Ethique et commerce international du médicament : débat juridique ou politique ?

Dossier : La santé en questionsMagazine N°599 Novembre 2004Par Jean-Claude BEAUJOUR

La 15e confé­rence inter­na­tio­nale sur le sida (IAC) qui s’est ache­vée à Bang­kok le 16 juillet der­nier, réunis­sant près de 20 000 par­ti­ci­pants, n’est pas pas­sée inaper­çue tant les enjeux posés par la pan­dé­mie sont lourds de consé­quences pour notre pla­nète tout entière.
Les pré­vi­sions avan­cées par dif­fé­rentes sources convergent et sont alarmantes.

Selon l’Or­ga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale du tra­vail, ce sont près de 48 mil­lions d’ac­tifs qui pour­raient être décé­dés des suites du sida d’i­ci à 2010, et 74 mil­lions d’i­ci à 2015. L’an­née pas­sée, ce ne sont pas moins de 5 mil­lions de per­sonnes qui auraient été conta­mi­nées ce qui repré­sente 14 000 nou­veaux cas chaque jour.

L’am­pleur de ce désastre ne peut, et ne doit nous lais­ser sans réac­tion ! Certes, la solu­tion opti­male passe par la fabri­ca­tion d’un vac­cin, ou la décou­verte d’un médi­ca­ment, qui per­met­trait de com­battre le virus. En atten­dant, l’ac­cès aux médi­ca­ments (tri­thé­ra­pie) demeure la seule mesure de nature à limi­ter le désastre.

Mais atten­tion, le virus du sida n’est que l’arbre qui cache la forêt. L’OMS a déjà aler­té la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale sur le fait que d’autres mala­dies telles que le palu­disme, la mala­die du som­meil ou encore la tuber­cu­lose déci­maient autant que le sida ; les anciens médi­ca­ments sont désor­mais inef­fi­caces et les nou­veaux sont trop coû­teux pour les malades concernés.

Cha­cun le sait, au cours de ces dix der­nières années, le débat s’est limi­té à un bras de fer entre quelques grands labo­ra­toires phar­ma­ceu­tiques et les gou­ver­ne­ments des pays en développement.

Nous croyons qu’est venu le temps de réflé­chir de manière dépas­sion­née aux consé­quences pos­sibles de cette situa­tion, pour poser enfin le débat dans les termes qui s’imposent.La lutte contre cer­taines épi­dé­mies ne doit-elle pas être au centre d’une poli­tique inter­na­tio­nale de san­té, elle-même consti­tuant un enjeu inter­na­tio­nal qui condi­tionne désor­mais l’é­qui­libre même de notre planète ?

C’est pour­quoi, le débat, qui est demeu­ré pen­dant très long­temps juri­dique, doit désor­mais s’ef­fa­cer pour que le poli­tique redonne l’im­pul­sion qu’il convient à ce dossier.

Affrontement de deux principes fondamentaux : droit à la santé et droit de propriété

Un débat au terme duquel chaque par­tie sou­tient des posi­tions oppo­sées mais qui s’a­vèrent par­fai­te­ment fon­dées en droit lors­qu’elles ne sont pas tout sim­ple­ment légitimes.

Un débat judiciaire…

Pour situer de nou­veau cette affaire dans son contexte, il convient de rap­pe­ler que les grands groupes phar­ma­ceu­tiques, majo­ri­tai­re­ment amé­ri­cains, ont mis au point des trai­te­ments dits de tri­thé­ra­pie pour soi­gner les malades atteints du sida.

L’une des par­ti­cu­la­ri­tés de ces trai­te­ments tient à leurs coûts pro­hi­bi­tifs sur­tout lors­qu’on les rap­porte au reve­nu moyen des popu­la­tions concer­nées. De sur­croît, l’on sait que les sys­tèmes de pro­tec­tion sociale dans les pays en déve­lop­pe­ment y sont pra­ti­que­ment inexis­tants. À défaut de la vente directe, les labo­ra­toires locaux sou­hai­taient pou­voir uti­li­ser les bre­vets occi­den­taux pour une fabri­ca­tion locale dans des condi­tions finan­cières sans rap­port avec la pra­tique cou­rante du marché.

C’est ain­si que le gou­ver­ne­ment sud-afri­cain avait le pre­mier osé fran­chir le pas, en adop­tant des lois sani­taires auto­ri­sant les entre­prises locales à pro­duire des trai­te­ments contre le sida, ou à les impor­ter, sans payer au prix du mar­ché les droits pour acqué­rir les bre­vets des labo­ra­toires pharmaceutiques.

Au mois de mars 1997, trente-neuf socié­tés phar­ma­ceu­tiques amé­ri­caines enga­geaient une action devant la Cour de Pre­to­ria contre le gou­ver­ne­ment sud-afri­cain. Les plai­gnants s’es­ti­maient lésés du fait d’un amen­de­ment à la loi sud-afri­caine sur les médi­ca­ments, per­met­tant au gou­ver­ne­ment d’im­por­ter des pro­duits géné­riques beau­coup moins chers que ceux pro­duits par elles.

Faut-il rap­pe­ler que, depuis 1994, les pays adhé­rents à l’OMC doivent se sou­mettre aux accords sur les Adpic (Aspects des droits de pro­prié­té intel­lec­tuels rela­tifs au com­merce ou encore TRIPs pour la ver­sion anglaise) et par consé­quent, ils ne peuvent plus pro­duire un médi­ca­ment ou l’a­che­ter à l’é­tran­ger sans l’au­to­ri­sa­tion du pro­prié­taire de l’in­ven­tion qui garde ce pou­voir pen­dant vingt ans1. Sous la pres­sion d’une par­tie de l’o­pi­nion publique amé­ri­caine contre le gou­ver­ne­ment de Bill Clin­ton, les labo­ra­toires amé­ri­cains reti­raient leurs plaintes. En réa­li­té sur le plan du droit, il y a lieu d’ad­mettre que les pré­ten­tions des par­ties reposent cha­cune sur des bases réelles.

L’opposition entre des droits fondamentaux

Avec un peu de recul, il ne peut être sérieu­se­ment remis en cause que deux dis­po­si­tions de la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme donnent une base légale aux reven­di­ca­tions des pays en déve­lop­pe­ment et à celles des labo­ra­toires phar­ma­ceu­tiques. L’ar­ticle 25 que » Toute per­sonne a droit à un niveau de vie suf­fi­sant pour assu­rer sa san­té notam­ment pour (…), les soins médi­caux aus­si pour les ser­vices ain­si que pour les ser­vices sociaux néces­saires. » Les popu­la­tions des pays en déve­lop­pe­ment sont donc fon­dées à reven­di­quer de la » Com­mu­nau­té inter­na­tio­nale « , qu’elle se mobi­lise pour assu­rer ses obli­ga­tions internationales.

Dans le même temps, l’ar­ticle 17 de la même Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme pose que » Toute per­sonne (…) a droit à la pro­prié­té. Nul ne peut être arbi­trai­re­ment pri­vé de sa pro­prié­té.  » Là aus­si, les labo­ra­toires sont donc fon­dés à sou­te­nir qu’il ne peut être por­té atteinte à leur droit de pro­prié­té sans contre­par­tie et, notam­ment, sans une juste indemnisation.

La reven­di­ca­tion des malades est légi­time et ce, d’au­tant qu’elle cor­res­pond à une volon­té expri­mée par la Com­mu­nau­té inter­na­tio­nale pour favo­ri­ser un déve­lop­pe­ment éco­no­mique, poli­tique et social de notre pla­nète sur le fon­de­ment des cri­tères les plus uni­ver­sels pos­sibles. Parce que nous avons vou­lu évi­ter les spo­lia­tions arbi­traires, nous avons enten­du pro­té­ger la pro­prié­té pri­vée ; c’est dans ce sens que le droit des titu­laires des bre­vets médi­ca­men­teux béné­fi­cie de cette pro­tec­tion accor­dée par la Décla­ra­tion des droits de l’homme.

Le juriste ne peut que consta­ter que ce sont là deux droits fon­da­men­taux qui s’op­posent et qu’il s’a­git de faire coha­bi­ter deux règles en conflit et ce dans le but de com­mer­cia­li­ser un pro­duit pas comme les autres.

À la dif­fé­rence de cer­tains biens qui sont utiles à l’homme mais pas indis­pen­sables à sa sur­vie, le médi­ca­ment est néces­saire à la sur­vie de l’in­di­vi­du ; la ques­tion est de savoir si l’on doit lui réser­ver un régime particulier.

S’il est indé­niable que le médi­ca­ment est un pro­duit spé­ci­fique et ne peut être assi­mi­lé avec la plu­part des mar­chan­dises mises dans le com­merce, il n’en demeure pas moins que les enti­tés éco­no­miques qui les fabriquent et les com­mer­cia­lisent, à savoir les socié­tés phar­ma­ceu­tiques, sont des socié­tés comme les autres. Ces der­nières sont sou­mises aux règles clas­siques du mar­ché, aux attentes de leurs action­naires qui sont, para­doxe de cette affaire, sou­vent les mêmes citoyens qui réclament plus de jus­tice sociale à tra­vers le monde.

Ne nous fai­sons pas d’illu­sions, il est cer­tain que si ces entre­prises ne sont pas pro­fi­tables à terme, les inves­tis­seurs se détour­ne­ront d’elles ce qui péna­li­se­ra le sec­teur de la san­té humaine tout entier : nul doute que cela n’est pas sou­hai­table. En revanche, il est urgent d’é­la­bo­rer une solu­tion qui puisse per­mettre aux plus dému­nis de la pla­nète d’a­voir accès aux médi­ca­ments et là, c’est l’ordre public social qui le commande.

La nécessité d’opérer des choix politiques majeurs ou lorsque la seule morale ne peut valoir de politique

L’enjeu réel de cette affaire

Le sen­ti­ment dans les pays en déve­lop­pe­ment qu’il se consti­tue désor­mais un » apar­theid sani­taire » dans le monde est très per­cep­tible et on peut le com­prendre. Il suf­fit pour se convaincre de gar­der à l’es­prit que la consom­ma­tion de médi­ca­ments est dés­équi­li­brée d’une par­tie à l’autre de la planète.

De façon prag­ma­tique, les pays les plus tou­chés ne peuvent connaître de déve­lop­pe­ment éco­no­mique et social si nous n’en­rayons pas ces fléaux qui de sur­croît viennent peser direc­te­ment sur les poli­tiques inté­rieures des pays occidentaux.

En pre­mier lieu, un dés­équi­libre démo­gra­phique ne peut qu’a­gir lour­de­ment sur le déve­lop­pe­ment des pays ayant un accès dif­fi­cile aux médi­ca­ments. L’A­frique, par exemple, n’est pas sur­peu­plée et l’on sait quelles pour­raient être les consé­quences sociales et éco­no­miques pour le conti­nent noir, d’être pri­vé de son capi­tal humain car l’é­pi­dé­mie frappe majo­ri­tai­re­ment des popu­la­tions jeunes et des actifs.

En second lieu, que nous le vou­lions ou non, les phé­no­mènes de catas­trophes sani­taires pro­lon­gés engendrent une cer­taine pau­vre­té pour les pays en déve­lop­pe­ment. Un chef de famille qui meurt dans un pays en déve­lop­pe­ment sup­prime bru­ta­le­ment toute source de reve­nus à une dizaine de per­sonnes au moins ; des situa­tions d’au­tant plus dra­ma­tiques que l’é­tat des finances publiques ne per­met sou­vent pas de prendre en charge les popu­la­tions en détresse.

En troi­sième lieu, cette dis­cri­mi­na­tion sani­taire qui génère la pau­vre­té favo­rise par ailleurs le » sen­ti­ment d’in­jus­tice » entre les popu­la­tions occi­den­tales et les popu­la­tions des pays en déve­lop­pe­ment2. Oui, ce sen­ti­ment d’in­jus­tice fait le lit des vio­lences internes ou inter­na­tio­nales et de l’ins­ta­bi­li­té politique.

Il ne sert à rien aux gou­ver­ne­ments occi­den­taux de cla­mer haut et fort que l’on veut lut­ter contre ces vio­lences si l’on ne peut pas s’as­su­rer de ce que les condi­tions de déve­lop­pe­ment social, au nombre des­quelles la san­té, ne sont pas assu­rées pour le plus grand nombre.

Les solutions possibles

Capables de déployer des moyens consi­dé­rables pour lut­ter pour notre sécu­ri­té, nos gou­ver­ne­ments devraient être capables d’en faire autant pour la san­té. Les solu­tions portent autour de trois grands axes.

En pre­mier lieu, il est indis­pen­sable que nous nous don­nions les moyens finan­ciers en y consa­crant un bud­get à la hau­teur de la dif­fi­cul­té. L’Oc­ci­dent doit décla­rer la guerre à la pau­vre­té, et envoyer un signal fort aux popu­la­tions concer­nées. Le Secré­taire géné­ral de l’O­NU avait d’ailleurs deman­dé à l’Eu­rope et aux États-Unis, dès le début de la confé­rence de 2004, de por­ter leur contri­bu­tion au Fonds mon­dial à un mil­liard de dol­lars3.

Une telle décla­ra­tion consti­tue­rait aus­si un excellent moyen per­met­tant de dis­cré­di­ter les thèses des extré­mistes en tous genres les­quelles uti­lisent le désar­roi des popu­la­tions concer­nées pour nour­rir leurs luttes contre les démo­cra­ties occidentales.

En second lieu, sur la ques­tion des géné­riques, il convient de trou­ver une solu­tion à l’é­chelle de la pla­nète. Le pro­fes­seur Ber­nard Debré avan­çait l’i­dée d’une » coopé­ra­tion qui doit encou­ra­ger la pro­duc­tion sur place des géné­riques « 4. L’an­cien ministre fran­çais de la Coopé­ra­tion pré­co­nise que les pays émer­gents d’une zone éco­no­mique concer­née doivent » s’en­ga­ger à favo­ri­ser la vente et la dis­tri­bu­tion de ces géné­riques chez eux, (…) ne pas favo­ri­ser l’in­tro­duc­tion de géné­riques pro­ve­nant de pays exté­rieurs et dont l’é­la­bo­ra­tion ne serait pas stric­te­ment contrô­lée par une com­mis­sion inter­na­tio­nale enfin de ne pas favo­ri­ser l’in­tro­duc­tion de pro­duits de marque qui subi­raient un dum­ping à la baisse, sauf accords ponc­tuels. » Les pays occi­den­taux doivent sans perdre de temps aller plus vite, car il y a urgence à agir.

En troi­sième lieu, on le voit bien dans les pays en déve­lop­pe­ment, les malades sont dans l’im­pos­si­bi­li­té de faire face indi­vi­duel­le­ment au coût des dépenses de san­té, lorsque celui-ci excède le niveau des soins cou­rants. Faut-il signa­ler au pas­sage que cela est vrai pour un Occi­den­tal au reve­nu moyen ; c’est donc bien l’ab­sence de méca­nisme de pro­tec­tion sociale effi­cace qui fait défaut dans ces pays.

Enfin, de manière ultime, les malades peuvent être pous­sés à avoir recours à des méde­cines paral­lèles qui mal­heu­reu­se­ment ne sont pas en mesure de soi­gner des mala­dies qui déciment des mil­lions d’hommes et de femmes.

Nous avons par consé­quent la convic­tion que l’aide inter­na­tio­nale pour­rait se mani­fes­ter par exemple au tra­vers du finan­ce­ment d’une caisse d’as­su­rance mala­die au moins pour les patho­lo­gies les plus lourdes et pour les popu­la­tions les plus dému­nies. Sous l’angle pure­ment comp­table, à terme, les coûts induits pour les pays occi­den­taux de ces fléaux sani­taires sont tels, que nous aurions inté­rêt à mieux aider ces populations.

En conclu­sion, ce débat juri­dique est en défi­ni­tive un pro­blème de poli­tique inter­na­tio­nale au même titre que d’autres sujets qui nous pré­oc­cupent en ce moment5. Il s’a­git aujourd’­hui de prendre à bras-le-corps une situa­tion dont les effets se feront sen­tir d’i­ci à quinze ou vingt ans et sur­tout que nous aurons du mal à maî­tri­ser à ce moment-là. C’est en effet main­te­nant que se joue la sta­bi­li­té sociale et poli­tique de notre planète.

Tirons des leçons du pas­sé car trop sou­vent nous avons regar­dé ce qui se pas­sait dans les pays en déve­lop­pe­ment comme des épi­phé­no­mènes sans grande impor­tance lorsque nous ne les avons pas pure­ment et sim­ple­ment igno­rés. Le temps est venu de ne pas céder à la céci­té spon­ta­née en affron­tant avec une cer­taine audace nos opi­nions publiques afin de les convaincre qu’il y va de leur avenir.

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1.
Cf. Mar­tine BULARD, La néces­saire défi­ni­tion d’un bien public mon­dial, in Le Monde diplo­ma­tique ;
http://www.monde-diplomatique.fr/2000/01/BULARD/13280
2. Madame Mar­tine BULARD met en lumière l’ob­ser­va­tion du doc­teur Gro Har­lem Brundt­land, direc­trice géné­rale de l’OMS, qui illustre par­fai­te­ment ce sen­ti­ment d’in­jus­tice : » Plus d’un mil­liard de per­sonnes vont abor­der le XXIe siècle sans avoir pro­fi­té de la révo­lu­tion sani­taire « , in http:/http://www.monde-diplomatique.fr/2000/01/BULARD/13280
3. http://www.neuf.fr/info/medecine/
4. Cf. Ber­nard DEBRÉ : Pays émer­gents, san­té et médi­ca­ments, Revue fran­çaise de Géoé­co­no­mie, n° 12, hiver 1999–2000, p. 83.
5. Dans un article consa­cré à cette ques­tion, Mon­sieur Paul Ben­ki­moun observe que la Confé­rence de Bang­kok sur le sida a mar­qué » une avan­cée poli­tique « , in Le Monde, 18–19 juillet 2004, p. 4.

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