Et ailleurs en Europe…
Le mouvement de décentralisation par dévolution de compétences vers les collectivités territoriales dans lequel la France est engagée depuis une vingtaine d’années n’est évidemment pas isolé.
Il touche l’ensemble des pays de l’Union européenne où il a d’ailleurs commencé dès la seconde moitié des années 70. Cette convergence a fait surgir ou resurgir l’idée d’une Europe des Régions, chère aux Fédéralistes visionnaires de l’entre-deux-guerres, tel Denis de Rougemont. En réalité, ce mouvement non seulement n’efface pas le rôle des États, mais il s’enrichit d’une visibilité renforcée des collectivités locales et singulièrement de celles qui administrent les grandes cités.
On s’oriente donc en Europe vers ce que certains nomment un système de gouvernance à quatre niveaux : Europe, Nation, Région et Cités, le terme de gouvernance signifiant que l’on s’achemine vers une organisation complexe et pragmatique de l’articulation des compétences entre ces quatre niveaux, plus que vers une redistribution complète des pouvoirs.
On se propose ici d’éclairer très partiellement quelques aspects de ce mouvement d’ensemble : on évoquera d’abord les tendances communes influençant l’aménagement des pouvoirs locaux en Europe, puis les principales réponses institutionnelles qui s’esquissent, enfin le rôle particulier joué par l’Union européenne en tant que cadre général de ces évolutions.
Après l’État-providence, le méso-gouvernement ?
L’histoire économique et sociale des pays d’Europe de l’Ouest est traversée de courants forts et convergents qui ont généralement conduit à renforcer les compétences et les responsabilités des échelons régionaux et territoriaux à partir du milieu des années 70, alors que les trente glorieuses avaient plutôt été marquées par le renforcement des prérogatives centrales dans chaque État.
Mais ces convergences ne mettent pas en cause les singularités de l’organisation des pouvoirs locaux vis-à-vis du gouvernement central dans chaque pays. Elles forment une trame sur laquelle s’impriment les figures successives du mouvement de concentration-dévolution justifiant la conviction que les diversités européennes sont permanentes et font partie de l’identité du futur ensemble en voie de construction.
Deux traits de cette diversité méritent particulièrement d’être relevés. L’opposition entre « État fédéral » et « État unitaire », qui renvoie au très ancien dualisme entre les « empires » et les « royaumes » dans la formation des États européens, continuera de séparer la République fédérale allemande, l’Autriche, la Suède, le Danemark, le Luxembourg, la Finlande d’un côté et le Royaume-Uni, la France, l’Irlande, le Portugal, la Grèce de l’autre. Ce dualisme ne rend que plus intéressantes les situations particulières de l’Irlande, de l’Espagne et de la Belgique tentées par une combinaison des deux systèmes politiques.
L’autre trait de distinction élémentaire se rapporte à la fonction des collectivités locales de base, c’est-à-dire les communes : dans les pays latins, y compris le nôtre, les communes sont d’abord le lieu premier d’exercice de la démocratie locale élective et de la citoyenneté ; dans les pays de culture germanique ou anglo-saxonne, on attend des échevinages ou des conseils municipaux qu’ils assurent une bonne fonction managériale des prestations de services collectifs ; dans les pays scandinaves, ces deux aspects coexistent sur le chef des équipes municipales.
Ces distinctions colorent donc le premier mouvement, celui de la dévolution des compétences nouvelles, économiques et sociales, vers l’échelon de gouvernements intermédiaires. Il intervient à partir du milieu des années 70 dans les pays traditionnellement les plus centralisés. On utilise à ce propos le terme de « dévolution » pour englober à la fois la déconcentration et la décentralisation. La première désigne la création ou le renforcement d’un échelon administratif intermédiaire de l’État (en France par exemple, les préfets de Région) alors que la seconde implique une transformation politique avec une délégation de pouvoirs et de moyens à des collectivités territoriales élues.
L’émergence de ce niveau de gouvernement intermédiaire, parfois désigné sous le terme rébarbatif de « méso-gouvernement », est souvent attribué à l’épuisement de l’efficacité de l’État-providence et à la reconnaissance de fait que les problèmes lourds et complexes de reconversions industrielles, marqués par de fortes différences régionales, ne peuvent pas être gérés correctement depuis le centre. Selon cette interprétation, ce n’est pas l’accélération de la construction européenne qui pousse à la régionalisation, mais une recherche pragmatique d’efficience parfois doublée d’une recherche de légitimité. À l’appui de cette hypothèse, on note le calendrier du processus de régionalisation en Europe :
- 1976, création des « Régions administratives » dans le cadre de la constitution démocratique du Portugal ;
- 1978, instauration des « Communautés autonomes » par la constitution démocratique espagnole, un régime applicable tant aux « nationalités » culturelles qu’aux régions. Le processus d’autonomie s’achève en 1984 avec la création de 17 Communidades Autonomas ;
- 1980, un amendement constitutionnel en Belgique instaure trois régions aux pouvoirs étendus – Wallonie, Flandres et région bruxelloise – qui, s’ajoutant aux trois communautés linguistiques francophone, néerlandophone et germanophone, font du système politique belge l’un des plus sophistiqués du globe ;
- 1982, la loi Defferre met en route en France un véritable processus de décentralisation régionale, qui se poursuit en 1985 par la première élection des assemblées régionales. Les compétences de ces régions se centrent sur l’action économique ;
- 1986, la Grèce instaure treize « Nomos », échelons d’administrations déconcentrées sans personnalité juridique.
La même évolution régionaliste prend la forme, dans les pays à forte constitution fédérale comme la RFA, l’Autriche et la Suède, d’une contestation de l’accroissement des compétences du « Bund ».
En Allemagne fédérale par exemple, le caractère limitatif des compétences attribuées au pouvoir fédéral par la loi fondamentale n’a pas empêché une forte expansion des interventions de l’administration centrale ; les présidents des exécutifs des Länder s’en inquiètent et obtiennent un droit de regard étendu sur les négociations européennes conduites par le gouvernement.
Le contre-exemple britannique, jusqu’à la toute récente venue au pouvoir d’un nouveau gouvernement travailliste, n’en est que plus intéressant. Élue en 1979, Margaret Thatcher fera triompher au Royaume-Uni une vision de la « dévolution » totalement différente de celle qui prévaut sur le continent ; elle concerne en effet le rapport entre l’administration centrale et les entreprises privées auxquelles par la privatisation et la déréglementation peuvent être déléguées des tâches relevant auparavant de la fonction publique.
Le pouvoir central soit directement, soit par le truchement d’autorités indépendantes de régulation (« regulators ») conserve le monopole de l’édiction des normes à respecter par les opérateurs décentralisés. Si bien que l’on assiste paradoxalement au Royaume-Uni dans les années 80 et 90 à la fois à une contraction du périmètre du secteur public et à une centralisation accrue dans la formulation des normes administratives, en particulier les normes sociales, environnementales et de protection des consommateurs.
La globalisation et le rôle accru des villes
À peine le mouvement de dévolution des compétences vers l’échelon intermédiaire est-il engagé qu’il doit aujourd’hui composer dans l’Europe entière avec une nouvelle réalité, celle de la « métropolisation ». Celle-ci désigne à la fois la tendance physique à la concentration économique et humaine sur de très grands ensembles urbains multimillionnaires en habitants et l’émergence de ces très grandes agglomérations sur la scène économique internationale avec une capacité propre d’expression et de négociation en direction des entreprises globales.
Londres. © OFFICE DU TOURISME DE GRANDE-BRETAGNE
La globalisation fait des grandes villes les nœuds d’un réseau mondial de compétences et d’échanges, souvent au détriment du tissu urbain intermédiaire, mais aussi de la fonction d’intégration sociale de la ville elle-même. Aucun pays de l’Union européenne n’échappe à ce phénomène qui du même coup oblige à reconsidérer la hiérarchie et l’articulation des pouvoirs entre État, région et communautés urbaines. La prise de conscience encore très récente du phénomène de métropolisation suscite aujourd’hui deux réactions.
Dans les pays où l’organisation territoriale faisait peu de place à la réalité des agglomérations et où l’intercommunalité urbaine est encore peu développée, la tendance à la constitution d’un pouvoir d’agglomération se manifeste. C’est clairement la situation de la France avec la mise en place active, même si elle est facultative, des communautés d’agglomération avec taxe professionnelle unique du projet de loi Chevènement. Mais c’est aussi la situation britannique ; après avoir été démantelées par Margaret Thatcher les « City councils » du grand Londres et de six autres métropoles britanniques pourraient être reconstituées à la demande des milieux d’affaires pour « promouvoir la ville à l’étranger, coordonner les opérations entre les arrondissements, notamment en matière de transport et s’attaquer à la bureaucratie« 1 ; le projet britannique prévoit ainsi l’élection d’un gouverneur de Londres par 5 millions d’habitants, mais doté de compétences limitées et essentiellement stratégiques.
Dans les pays à forte culture urbaine, on ressent le danger d’un possible dualisme entre les très grandes villes et les régions. L’accent sera donc mis sur l’organisation de la coopération entre villes et régions, ou sur la coopération interrégionale, afin de s’opposer à une possible concurrence territoriale dévastatrice. La réponse à la métropolisation apporte ainsi de l’eau au moulin de la régionalisation en conférant à la médiation régionale un pouvoir régulateur ou organisateur.
C’est le cas typiquement en Allemagne fédérale où le Bund et les Länder sont en discussion pour dégager sept à huit plates-formes urbaines de dimension internationale européenne. C’est le cas aux Pays-Bas où après de longues réflexions sur la taille optimale des provinces, on privilégie désormais la capacité de coopération interprovinciale pour faciliter le développement stratégique du « Randstaad », c’est-à-dire de la ceinture urbaine constituée par Rotterdam-Amsterdam-La Haye.
C’est encore l’exemple de la région d’Oresund, fédératrice d’un grand projet coopératif entre la cité de Copenhague et la ville de Malmö (capitale du sud de la Suède) autour du monumental lien fixe qui réunira bientôt le Danemark et la Suède. De tels exemples donnent évidemment à réfléchir pour notre pays, comme la multiplication en Europe d’associations de type ville-région où s’organise un partage des tâches entre une grande métropole et sa région nourricière : Glasgow et Strathclyde (Écosse), Barcelone et la Catalogne, Berlin et le Brandebourg , Milan et la Lombardie…
Trois modes d’adaptation territoriale face aux changements économiques
La carte des évolutions territoriales et administratives en Europe apparaît donc aujourd’hui complexe, même si la dévolution des compétences domine en privilégiant l’échelon intermédiaire régional, combiné avec un effort de coopération destiné à mieux maîtriser la métropolisation. Tenant compte des traditions historiques et culturelles en vigueur dans les différents pays, ces évolutions font apparaître trois situations dont aucune, sauf peut être en Belgique, ne met en cause l’unité nationale, confirmant ainsi l’analyse très anticipatrice qu’en faisaient Christian Engel et Joseph Van Ginderalther pour le compte de la Commission européenne et de l’Institut de la Décentralisation dès 19922.
Dans quatre petits pays, le Danemark, le Luxembourg, la Finlande et l’Autriche fortement structurés par un maillage de collectivités territoriales actives et par une identité culturelle très homogène, le statu quo de l’organisation territoriale devrait prévaloir. Ce devrait être le cas en Irlande où la quasi-absence de collectivités locales est palliée par une remarquable administration déconcentrée des territoires.
Dans quatre autres États, la Grèce, le Portugal, la France, auxquels après quelque hésitation on peut ajouter les Pays-Bas, l’échelon du gouvernement central n’est pas fondamentalement contesté. Pour autant le processus de dévolution est loin d’être parvenu à son terme. En France et au Portugal, les limites de la déconcentration appellent la poursuite (France) ou l’amorce (Portugal) d’une décentralisation nécessaire pour qu’à la fois l’État et les Régions jouent mieux leur rôle respectif, notamment en direction des agglomérations censées relayer ou compléter la capitale.
Enfin dans plusieurs États le pouvoir central est aujourd’hui contesté de manière suffisamment significative pour que l’on assiste à une nouvelle redistribution des cartes entre les régions et le gouvernement central. C’est le cas de la Belgique, de l’Italie, de l’Espagne et dans une certaine mesure de l’Allemagne fédérale. À des degrés divers, indépendamment des tendances et des forces économiques, ces quatre pays voient la manifestation d’un syndrome de régions riches, contestant l’efficacité des mécanismes de redistribution très intense mis en œuvre par l’échelon central au bénéfice des régions les plus faibles.
La Flandre, la Catalogne, la Lombardie, la Bavière réclament chacune à sa façon moins de péréquation nationale et plus de compétence voire même dans le cas de la Flandre une autonomie quasi générale si l’on en croit les protagonistes les plus acharnés de la Nation flamande. En Belgique, en effet, la menace d’un affaiblissement drastique du pouvoir fédéral ne peut être écartée à partir d’une remise en cause des clefs de répartition de la fiscalité nationale et d’une décentralisation de la protection sociale.
Mais la centrifugation de la Belgique irait à l’encontre de la tendance qui prévaut ailleurs pour résoudre le syndrome des régions riches. Dans les autres pays, on s’oriente plutôt vers une modernisation du fédéralisme avec d’un côté des prérogatives économiques et une puissance financière accrue des régions et de l’autre un pouvoir d’arbitrage renforcé du gouvernement central. L’évolution dans les prochaines années de l’Italie méritera à cet égard la plus grande attention, dans la mesure où ce pays pourrait reprendre à son compte la plupart des caractéristiques du fédéralisme après avoir donné l’impression d’un possible divorce entre le Nord et le Sud.
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Même après un survol aussi rapide, on ne peut s’empêcher d’évoquer le rôle de la construction européenne elle-même au regard de la transformation de l’architecture territoriale à l’intérieur des États.
Sans aucun doute, l’intégration européenne a contribué significativement à accentuer l’émergence d’un niveau de gouvernement régional au sein des États membres. Non seulement la politique régionale européenne, surtout depuis 1985, a explicitement suscité une capacité économique des régions et associé sa représentation dans un partenariat avec les États, mais nombre d’actes communautaires s’appliquent directement aux autorités régionales (cas de la réglementation des aides d’État et des directives sur l’ouverture des marchés publics) ou locales (cas des nombreuses règles environnementales).
Mais on ne peut s’empêcher de songer à d’autres domaines plus essentiels encore, où les actes législatifs européens viendront réguler l’exercice de la décentralisation, c’est-à-dire la liberté d’action des collectivités territoriales : ce sera le cas de plus en plus en matière de lutte contre la discrimination raciale et plus généralement pour la mise en œuvre de la citoyenneté européenne. Aujourd’hui marginales, ces dispositions apparaîtront demain comme un renfort indispensable de l’action des États pour conjurer le démon qui accompagne parfois l’émancipation des collectivités territoriales lorsqu’elles suscitent l’esprit partisan, voire la volonté d’exclusion. Ainsi la construction européenne, tout en s’appuyant fondamentalement sur le primat des États, contribue-t-elle aussi à former le cadre commun de la démocratie locale.
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1. Déclaration de Stephen O’Brien, directeur du London First Center.
2. Le pouvoir régional et local dans la Communauté européenne, Étude de droit des Communautés européennes 1992.