Et soudain des nuits d’éveil
Qu’on soit ou non un inconditionnel de Mme Mnouchkine et de sa Cartoucherie, on ne saurait rester indifférent à son dernier spectacle : Et soudain des nuits d’éveil, au Théâtre du Soleil.
Le démon de la cuistrerie m’induit en tentation, me souffle les mots de théâtre total et interactif, au service d’un non-texte. N’y succombons pas trop. Passons vite sur l’interactivité (je vous jure que j’ai lu le mot dans une critique) : elle consiste à faire manger des beignets tibétains, car il y a du bouddhisme dans l’air, puis des baguettes de pain par les spectateurs. Les beignets étant délicieux, on aurait tort de s’en moquer. Elle consiste aussi à mêler aux spectateurs des comédiens qui interpellent ceux du plateau. L’effet est d’une divertissante cocasserie. Alors, pourquoi pas ?
La qualification de “ théâtre total ” ? Parce que les comédiens font preuve d’une totale maîtrise du métier. Malgré l’étendue du plateau, on entend tout ce qu’ils disent, ce qui n’est plus si fréquent depuis que l’enseignement de la respiration et de la diction passe pour rétrograde.
Non seulement ils parlent, mais ils jouent de leurs corps aussi bien que des clowns chevronnés, et ils dansent avec un étonnant brio. De sorte qu’on ne sait pas toujours très bien si on se trouve chez Bouglione ou à l’Opéra.
Un même garçon passe en quelques secondes, le temps de se débarrasser de son masque, d’une tourbillonnante cabriole équestre à la psalmodie d’un vieux lama ironique et chenu. On est à bonne école, chez Mme Mnouchkine !
Quant au barbu, le maître du son, il se démène comme d’habitude parmi ses innombrables instruments, tout cela réglé au chronomètre. La Cartoucherie est un haut lieu de l’art du spectacle.
Mais le texte ? Voilà bien le hic.
Il s’agit, disent les affiches, d’une “ composition collective ”. Elle est bâtie autour d’un argument qui aurait pu être tragique, ou comique, mais qui chavire dans la dérision de toute conviction, religieuse ou morale : une délégation tibétaine est venue à Paris demander au gouvernement français de ne pas livrer des avions militaires à la Chine, par solidarité avec le peuple tibétain en lutte contre l’oppression chinoise. Refoulée de partout, elle échoue au Théâtre du Soleil et y campe, dans un grand remue-ménage de couvertures et de thermos.
Mais tout passe à la moulinette du ridicule, parfois audelà de la limite du mauvais goût : le chef de la délégation, un vénérable lama, conclut une émouvante psalmodie en demandant où sont les toilettes. Il est flanqué de deux femmes en sari, larmoyantes et sucrées, et d’un acolyte, un bonze à gueule de boxeur de banlieue qui ne quitte pas son ordinateur portable ; un curé progressiste – encore qu’en col romain – jaillit de la salle pour lancer des appels au calme et à la réconciliation, puis bat la mesure tandis que Mme Mnouchkine entonne le Gloria ; une ONG, appelée “ Solidarité internationale ” dépêche sur les lieux deux demi-folles qui débarquent avec leurs valises au retour d’une mission en Amérique latine, épuisées de fatigue par une nuit d’avion. Elles tentent de dormir et, n’y parvenant pas, aggravent la pagaille en voulant tout régenter. Pour finir, et la délégation ayant menacé de s’immoler par le feu, le gouvernement français fait savoir qu’il consent à un geste : la livraison d’avions à la Chine sera… retardée de vingt-quatre heures.
Ç’aurait pu être très drôle. Ce ne l’est pas vraiment et, en tout cas, jamais jubilatoire. C’est surtout beaucoup trop long. Jouvet disait un jour qu’il n’y a pas de grand théâtre sans poésie et sans tendresse. Mais la tendresse n’est-elle pas le plus doux visage du respect ? Cette “œuvre collective ” ne respecte rien. C’est dommage.
Erratum
Dans le “ Allons au théâtre ” d’avril, Horace s’était transmuté en Hortence, le lecteur aura rectifié de lui-même.