on voit se développer la doctrine d’un « nucléaire virtuel » outre-Atlantique, idée redoutable pour nos capacités si elle devait trouver un écho officiel. Si la décroissance est inéluctable, du moins doit-elle être la plus lente possible, car tel semble être, tout simplement, notre intérêt.
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La politique spatiale est-elle mieux cernée ? Aux yeux du public elle fait l’objet d’un consensus, que ce soit dans les périodes de succès ou à l’occasion des échecs que l’on a connus récemment. La composante militaire de cette politique n’échappe pas à cette convergence : elle n’a servi de support ni aux joutes politiciennes ni aux débats entre spécialistes. Et pourtant, rien ne semble plus fragile, voire factice, que cette unanimité.
Ce pronostic pessimiste impose d’abord de décrire la politique actuelle, quitte à la résumer.
Longtemps ignoré, l’espace est devenu, à la fin des années 80, une des priorités de la défense, à la fois pour sa composante de télécommunications et pour sa faculté d’observation. Ces deux fonctions sont désormais perçues comme une nécessité pour la défense de la France et pour le maintien de son autonomie de jugement et d’action. C’est à ce titre que le satellite Hélios-1A est opérationnel depuis octobre 1995 ; avec Hélios-1B qui sera lancé fin 1999 le système devrait continuer à fournir des images de précision métrique jusqu’en 2003–2004.
Hélios 2, qui verra ses capacités améliorées, sera prêt à assurer la relève dès 2002, et les deux satellites prévus devraient fonctionner jusque vers 2012.
Quant à Syracuse 1, il a assuré sur la plate-forme civile Télécom-1C des fonctions de communication militaire susceptibles de continuer à fonctionner même en période de crise ou de guerre, sur un mode protégé. Syracuse 2 qui lui a succédé permettra la continuité de service jusqu’en 2005.
Dans le même temps, pour d’évidentes raisons budgétaires, du fait d’un effet d’échelle omniprésent dans les affaires spatiales, on a choisi le cadre européen pour tout ce qui touche à l’espace, et on souhaite que la composante militaire ne déroge pas à cet impératif ; on a en outre décidé de tirer parti de toutes les synergies possibles entre secteurs civil et militaire.
La difficulté vient de ce que tous ces objectifs sont contradictoires et que les incohérences de l’activité spatiale, dans tous les pays, interdisent les rationalisations dès lors que l’on place la coopération européenne au centre des objectifs, et que l’on érige la synergie civil/militaire en dogme.
S’il fallait se permettre une incursion vers le paradoxe, on pourrait dire que toutes les difficultés provenant des autres pays et des autres secteurs d’activités se focalisent sur l’espace militaire, à cause du cadre qui lui est imposé.
Quelques exemples suffiront à l’illustrer :
- l’outil d’observation réputé civil, Spot, bien qu’ayant essentiellement des clients militaires, réels ou dissimulés, est purement national. Son homologue militaire Hélios 1 a été d’emblée voulu européen, et la France, seul pays d’Europe à en maîtriser la technique à l’époque, a offert à ses partenaires italien et espagnol de participer à l’aventure de façon très minoritaire. Dans le cadre du Centre satellitaire de l’UEO, elle a fait la part belle aux Européens en leur concédant que le site de commande et d’exploitation soit en Espagne et le directeur britannique. Quant à Hélios 2, il est difficile d’entraîner nos partenaires dans l’aventure et il sera pratiquement à 100 % français et nous prévoyons d’en vendre (ou d’en donner) les images à nos anciens alliés. Le pays qui veut l’espace et l’Europe à la fois est presque contraint de tout payer et d’en faire cadeau à ses voisins ;
- la synergie civil/militaire a été recherchée systématiquement. Elle a conduit à disposer de la même plate-forme pour Spot 4 et Hélios 1 ; elle a même été chiffrée à 1 GF pour les parties communes à Spot 5 et Hélios 2. Il reste que le coût d’Hélios 2 est d’environ 5 GF, malgré ces économies, alors que les industriels français sont à même de faire des propositions pour l’exportation de satellites métriques à des prix sans commune mesure inférieurs. La recherche de la synergie a en fait renchéri les coûts par l’allongement des programmes, par le recours à des technologies définies de nombreuses années auparavant, etc.
Ce tableau confus ne concerne que les fonctions traditionnelles actuelles de l’espace militaire. Il faut en outre les pérenniser et les élargir. En effet, pour conforter notre doctrine de défense, et notamment notre autonomie, nous devrons avoir des capacités d’observation tout temps, par le recours aux satellites-radar, aux images infrarouges, à la gestion d’un flux toujours plus important de données entre d’éventuels théâtres lointains et les centres de décision métropolitains… À cette liste, on serait sans doute bien inspiré d’ajouter les systèmes de navigation par satellite pour lesquels le recours au GPS américain n’est sans doute pas une garantie certaine. Les mêmes difficultés ne manqueront pas d’être rencontrées.
Y a‑t-il une issue à ces contradictions ? Sauf à dilapider tous les efforts antérieurement consentis, sauf à renoncer à l’essentiel de la politique nationale de défense, on doit répondre par l’affirmative, quitte à obtenir réellement la convergence européenne en la cherchant moins au jour le jour, quitte à tirer concrètement profit des avancées civiles en distinguant plus qu’aujourd’hui les deux domaines pour éviter qu’ils se servent d’alibi réciproque.
Huit ans après la chute du mur de Berlin, on est très loin d’avoir tiré toutes les conséquences de l’effondrement de l’URSS. L’extraordinaire lourdeur des équipements militaires, destinés à être mis en service dix à quinze ans après leur conception puis à rester opérationnels vingt à trente ans, y est pour beaucoup. Mais on aurait tort de sous-estimer les pesanteurs doctrinales. Un Livre blanc et un Comité stratégique ne suffisent peut-être pas à faire tout l’aggiornamento nécessaire. Un exemple suffira : tant que l’URSS était un monde clos, agressif, capable de se projeter à l’improviste sur l’Occident pour l’asservir, la doctrine « open skies » s’imposait : elle consiste à faire admettre à tous, Russes compris, que l’observation à partir de l’espace était, par nature, un droit, contrairement à celles réalisées par avion, qui relevait de l’espionnage, et méritait que soient abattus les aéronefs correspondants, notamment les U2. Sur ces bases, on a érigé le principe du statut stabilisateur de l’observation par satellite. Dès lors, son développement était licite, presque moral et l’exportation des moyens correspondants logique.
Or, depuis quelques années, le monopole américain des missiles de croisière a été brisé et l’on a entrevu la possibilité d’une certaine dissémination de ces vecteurs dans les zones sensibles. L’observation et la numérisation du terrain constituent un des facteurs clé de guidage de ces missiles. L’observation bascule donc maintenant pour devenir un facteur d’instabilité. La doctrine n’a pas encore évolué en conséquence, que ce soit aux États-Unis ou a fortiori en Russie.
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(1) Le concept français de dissuasion se définit par la volonté et la capacité de faire redouter à un adversaire, quel qu’il soit et quels que soient ses moyens, des dommages inacceptables, hors de proportion avec l’enjeu d’un conflit, s’il cherche à s’en prendre à nos intérêts vitaux. Seules les armes nucléaires ont aujourd’hui une telle capacité en raison de leur pouvoir destructeur et imparable. C’est pourquoi elles ont aussi pour vertu d’empêcher la guerre générale, de « rendre inconcevable le recours à la guerre totale comme moyen actif de la politique » (Livre blanc 1972).
(2) « Le système de riposte nucléaire stratégique doit avoir une capacité de destruction telle qu’un agresseur éventuel soit dissuadé d’entreprendre, contre notre territoire, une action qu’il paierait d’un prix exorbitant. La crédibilité militaire de cette force repose sur la puissance, mais aussi sur sa sûreté et sur sa capacité de pénétration des défenses adverses » (La Défense de la France, édité par le ministère de la Défense en 1988).
(3) Traité de non-prolifération.
(4) Agence internationale pour l’énergie atomique.