Ethique et commerce international du médicament : débat juridique ou politique ?
La 15e conférence internationale sur le sida (IAC) qui s’est achevée à Bangkok le 16 juillet dernier, réunissant près de 20 000 participants, n’est pas passée inaperçue tant les enjeux posés par la pandémie sont lourds de conséquences pour notre planète tout entière.
Les prévisions avancées par différentes sources convergent et sont alarmantes.
Selon l’Organisation internationale du travail, ce sont près de 48 millions d’actifs qui pourraient être décédés des suites du sida d’ici à 2010, et 74 millions d’ici à 2015. L’année passée, ce ne sont pas moins de 5 millions de personnes qui auraient été contaminées ce qui représente 14 000 nouveaux cas chaque jour.
L’ampleur de ce désastre ne peut, et ne doit nous laisser sans réaction ! Certes, la solution optimale passe par la fabrication d’un vaccin, ou la découverte d’un médicament, qui permettrait de combattre le virus. En attendant, l’accès aux médicaments (trithérapie) demeure la seule mesure de nature à limiter le désastre.
Mais attention, le virus du sida n’est que l’arbre qui cache la forêt. L’OMS a déjà alerté la communauté internationale sur le fait que d’autres maladies telles que le paludisme, la maladie du sommeil ou encore la tuberculose décimaient autant que le sida ; les anciens médicaments sont désormais inefficaces et les nouveaux sont trop coûteux pour les malades concernés.
Chacun le sait, au cours de ces dix dernières années, le débat s’est limité à un bras de fer entre quelques grands laboratoires pharmaceutiques et les gouvernements des pays en développement.
Nous croyons qu’est venu le temps de réfléchir de manière dépassionnée aux conséquences possibles de cette situation, pour poser enfin le débat dans les termes qui s’imposent.La lutte contre certaines épidémies ne doit-elle pas être au centre d’une politique internationale de santé, elle-même constituant un enjeu international qui conditionne désormais l’équilibre même de notre planète ?
C’est pourquoi, le débat, qui est demeuré pendant très longtemps juridique, doit désormais s’effacer pour que le politique redonne l’impulsion qu’il convient à ce dossier.
Affrontement de deux principes fondamentaux : droit à la santé et droit de propriété
Un débat au terme duquel chaque partie soutient des positions opposées mais qui s’avèrent parfaitement fondées en droit lorsqu’elles ne sont pas tout simplement légitimes.
Un débat judiciaire…
Pour situer de nouveau cette affaire dans son contexte, il convient de rappeler que les grands groupes pharmaceutiques, majoritairement américains, ont mis au point des traitements dits de trithérapie pour soigner les malades atteints du sida.
L’une des particularités de ces traitements tient à leurs coûts prohibitifs surtout lorsqu’on les rapporte au revenu moyen des populations concernées. De surcroît, l’on sait que les systèmes de protection sociale dans les pays en développement y sont pratiquement inexistants. À défaut de la vente directe, les laboratoires locaux souhaitaient pouvoir utiliser les brevets occidentaux pour une fabrication locale dans des conditions financières sans rapport avec la pratique courante du marché.
C’est ainsi que le gouvernement sud-africain avait le premier osé franchir le pas, en adoptant des lois sanitaires autorisant les entreprises locales à produire des traitements contre le sida, ou à les importer, sans payer au prix du marché les droits pour acquérir les brevets des laboratoires pharmaceutiques.
Au mois de mars 1997, trente-neuf sociétés pharmaceutiques américaines engageaient une action devant la Cour de Pretoria contre le gouvernement sud-africain. Les plaignants s’estimaient lésés du fait d’un amendement à la loi sud-africaine sur les médicaments, permettant au gouvernement d’importer des produits génériques beaucoup moins chers que ceux produits par elles.
Faut-il rappeler que, depuis 1994, les pays adhérents à l’OMC doivent se soumettre aux accords sur les Adpic (Aspects des droits de propriété intellectuels relatifs au commerce ou encore TRIPs pour la version anglaise) et par conséquent, ils ne peuvent plus produire un médicament ou l’acheter à l’étranger sans l’autorisation du propriétaire de l’invention qui garde ce pouvoir pendant vingt ans1. Sous la pression d’une partie de l’opinion publique américaine contre le gouvernement de Bill Clinton, les laboratoires américains retiraient leurs plaintes. En réalité sur le plan du droit, il y a lieu d’admettre que les prétentions des parties reposent chacune sur des bases réelles.
L’opposition entre des droits fondamentaux
Avec un peu de recul, il ne peut être sérieusement remis en cause que deux dispositions de la Déclaration universelle des droits de l’homme donnent une base légale aux revendications des pays en développement et à celles des laboratoires pharmaceutiques. L’article 25 que » Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé notamment pour (…), les soins médicaux aussi pour les services ainsi que pour les services sociaux nécessaires. » Les populations des pays en développement sont donc fondées à revendiquer de la » Communauté internationale « , qu’elle se mobilise pour assurer ses obligations internationales.
Dans le même temps, l’article 17 de la même Déclaration universelle des droits de l’homme pose que » Toute personne (…) a droit à la propriété. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa propriété. » Là aussi, les laboratoires sont donc fondés à soutenir qu’il ne peut être porté atteinte à leur droit de propriété sans contrepartie et, notamment, sans une juste indemnisation.
La revendication des malades est légitime et ce, d’autant qu’elle correspond à une volonté exprimée par la Communauté internationale pour favoriser un développement économique, politique et social de notre planète sur le fondement des critères les plus universels possibles. Parce que nous avons voulu éviter les spoliations arbitraires, nous avons entendu protéger la propriété privée ; c’est dans ce sens que le droit des titulaires des brevets médicamenteux bénéficie de cette protection accordée par la Déclaration des droits de l’homme.
Le juriste ne peut que constater que ce sont là deux droits fondamentaux qui s’opposent et qu’il s’agit de faire cohabiter deux règles en conflit et ce dans le but de commercialiser un produit pas comme les autres.
À la différence de certains biens qui sont utiles à l’homme mais pas indispensables à sa survie, le médicament est nécessaire à la survie de l’individu ; la question est de savoir si l’on doit lui réserver un régime particulier.
S’il est indéniable que le médicament est un produit spécifique et ne peut être assimilé avec la plupart des marchandises mises dans le commerce, il n’en demeure pas moins que les entités économiques qui les fabriquent et les commercialisent, à savoir les sociétés pharmaceutiques, sont des sociétés comme les autres. Ces dernières sont soumises aux règles classiques du marché, aux attentes de leurs actionnaires qui sont, paradoxe de cette affaire, souvent les mêmes citoyens qui réclament plus de justice sociale à travers le monde.
Ne nous faisons pas d’illusions, il est certain que si ces entreprises ne sont pas profitables à terme, les investisseurs se détourneront d’elles ce qui pénalisera le secteur de la santé humaine tout entier : nul doute que cela n’est pas souhaitable. En revanche, il est urgent d’élaborer une solution qui puisse permettre aux plus démunis de la planète d’avoir accès aux médicaments et là, c’est l’ordre public social qui le commande.
La nécessité d’opérer des choix politiques majeurs ou lorsque la seule morale ne peut valoir de politique
L’enjeu réel de cette affaire
Le sentiment dans les pays en développement qu’il se constitue désormais un » apartheid sanitaire » dans le monde est très perceptible et on peut le comprendre. Il suffit pour se convaincre de garder à l’esprit que la consommation de médicaments est déséquilibrée d’une partie à l’autre de la planète.
De façon pragmatique, les pays les plus touchés ne peuvent connaître de développement économique et social si nous n’enrayons pas ces fléaux qui de surcroît viennent peser directement sur les politiques intérieures des pays occidentaux.
En premier lieu, un déséquilibre démographique ne peut qu’agir lourdement sur le développement des pays ayant un accès difficile aux médicaments. L’Afrique, par exemple, n’est pas surpeuplée et l’on sait quelles pourraient être les conséquences sociales et économiques pour le continent noir, d’être privé de son capital humain car l’épidémie frappe majoritairement des populations jeunes et des actifs.
En second lieu, que nous le voulions ou non, les phénomènes de catastrophes sanitaires prolongés engendrent une certaine pauvreté pour les pays en développement. Un chef de famille qui meurt dans un pays en développement supprime brutalement toute source de revenus à une dizaine de personnes au moins ; des situations d’autant plus dramatiques que l’état des finances publiques ne permet souvent pas de prendre en charge les populations en détresse.
En troisième lieu, cette discrimination sanitaire qui génère la pauvreté favorise par ailleurs le » sentiment d’injustice » entre les populations occidentales et les populations des pays en développement2. Oui, ce sentiment d’injustice fait le lit des violences internes ou internationales et de l’instabilité politique.
Il ne sert à rien aux gouvernements occidentaux de clamer haut et fort que l’on veut lutter contre ces violences si l’on ne peut pas s’assurer de ce que les conditions de développement social, au nombre desquelles la santé, ne sont pas assurées pour le plus grand nombre.
Les solutions possibles
Capables de déployer des moyens considérables pour lutter pour notre sécurité, nos gouvernements devraient être capables d’en faire autant pour la santé. Les solutions portent autour de trois grands axes.
En premier lieu, il est indispensable que nous nous donnions les moyens financiers en y consacrant un budget à la hauteur de la difficulté. L’Occident doit déclarer la guerre à la pauvreté, et envoyer un signal fort aux populations concernées. Le Secrétaire général de l’ONU avait d’ailleurs demandé à l’Europe et aux États-Unis, dès le début de la conférence de 2004, de porter leur contribution au Fonds mondial à un milliard de dollars3.
Une telle déclaration constituerait aussi un excellent moyen permettant de discréditer les thèses des extrémistes en tous genres lesquelles utilisent le désarroi des populations concernées pour nourrir leurs luttes contre les démocraties occidentales.
En second lieu, sur la question des génériques, il convient de trouver une solution à l’échelle de la planète. Le professeur Bernard Debré avançait l’idée d’une » coopération qui doit encourager la production sur place des génériques « 4. L’ancien ministre français de la Coopération préconise que les pays émergents d’une zone économique concernée doivent » s’engager à favoriser la vente et la distribution de ces génériques chez eux, (…) ne pas favoriser l’introduction de génériques provenant de pays extérieurs et dont l’élaboration ne serait pas strictement contrôlée par une commission internationale enfin de ne pas favoriser l’introduction de produits de marque qui subiraient un dumping à la baisse, sauf accords ponctuels. » Les pays occidentaux doivent sans perdre de temps aller plus vite, car il y a urgence à agir.
En troisième lieu, on le voit bien dans les pays en développement, les malades sont dans l’impossibilité de faire face individuellement au coût des dépenses de santé, lorsque celui-ci excède le niveau des soins courants. Faut-il signaler au passage que cela est vrai pour un Occidental au revenu moyen ; c’est donc bien l’absence de mécanisme de protection sociale efficace qui fait défaut dans ces pays.
Enfin, de manière ultime, les malades peuvent être poussés à avoir recours à des médecines parallèles qui malheureusement ne sont pas en mesure de soigner des maladies qui déciment des millions d’hommes et de femmes.
Nous avons par conséquent la conviction que l’aide internationale pourrait se manifester par exemple au travers du financement d’une caisse d’assurance maladie au moins pour les pathologies les plus lourdes et pour les populations les plus démunies. Sous l’angle purement comptable, à terme, les coûts induits pour les pays occidentaux de ces fléaux sanitaires sont tels, que nous aurions intérêt à mieux aider ces populations.
En conclusion, ce débat juridique est en définitive un problème de politique internationale au même titre que d’autres sujets qui nous préoccupent en ce moment5. Il s’agit aujourd’hui de prendre à bras-le-corps une situation dont les effets se feront sentir d’ici à quinze ou vingt ans et surtout que nous aurons du mal à maîtriser à ce moment-là. C’est en effet maintenant que se joue la stabilité sociale et politique de notre planète.
Tirons des leçons du passé car trop souvent nous avons regardé ce qui se passait dans les pays en développement comme des épiphénomènes sans grande importance lorsque nous ne les avons pas purement et simplement ignorés. Le temps est venu de ne pas céder à la cécité spontanée en affrontant avec une certaine audace nos opinions publiques afin de les convaincre qu’il y va de leur avenir.
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1. Cf. Martine BULARD, La nécessaire définition d’un bien public mondial, in Le Monde diplomatique ;
http://www.monde-diplomatique.fr/2000/01/BULARD/13280
2. Madame Martine BULARD met en lumière l’observation du docteur Gro Harlem Brundtland, directrice générale de l’OMS, qui illustre parfaitement ce sentiment d’injustice : » Plus d’un milliard de personnes vont aborder le XXIe siècle sans avoir profité de la révolution sanitaire « , in http:/http://www.monde-diplomatique.fr/2000/01/BULARD/13280
3. http://www.neuf.fr/info/medecine/
4. Cf. Bernard DEBRÉ : Pays émergents, santé et médicaments, Revue française de Géoéconomie, n° 12, hiver 1999–2000, p. 83.
5. Dans un article consacré à cette question, Monsieur Paul Benkimoun observe que la Conférence de Bangkok sur le sida a marqué » une avancée politique « , in Le Monde, 18–19 juillet 2004, p. 4.