Et l’homme dans tout ça ?
J’ai lu cet ouvrage avec un immense plaisir, je le tiens pour l’un des meilleurs livres parus en l’an 2000, et je le recommande vivement aux lecteurs de La Jaune et la Rouge.
J’ai énormément d’estime pour Axel Kahn que j’ai eu l’honneur de fréquenter à l’occasion de la préparation collective du colloque “ Alimentation mondiale 2050, bien nourrir les hommes sans dégrader la planète ” qui s’est tenu au Sénat le 4 décembre 1998 sous la présidence d’Hubert Curien. J’ai beaucoup apprécié dans le n° 558 de notre revue le merveilleux discours qu’il a prononcé le 15 juillet 2000 à Palaiseau à la cérémonie de remise des diplômes à la promotion 1997.
Mais revenons à l’ouvrage d’Axel Kahn : j’ai rarement trouvé dans un livre autant de réflexions passionnantes portant sur des questions essentielles. J’ai pu en outre grâce à cette lecture améliorer mes connaissances scientifiques. J’ai aimé la lucidité, l’honnêteté, la rigueur, le courage d’Axel Kahn. Il possède une qualité rare : celle de présenter avec une très grande objectivité les thèses éventuellement antinomiques de différents experts, se réservant in fine de donner son point de vue personnel.
Dans ce beau livre, on trouvera à la fois :
- Une présentation de l’histoire du vivant jusqu’à l’homme, dernier avatar de cette évolution, accompagnée d’une mise en valeur des derniers progrès scientifiques, une protestation contre l’inanité de certaines critiques de la science et du progrès, une véritable dédiabolisation du génie génétique dont les avantages potentiels considérables pour l’humanité sont mis en valeur (alimentation, santé).
Au passage l’auteur montre sans concession les horreurs et cruautés thérapeutiques pratiquées à travers les âges et il évoque le code de Nuremberg (jugement du Tribunal en 1947). - Une interrogation sur la question de la place de l’homme sur terre, et de sa dignité, avec déjà quelques réponses : ayant rappelé que depuis Copernic la planète des hommes n’est plus le centre du monde, que depuis Lamarck et Darwin l’homme apparaît comme le produit d’une évolution multimillénaire, l’auteur s’appuie sur la plasticité exceptionnelle du cerveau humain liée aux immenses capacités de connexion des neurones pour affirmer la discontinuité animal/homme pourtant niée par Singer, pour contester les déterminismes biologique ou sociologique affirmés par Dawkins.
Selon lui, les gènes humains permettent de desserrer l’étau de ces déterminismes et constituent la condition de notre responsabilité et de notre liberté. Sa position nous paraît plus proche de celle de Luc Ferry que de celle d’André Comte-Sponville (cf. La sagesse des Modernes, chapitre III, Robert Laffont, 1998). - Une proposition des grandes lignes d’une nouvelle éthique (partielle/universelle) pour le XXIe siècle qui tienne compte des éléments nouveaux apportés par la science et la technique tout en restant prudent. Il évoque sans indulgence l’histoire de l’Occident chrétien (antijudaïsme de saint Louis, antisémitisme des Rois Catholiques espagnols, génocide des Taïnos par Christophe Colomb et ses successeurs, etc.), il dénonce les idéologies qui ont profondément marqué le XIXe siècle (racisme, déterminisme, eugénisme, darwinisme social et sociobiologique), et les tragiques synthèses que l’on peut faire en les associant, après avoir pris ses distances avec la morale utilitariste.
Mais à partir d’un certain point, il rappelle qu’il y a des limites à ne pas franchir. Il évoque les catastrophes sanitaires dues à la contamination à partir de tissus animaux ou humains (virus du sida ou hépatites transmis aux hémophiles, maladie de Creutzfeldt-Jacob transmise par l’hormone de croissance).
Or le transfert de gènes humains dans des microorganismes inoffensifs permet de fabriquer la protéine humaine (dite recombinante) en supprimant totalement ces risques infectieux. Comment, sachant cela, peut-on encore s’opposer par pure idéologie à la poursuite de la recherche en biotechnologie ? On trouvera des développements passionnants à propos des innombrables problèmes éthiques nouveaux : reproduction assistée, clonage reproductif, clonage utilitariste, diagnostic prénatal, tri des embryons, xénogreffes, etc.
Et si l’on s’occupait aussi de l’enfant ? s’écrie-t-il après avoir examiné toutes les nouvelles techniques de plus en plus sophistiquées d’assistance à la procréation.
On aura compris (je cite Lucien Sève) que ce livre de biomédecine, écrit par un biologiste médecin, est en même temps de bout en bout un livre d’éthique… Animé d’un inconditionnel respect de l’humanité (en tous les humains, et en chacun). Axel Kahn ne fait nul mystère : entre une arithmétique utilitariste des plaisirs et un universalisme kantien, son choix est fait.