Et l’avenir des pilotes ?
Mermoz est mort en 1936, Guillaumet en 1940. La page des héros et des chevaliers du ciel est tournée depuis longtemps. L’exploit a fait place à la routine et l’image des pilotes de ligne est devenue floue.
PHOTO AEROSPATIALE
Ils ne font plus beaucoup parler d’eux sauf quand ils font grève ou quand un accident se produit1 car, si tout accident a pour cause une erreur humaine, ou plutôt une convergence d’erreurs humaines comme l’a montré l’accident du Mont Sainte-Odile en 1994, aux yeux du public et de la presse, l’erreur humaine c’est d’abord et toujours la faute du pilote.
Les pilotes de ligne ont donc du vague à l’âme. Leur profession se transforme et, comme dans bien d’autres industries ou dans l’agriculture, cette transformation est difficile à vivre même si la formation permanente à laquelle ils sont soumis les a mieux préparés que d’autres au changement.
Environnement technique
La transformation est d’abord sensible dans le domaine technique. À bord d’un avion le pilote doit assurer quatre fonctions : pilotage ou suivi de trajectoire, navigation ou détermination de la trajectoire, communications et gestion des systèmes.
Pilotage
Aux temps héroïques, il fallait maîtriser la trajectoire en agissant sur des commandes de vol quelquefois capricieuses et en cherchant les informations sur des instruments imprécis dispersés sur le tableau de bord ; cela demandait de l’habileté, éventuellement une certaine force physique et faisait appel à tous les sens.
De nos jours, un avion se pilote du bout des doigts, les actions sur les commandes de vol interprétées par des calculateurs, les efforts sont artificiels et, les informations, de qualité, regroupées sur un nombre restreint de tubes cathodiques ne font pratiquement plus appel qu’au sens de la vue à l’exception de quelques alarmes sonores. Enfin, les pilotes automatiques ont fait de tels progrès que l’on peut pratiquement les utiliser d’un bout à l’autre du vol, ce qui réduit le pilote au rôle de programmateur et de surveillant.
Navigation
Il y a quarante ans, la qualité des informations de cap était problématique, la navigation se faisait essentiellement à l’estime avec des recalages plus ou moins précis par des points radio ou des points astronomiques.
La transmission automatique des données se généralise permettant au pilote de recevoir sur une imprimante toutes les informations météorologiques et opérationnelles dont il a besoin, et même celles dont il n’a pas besoin. On passe d’une information rare, à la demande, à une information automatique et surabondante.
Maintenant, les centrales inertielles fournissent des informations de cap extrêmement précises libérées des fantaisies du magnétisme terrestre et permettent une navigation assez bonne sans assistance extérieure. Les systèmes de navigation par satellite qui commencent à devenir opérationnels sont d’une précision qui semblait inimaginable il y a quelques années. Comme on peut coupler le système de navigation au pilote automatique, le pilote, là encore, se retrouve devant un ordinateur de bord qui est en général préprogrammé. Il est réduit à un rôle de surveillance active, ce qui ne va pas sans effets pervers car tout changement de trajectoire imprévu nécessite une reprogrammation qui demande du temps et qui, en détournant le pilote de la surveillance de la trajectoire, a été à l’origine d’incidents et même d’accidents2.
Communications
L’alphabet Morse a été abandonné en 1997. Il avait laissé depuis longtemps la place à la radiotéléphonie d’un accès plus facile. Les communications par satellites devraient permettre, dans un avenir proche, de n’utiliser plus que les très hautes fréquences (VHF, UHF) qui feront oublier aux pilotes les hautes fréquences (HF) dont la fiabilité et le confort étaient aléatoires.
Gestion des systèmes
Ce que l’on appelait autrefois » la mécanique » et qui, sur les vols long- courriers, nécessitait la présence de deux mécaniciens navigants est maintenant largement automatisé et ne demande plus que des interventions ponctuelles de l’équipage. L’état des systèmes est présenté en permanence sur des tubes cathodiques qui affichent, en cas de nécessité, les check-lists de traitement des anomalies. La mise en mémoire des paramètres permet à la maintenance d’intervenir à bon escient.
Toutes ces fonctions étaient auparavant assurées par des spécialistes : radios, navigateurs, mécaniciens qui ont disparu des cockpits même si les mécaniciens navigants font encore de la résistance. Il y a maintenant dix ans que l’on ne construit plus que des avions pour un équipage réduit à deux pilotes mais leurs prédécesseurs ont la vie longue. On ne descend pas en dessous de deux pilotes, car de même qu’un avion doit pouvoir survivre à toute panne qui n’est pas extrêmement improbable, de même il doit pouvoir atterrir en sécurité en cas de défaillance d’un pilote3.
Dans le cockpit, toutes les manœuvres, tous les dialogues sont standardisés ; aucune action, aucun affichage
de paramètre n’est effectué sans que l’autre pilote n’en ait vérifié la pertinence et contrôlé l’exécution.
Le pilote doit donc posséder toutes les connaissances nécessaires à l’exécution du vol et être préparé à toutes les éventualités. Ce n’est pas là le moindre des paradoxes : au moment où il est de plus en plus réduit à un rôle de surveillance active, il doit accumuler les connaissances et s’entraîner constamment pour être capable de maîtriser des situations qu’il ne rencontrera peut-être jamais. Cet entraînement constant est sanctionné par des contrôles périodiques qui viennent s’ajouter aux visites médicales périodiques. Dans les deux cas, il n’y a pas de droit à l’erreur et les pilotes se demandent souvent s’il ne serait pas sage de soumettre tous les détenteurs de pouvoir, économique ou politique, à des obligations analogues.
L’évolution du métier de pilote n’a pas été que technique, elle a, aussi, été culturelle. On est passé, en une génération, de la démonstration d’excellence individuelle dans un espace de liberté à un travail d’équipe se réduisant de plus en plus à un enchaînement de procédures dans un espace encombré où la liberté de manœuvre est de plus en plus réduite4.
On est passé aussi, et c’est encore plus important, du principe » un bon pilote ne fait jamais d’erreurs » au principe » un bon équipage ne doit pas faire d’erreurs « . Bien avant les équipages de l’America’s Cup ou les équipes de Formule 1, les pilotes ont appris que la sécurité et l’efficacité passaient par une analyse exhaustive de toutes les possibilités d’erreurs, par la mise au point de procédures de traitement de toutes les pannes ou erreurs envisageables et par la définition du travail en équipage nécessitant une formation spécifique.
La réflexion en ce domaine se poursuit et on en arrive maintenant au concept : « Tout le monde commet, tôt ou tard, une erreur ; il faut donc concevoir un système avion/équipage et définir des procédures telles qu’une erreur n’aura pas de conséquences catastrophiques ».
Ce système est amélioré en permanence par l’analyse des erreurs commises (retour d’expérience).
Les études portent sur l’ergonomie du poste de pilotage et sur l’interface homme/machine. Après avoir mis à la disposition du pilote des ordinateurs ayant des possibilités presque infinies, on s’intéresse aux ordinateurs » conviviaux » dont le mode de fonctionnement est perceptible par le cerveau humain ; ce que les Anglo-Saxons appellent » user’s friendly « . Il a bien fallu de nombreuses années pour que les fabricants de machines à laver renoncent à la multiplicité des programmes qui faisaient plaisir à leurs ingénieurs mais que les ménagères n’utilisaient jamais.
Les études portent aussi sur le maintien de la vigilance qui est si difficile avec les systèmes pilotés modernes dotés d’un tableau de bord complexe sur lequel, si tout va bien, il ne se passe rien. Les mêmes problèmes se posent dans une centrale nucléaire et dans un avion de ligne où ils sont aggravés par le vol de nuit et le décalage horaire.
Environnement économique
En trente ans, la disparition des spécialistes a multiplié par 3 la productivité des pilotes ; l’augmentation de la vitesse des avions l’a multipliée par 2 et, enfin, l’augmentation de la capacité des avions a pu la multiplier jusqu’à 7 fois.
On voit donc que la productivité totale a augmenté de 6 à 40 fois. Cette augmentation s’est faite de manière discontinue au fur et à mesure du renouvellement des flottes. En passant du B 707 au B 747, on passe de 140 à 500 passagers.
Ces discontinuités se répercutent sur les besoins en pilotes des compagnies.
Il y a trois sources de pilotes en France :
- l’École nationale de l’aviation civile (ENAC)5 qui recrute sur concours niveau math spé (les études sont gratuites et les élèves reçoivent une modeste solde) ;
- les Armées. La formation est gratuite en contrepartie d’un engagement de dix ans minimum ;
- les écoles privées. Les élèves payent leur formation.
Comme la formation d’un pilote prend au moins deux ans et que les prévisions à moyen terme des compagnies ne sont en général pas de bonne qualité, il est difficile d’assortir l’offre à la demande. Or la formation initiale d’un pilote est très onéreuse (de 300 à 500 KF) et le pilote débutant est un produit qui se dégrade rapidement s’il ne s’entraîne pas de façon régulière.
Que survienne un accident de conjoncture et l’écart entre l’offre et la demande prend des proportions catastrophiques. C’est ce qui s’est produit en 1990 : le trafic était en pleine expansion, toutes les compagnies faisaient des prévisions de forte croissance et recrutaient des pilotes. Air France demandait à la direction de l’Aviation civile d’augmenter le recrutement de l’ENAC et commençait la formation de centaines de pilotes ab initio quand survinrent la guerre du Golfe et une forte récession du trafic aérien. Toute embauche de pilotes fut suspendue ; mais la machine était lancée et continuait à produire des pilotes qui allaient s’inscrire directement au chômage. Malgré la diminution, puis l’arrêt, de la formation de pilotes par l’ENAC, chaque année, des centaines de nouveaux pilotes ayant payé eux-mêmes leur formation, souvent en s’endettant lourdement, arrivent sur le marché.
Le nombre des pilotes au chômage a continué à grossir pour atteindre 15 % des effectifs malgré la reprise de la croissance et malgré la déréglementation qui, en permettant à de nouvelles entreprises d’entrer sur le marché, a, par exemple, multiplié les vols entre Paris et les grandes villes de province obligeant Air Inter, devenu Air France, à se débarrasser de ses Airbus 330 à 400 passagers pour les remplacer par des avions plus petits.
Pendant ce temps, de nombreux pays européens manquent de pilotes mais ne peuvent employer des pilotes français car une licence de pilote n’est valable que pour piloter un avion immatriculé dans l’État qui a émis la licence.
À la demande de la Communauté européenne, une réglementation unique (JAR FCL)6 est en train de se mettre en place pour permettre, à partir de 1999 aux pilotes européens formés et contrôlés à l’identique de voler sur n’importe quel avion immatriculé en Europe. L’élargissement du marché devrait contribuer à sa régulation.
Les difficultés financières d’Air France et les restrictions imposées par la Commission européenne l’ont empêchée de recruter jusqu’en 1996. Elle met maintenant les bouchées doubles et n’est limitée que par ses capacités de formation. Il faut, en effet, des simulateurs de vol et des instructeurs, qui sont eux-mêmes des pilotes de ligne, pour qualifier les nouveaux embauchés sur les avions qu’ils piloteront en ligne. On voit, une fois encore, les effets de l’inertie du système : de nombreux pilotes sont au chômage pendant que des vols sont annulés faute de pilotes.
Les armées ont toujours fourni un recrutement d’appoint aux compagnies aériennes. La carrière d’un pilote militaire est plus brève que celle d’un pilote civil et, pour assurer à ses pilotes une reconversion facile, l’État-major envisage de faire agréer ses écoles pour leur permettre d’acquérir les licences et les qualifications civiles. Il s’agit là d’une petite révolution puisque cela implique un certain droit de regard des autorités civiles sur les écoles militaires. Ce contrôle a déjà été accepté par les centres d’examen médical du personnel navigant. On peut même rêver, un jour, d’un tronc commun pour la formation de début, suivi ensuite d’une formation spécialisée : pilote de ligne ou pilote militaire.
Une fois entré dans une compagnie aérienne, un pilote coûte cher. Son salaire est souvent mis en exergue mais, contrairement à des idées reçues, les salaires des pilotes français ne sont pas, après impôts, supérieurs à ceux de compagnies rivales. Il faut y ajouter les frais de formation permanente et d’entraînement périodique, qui se font essentiellement sur simulateur de vol. Il faut au préalable que le pilote ait été qualifié sur un type d’avion (de 230 à 400 KF et un mois et demi d’immobilisation).
Il est surprenant de constater que les pilotes sont en France payés à l’heure et que le prix de l’heure varie avec la masse et la vitesse de l’avion. Tous les pilotes aspirent donc à voler sur les avions les plus lourds et, comme le passage d’un avion à l’autre se fait à l’ancienneté, les pilotes les plus âgés subissent les interminables nuits en vol et les décalages horaires même si nombre d’entre eux seraient plus heureux sur Paris Nice. Ce système étonnant entraînait des cascades de qualifications dès qu’une place était disponible sur l’avion le plus performant. Il a fallu le tempérer par des durées d’amortissement des qualifications et, depuis quelques années, par une limitation du nombre des qualifications au cours d’une carrière. La quasi-totalité des compagnies performantes dans le monde ont abandonné ce système et payent leurs pilotes en fonction de leur ancienneté.
Le coût total des pilotes intervient pour environ 8 % dans le prix de revient de l’heure de vol. Pour tenter de diminuer le coût de la formation, on utilise au maximum les ordinateurs et les moyens de simulation les plus sophistiqués et on limite les objectifs à ce qui est absolument indispensable (need to know) en laissant de côté ce qui est intéressant à connaître (nice to know). On forme ainsi des pilotes exécutant à la perfection les procédures (normales, anormales et d’urgence) mais dont on n’est pas absolument sûr qu’ils sauront se sortir de situations imprévues. C’est une situation connue : pour avoir son permis de conduire, il faut connaître le code de la route, faire un » créneau » et rouler à 50 km à l’heure en ville mais le nouveau conducteur est absolument incapable d’effectuer un freinage d’urgence ou de contrôler une amorce de dérapage.
On essaye aussi de faire voler au maximum les pilotes. Les frais de formation et de maintien des compétences sont si élevés que les heures supplémentaires coûtent moins cher que l’embauche de jeunes pilotes. La sécurité impose toutefois des limites difficiles à définir puisque la fatigue et la perte de vigilance sont difficiles à mesurer. Une conception toute personnelle me fait penser que la fatigue dépend de la distance parcourue et non pas du temps mis à la parcourir. On a pu le vérifier lors du passage des avions à hélice aux avions à réaction sur les vols transméditerranéens et, sur les vols Paris New York, en passant du Boeing au Concorde.
Les limitations de temps de vol sont l’objet d’accords âprement discutés. La qualité du dialogue social est déterminante. Elle est hélas aussi mauvaise dans le transport aérien que dans le transport routier. Il a fallu attendre des accidents pour que, aux États-Unis, on aligne sur les plus sévères les limitations de temps de vol des vols cargo domestiques et celles des vols internationaux7, et le chapitre « limitations de temps de vol » a été retiré provisoirement de la réglementation européenne faute d’un accord.
Il est enfin possible de délocaliser les pilotes en domiciliant leurs contrats de travail dans un pays où les charges sont moins lourdes, comme Jersey. Les pilotes s’y retrouvent financièrement mais perdent toute protection sociale.
Environnement juridique
On a pu voir dans ce domaine quelques innovations intéressantes : les pilotes peuvent être soumis à des amendes s’ils ne respectent pas avec assez de précision les trajectoires anti-bruit aux abords des aéroports. Mais la menace la plus sérieuse qui pèse sur leur tête, comme sur celle de tous les décideurs, est celle de mise en examen pour « atteinte à la sûreté d’autrui » dès le moindre incident. Et la présomption d’innocence joue rarement en faveur du pilote.
On peut comprendre les inquiétudes des pilotes, surtout quand ils entendent un dirigeant d’une des plus grosses entreprises de construction d’aéronefs déclarer : « La vraie question du XXIe siècle est de savoir s’il faudra encore un pilote dans les avions. »
Et pourtant les candidats continuent à se bousculer à la porte des écoles de pilotage !
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1. Encore faut-il qu’il y ait des passagers à bord. L’accident du vol TWA 800 tient en haleine la presse et le public pendant des mois. L’accident d’un avion cargo entraînant la mort de l’équipage fait trois lignes en troisième page des journaux, sauf si le pilote a le mauvais goût de s’écraser sur une zone habitée comme à Irkoutsk.
2. Voir l’accident d’un B 757 à Bogota : une reprogrammation tardive du système de gestion de vol pour suivre les instructions du contrôle a fait virer l’avion du mauvais côté, vers la montagne.
3. Dans ce cas, il ne reste plus qu’un pilote disponible. Les deux pilotes doivent donc avoir la même compétence, ce qui n’est pas toujours le cas.
4. Des trajectoires obligatoires de départ et d’arrivée avec des vitesses imposées sont en vigueur sur tous les aérodromes d’une certaine importance.
5. L’ENAC a cessé la formation de pilotes en 1997.
6. JAR FCL : Joint Aviation Requirements Flight Crew Licensing.
7. Là encore, comme la vie des passagers n’est pas en jeu, la FAA admettait des limitations moins sévères pour les vols cargo que pour les vols passagers. De même, toujours aux USA, les avions cargo sont dispensés du système anti-collision (T‑CAS) imposé aux avions passagers.