Est-ce une science de se connaître ?
L’acquisition des soft skills passe par le fait de développer une connaissance plus fine de soi-même. Mais qu’est-ce que « se connaître » ? Science dure, science molle ? Science tout de même ? Voici la vision d’une philosophe par ailleurs engagée dans le monde de l’entreprise et de ses enjeux humains. Se connaître, c’est connaître ses valeurs, avant tout.
Il faut clarifier tout de suite qui est le sujet de la question. Car, s’il s’agit de l’être humain en général et de notre capacité à produire une connaissance sur ce qu’il est, disons grossièrement que la médecine en atteste sur le plan du corps et la psychologie sur le plan de l’esprit. Mais, si la question se conjugue à la première personne, elle prend une tout autre résonance : est-ce une science de me connaître moi-même ?
Science molle : et alors ?
Il faut dire d’emblée que la question s’élève évidemment sur fond d’une partition aujourd’hui largement admise entre deux grandes modalités de la connaissance humaine : la modalité des sciences dites « dures » ou « exactes » (mathématiques, physique, chimie, biologie) et celle des sciences dites « molles » ou « humaines » (philosophie, sociologie, anthropologie, psychologie). Par « dure », on veut signifier que la scientificité des premières est plus robuste que celle des secondes et, par scientificité, on veut dire le degré d’objectivité et de vérité atteint, tant du fait des méthodes employées pour générer la connaissance que du fait des objets sur lesquels ces méthodes portent.
Dans les deux cas, de prime abord, la réponse semble toute trouvée : oui, la connaissance de soi est une science, mais une science molle puisqu’elle relève de la philosophie ou de la psychologie (certains ajouteraient même sans doute : de la spiritualité). Mais on brûle de demander : et alors ? Autrement dit, quelles conclusions en tirer ? Que cette connaissance, étant moins objective que celle des sciences dures, a moins d’intérêt, voire moins de valeur (choisir de traduire soft par « mou » en dit déjà long…) ? Si oui, de quel point de vue ? Celui de l’individu ou celui de l’organisation dans laquelle il évolue ?
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Connais-toi toi-même
Difficile d’entamer notre réflexion sur le sujet sans penser immédiatement à la maxime Gnothi seauton « Connais-toi toi-même », rendue célèbre pour son usage philosophique par Socrate. C’est, selon le Charmide de Platon, la plus ancienne des trois maximes qui étaient gravées à l’entrée du temple d’Apollon à Delphes. Il est intéressant de noter que, à cette époque, la science et la philosophie, comprise comme quête rationnelle des vérités de l’existence, sont indissociables. Thalès, le fondateur de l’école de Milet, fut tout à la fois philosophe, astronome et mathématicien. Tout comme le furent Pythagore, Démocrite ou Aristote.
Une conception très vaste du savoir
Cette conception très vaste du savoir, associant étroitement physique, métaphysique, théologie, ontologie, logique, éthique, anthropologie, va se maintenir jusqu’à l’époque moderne. René Descartes, Blaise Pascal ou Gottfried Leibniz sont des penseurs dont les œuvres contiennent encore à la fois des mathématiques, de la théologie et de l’éthique. Ce n’est qu’à partir du XVIIIe siècle que les mathématiques et les sciences expérimentales vont s’autonomiser, se diversifier et se techniciser grâce à une épistémologie stricte. Et ce n’est qu’au début du XIXe siècle que les sciences dites « humaines » – psychologie, anthropologie, linguistique, sociologie… – apparaissent.
« Science » humaine ?
C’est ici que nous retrouvons notre question. L’expression « science humaine » est-elle un abus de langage ? Autrement dit, ces disciplines que sont notamment la philosophie et la psychologie, et dont l’objet d’étude n’est autre que l’être humain lui-même, sont-elles à proprement parler des sciences ? Tout dépend évidemment ce qu’on entend par « science ». Le mot lui-même nous vient du latin scientia et signifie littéralement savoir, connaissance. Que Platon distingue de l’opinion, la fameuse doxa. Connaître, avoir un rapport scientifique au réel donc, c’est être capable de comprendre, de définir et d’articuler les phénomènes du monde. C’est avoir un rapport objectivé au réel ; un rapport dans lequel les effets de notre subjectivité sont neutralisés grâce à une méthode de recherche, d’expérimentation et de réfutabilité des résultats de cette expérimentation. Le langage privilégié de cette méthode est le langage mathématique.
Des causes aux raisons
Seulement voilà, l’être humain n’est pas un « objet » d’étude comme les autres, en ce qu’il n’est précisément pas un objet. De nombreux auteurs ont développé une critique de la volonté d’appliquer les méthodes des sciences de la nature à l’être humain, dans la mesure même où ces tentatives revenaient à réifier ce dernier, à nier ce qui fait son essence, à savoir sa capacité de soumettre sa conduite à l’arbitrage de sa raison et de sa liberté. Si, comme l’affirmait Rousseau, et Kant après lui, le propre de l’homme est la liberté, c’est-à-dire l’obéissance à la loi qu’il s’est prescrite, alors une telle autodétermination, ou autonomie, en fait un être atypique, ultimement rebelle à tout traitement objectivant, dont le comportement ne s’explique plus seulement par des causes, mais se comprend à la lumière des raisons qu’il se donne.
La critique de Husserl
Non seulement une science exacte du comportement humain ne serait donc pas possible, mais elle ne serait probablement pas souhaitable, car cela signifierait qu’il ne reste plus rien de liberté en l’homme. Or cette liberté ne cesse de s’attester en nous à travers la question du sens de notre existence, qui est à la fois métaphysique et identitaire. Pourquoi sommes-nous là ? Qui suis-je ? Face à ces questions, le philosophe Edmund Husserl affirme : « La science n’a rien à nous dire. Les questions qu’elle exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens ou l’absence de sens de toute cette existence humaine. » (La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, éd. Gallimard 1976, p. 10.)
Husserl critique la prétention de la science à fournir à l’homme une représentation systématisée de ce qu’il est et du monde dans lequel il se trouve. Le sujet, estime-t-il, peut à bon droit ne pas se reconnaître dans l’édifice technico-scientifique qui lui est proposé. Après tout, il existe bien d’autres manières de se rapporter au monde et aux autres que celle fondée sur la prévalence de la binarité, du catégoriel et du mesurable. Le fait est que, si la science moderne a hérité de l’idée grecque de la vérité comme système de discours cohérent, elle n’a pas retenu l’idée que la connaissance du monde devait conduire l’homme à la connaissance de lui-même et vice versa. Or c’est l’un des sens du « Connais-toi toi-même » : travaille à la conscience de toi-même et à ton humanité et tu comprendras le cosmos et ta place dans celui-ci.
Bergson et l’intuition
S’il n’est bien sûr pas exclu que ce travail de la conscience se fasse à l’aide de méthodes, il procède avant tout d’une volonté de ne pas subir sa propre existence, de sortir de l’ignorance de la vie de ses besoins, désirs et peurs, pour être à la pointe de son humanité. Pour répondre à cette volonté, l’introspection et l’intuition sont à la portée de tout un chacun. C’est ce que les grands sages de l’histoire de l’Humanité ont prouvé par leur propre expérience, eux qui n’ont soumis leur quête à aucune scientificité, ni appliqué aucune méthode particulière.
Ce qu’il faut réussir à appréhender ici, c’est que toute connaissance en général – et la connaissance de soi en particulier – n’est pas nécessairement ni exclusivement rationnelle. C’est l’un des grands enseignements d’Henri Bergson, qu’on ne peut pas vraiment taxer d’ésotérisme puisqu’il faut rappeler qu’il a obtenu le premier prix du concours général de mathématiques avant de s’orienter en philosophie. Que nous dit-il ? Que l’intelligence, dont la science est peut-être l’expression la plus parfaite, n’est pas la seule manière d’acquérir une connaissance du monde et une connaissance de soi. L’intuition en est une autre, non moins puissante et non moins fiable. Il faut lire ou relire L’Évolution créatrice pour comprendre pourquoi et comment Bergson peut défendre une telle proposition.
Aristote et les valeurs
Que faut-il retenir du raisonnement mené jusqu’ici ? Que ce n’est peut-être pas une science de se connaître mais que ce n’en est pas moins une nécessité. Car l’existence de l’homme est suspendue à des valeurs, sans lesquelles elle n’a elle-même pas de valeur ni de sens. La raison pour laquelle les Grecs de l’Antiquité accordaient tant d’importance à la réflexion personnelle sur la meilleure manière de vivre, c’est que vivre pour un être humain ne consiste pas seulement à considérer des faits, c’est-à-dire ce qui est, mais à réaliser des valeurs, c’est-à-dire ce qui doit être.
« Ce n’est peut-être pas une science de se connaître mais que ce n’en est pas moins une nécessité. »
Aristote, en particulier, a bien démontré qu’aucune action ne se peut se passer de finalité ; cette finalité culminant toujours dans une valeur, qui transcende le simple plan de nos besoins. L’essentiel de ce que nous faisons n’est compréhensible qu’en référence à un certain système de valeurs que nous nous sommes librement donné, ou par rapport auquel, pour le moins, nous nous sommes librement situés.
Sartre et la conquête de l’humanité
Se connaître consiste donc aussi à connaître ses valeurs, qui polarisent nos conceptions et nos actions. Conceptions et actions qui, ultimement, gouvernent et façonnent nos institutions, nos organisations, la société dans laquelle nous évoluons. Autrement dit, le monde tel qu’il va n’est que le reflet de ce qu’est chacun d’entre nous. Ou, pour être plus juste, le reflet de là où nous en sommes. Car le soi n’est pas une entité forclose et monolithique. L’existentialisme d’un Jean-Paul Sartre (mais la philosophie du bouddhisme avant lui) a bien démontré que nous sommes ce que nous faisons. Et qu’ainsi, à chaque instant, un nouveau soi est possible.
“Se connaître consiste aussi à connaître ses valeurs.”
Donc un autre monde. Aussi conviendra-t-on que, quand bien même la connaissance de ce soi dynamique n’est pas une science, il ne s’agit pas d’un enjeu mineur. Ce d’autant moins que l’humanité censée nous distinguer de la machine et de l’animal n’est jamais acquise. Notre forme humaine ne suffit pas à elle seule à faire de nous un être pleinement humain. L’humanité en nous-même est toujours à conquérir et cette conquête est l’autre nom de la connaissance de soi.
Commentaire
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Faire l’impasse sur toute la philosophie et la psychologie anglo-saxonnes, tous les développements depuis Sartre et toutes les sciences cognitives (heureusement, on nous aura épargné Freud et Heidegger) est assez incompréhensible. Je préfère le propos du joli livre de Clément Rosset (philosophe français bien connu) « Loin de moi. Etude sur l’identité » : La connaissance de soi est à la fois inutile et inapétissante. Qui souvent s’examine navance guère dans la connaissance de lui-même. Et moins on se connait. mieux on se porte… Mais on imagine aisément que les entreprises préfèrent acheter autre chose aux philosophes sur le marché.