Être une femme à Polytechnique et après, par quatre générations de polytechniciennes
Elles sont cinq polytechniciennes de générations différentes – Anne Duthilleul-Chopinet (X72), Anne-Marie Lagrange (X82), Julie Chabroux (X01), Florine Collin-Lizan (X19) et
Marie-Louise Casademont (X74) – à s’être retrouvées autour d’une table de restaurant au Poulpry pour se rencontrer et échanger sur des sujets variés : être une femme à l’École polytechnique, choisir une carrière, concilier vies familiale et professionnelle, être en minorité presque tout le temps…
Les générations échangent et les témoignages diffèrent.
Pouvez-vous dire d’où vous venez géographiquement et sociologiquement, comment vous êtes arrivées à l’X, et pourquoi à l’X et pas ailleurs ?
Anne Duthilleul-Chopinet (X72) : Mon père est centralien et je m’orientais vers une école d’ingénieurs. Quand on a su en Math sup que l’X allait s’ouvrir à nous, il y a eu différentes réactions parmi les filles, certaines ne voulant pas aller dans une école militaire. J’ai aussi passé le concours de Normale sup, poussée par mon prof de maths, mais pour moi c’était naturel de choisir l’X parce que c’était la meilleure école d’ingénieurs, tout juste ouverte aux filles… Avec mon goût des études scientifiques et le haut niveau de l’X, j’en ai profité un maximum.
Anne-Marie Lagrange (X82) : Je viens d’un milieu modeste dans l’Ain. J’aimais la physique. Une chance : ma prof de français m’a introduite auprès du Rotary, qui était prêt à me payer trois ans d’études après le bac ; donc je suis entrée en prépa au Parc à Lyon… Pas d’internat, j’étais hébergée en cité U. À l’X, j’ai dit que je voulais faire de la recherche. Et j’ai eu une fille à l’X pendant la scolarité : un ovni à l’École. Pour mon Master 2 et ma thèse, j’ai eu une bourse, bien qu’enceinte à nouveau.
Julie Chabroux (X01) : Mes parents sont profs de maths, mais mes grands-parents ni ingénieur ni prof. J’aime bien me voir comme la suite de l’ascenseur social avec l’X ou Normale comme aboutissement de l’enseignement des maths. J’ai choisi l’X qui mettait des paillettes dans les yeux de ma mamie le 14 Juillet, l’X pour la multidisciplinarité, pour retarder le choix, pour pouvoir toucher à tout avant de choisir sa carrière. Vingt ans plus tard, pas toujours facile de savoir ce que je veux faire. Au concours de Normale sup, pendant l’épreuve de maths, on m’a demandé : si vous avez l’X et Normale, vous allez où ? J’ai répondu : j’irai à l’X…
Marie-Louise Casademont :
« J’ai été enthousiasmée par mes études à l’X. »
Marie-Louise Casademont (X74) : En août 72, lors d’une réunion familiale pour fêter mon bac mention très bien, mes oncles ingénieurs m’ont montré la photo d’Anne en tenniswoman (comme moi) dans Paris Match après sa réussite, me disant l’un qu’il fallait faire comme elle, l’autre que Normale sup c’était mieux pour une femme… J’ai choisi l’X plutôt que Normale parce que je ne voulais pas faire de l’enseignement comme mes parents et parce que la pluridisciplinarité de l’X me séduisait. Et j’ai été enthousiasmée par mes études à l’X, je n’ai jamais regretté ce choix.
Florine Collin-Lizan (X19) : Mes parents sont chercheurs en mathématique fondamentale à Toulouse, ma mère s’est battue pour que les filles fassent des maths et des sciences. Après mon bac S, je suis entrée en prépa MP en région parisienne. Pourquoi l’X ? Pour la diversité des cours qui y sont proposés et pour ne pas faire que des maths et de la physique, ne pas s’enfermer après la prépa uniquement sur maths et physique.
Quelle a été votre vie d’élève à l’École ? l’aspect école militaire, le sport…
Anne : Pour nous, c’était un peu spécial, le général avait changé, le colonel aussi, rien n’était prêt pour l’accueil des filles, mais ils s’en inquiétaient et demandaient conseil à mes parents : « Faut-il mettre des rideaux à fleurs aux fenêtres ? »… Nous avons été bien accueillies. Les filles ont été installées dans une aile spéciale de l’infirmerie, avec un mobilier en bois comme pour les sous-lieutenants. Mais nous n’avons pas fait les « classes » ni les écoles d’application militaires avec les garçons, et nous avons tout de suite dit que, pour l’année suivante, il fallait que les filles aillent au Larzac, sinon on débarquait en février en ne connaissant personne de la promo, sauf ceux de notre prépa. Heureusement nous étions sept filles et formions un groupe bien uni. Donc nous nous sommes bien intégrées. Mais, pour la fin du service militaire, nous avons encore été versées « à part » dans les services de l’armement…
Anne Duthilleul-Chopinet :
« Il fallait que les filles aillent au Larzac. »
Marie-Louise : C’est pour la promo 74 que les premières places (3) ont été proposées dans la Marine et que l’on a pu être admises sur les navires, alors que ce n’était pas encore possible pour les femmes de la Marine.
Anne-Marie Lagrange :
“J’amenais ma fille dans son berceau à côté de moi.”
Anne-Marie : En 82, on a pu faire les EOR. La plupart des filles allaient dans les bureaux ; moi, j’avais demandé à être chef de section comme les garçons et j’ai eu le droit de commander des hommes au pas de tir ; ça s’est bien passé. Ensuite, pendant la scolarité sur le Plateau, j’habitais dans le bâtiment des élèves mariés ; en plus j’avais un enfant, donc c’était particulier. Comme ma fille est née le 23 août et que le stage ouvrier commençait en septembre, un capitaine m’a dit : « On devrait peut-être vous faire faire un stage dans une crèche. » Puis : « On aurait peut-être dû vous faire signer un papier vous engageant à ne pas tomber enceinte. » Mais globalement c’était bien accueilli… Dans la promo, on se rappelle de moi parce que, lorsqu’il y avait des cours supplémentaires et que je n’avais personne pour garder ma fille, je l’amenais dans son berceau à côté de moi ; et puis, comme je voulais allaiter, je me rappelle être arrivée en retard à des cours d’économie, avec un professeur conseiller du président de la République (Attali) qui arrivait toujours en retard à cause du Président, comme moi à cause de ma fille… À part cela, il n’y a pas eu vraiment de difficulté. J’étais un peu un ovni parmi les 25 filles de la promo, mais cela s’est bien passé.
Julie : Pour nous aussi tout s’est bien passé, avec le même parcours que celui des garçons. Au titre des anecdotes, une fois, au début de mon service en 2001, un garçon m’a dit : « Mais toi, tu as eu le concours parce que tu as mis une mini-jupe », ce qui m’a refroidie ; mais tout s’est bien passé ensuite, notamment la solidarité des garçons quand il a fallu crapahuter avec un sac à dos qui pèse deux tonnes… et puis, en termes de logement, les promos avaient augmenté avec de plus en plus d’internationaux ; alors l’encadrement a dû s’adapter parce que les filles étaient prioritairement placées dans des chambres de bout de couloir, avec une salle de bain privée pour deux chambres. Or des chambres comme cela, il n’y en avait plus avec l’augmentation du nombre de filles, donc ils avaient fait un couloir de filles, avec des sanitaires partagés en bout de couloir pour toutes, comme c’était le cas pour tous les garçons… ça s’est bien passé cependant, j’en ai parlé avec des filles qui étaient aux Arts et Métiers, elles étaient dans la même situation et cela se passait bien aussi.
Julie Chabroux :
« Mais toi, tu as eu le concours parce que tu as mis une mini-jupe. »
Florine : À La Courtine, selon les sections et leurs responsables militaires, cela se passait plus ou moins bien, mais les garçons étaient solidaires entre eux et envers les filles. Pour ma part, c’est de retour sur le Platâl que la différence a plus été marquée ; cela n’a pas été toujours évident car les garçons disaient parfois que les filles étaient favorisées (par exemple que l’on a pu avoir un stage parce qu’on était une fille), donc on finissait par se poser des questions… Lors de la campagne Kès de cette année (Kès 2020), une grande partie de la campagne s’est articulée autour du sujet des violences sexuelles et sexistes (VSS) à l’égard des filles. Presque toutes les semaines, dans l’IK (magazine des élèves de l’École), on a des articles sur les filles, la place des filles, les fresques de la section de rugby (parmi les deux seules sections sans fille), fresque qui montre une femme nue, une femme-objet… Les ressentis dans les sections ne sont également pas les mêmes selon la présence de filles. Ce sont des choses qui m’importent peu aujourd’hui mais, pour plus tard, je me demande si on ne sera pas confronté à des réactions similaires : si l’on a eu tel poste, c’est parce que l’on est une femme… La communication de l’X se place également dans cette posture ; par exemple, pour la venue à l’École d’Édouard Philippe, elle demandait des filles parce que, pour la photo, il fallait absolument une ou des filles… et, si j’étais sur la photo, ce n’était pas parce que j’avais organisé l’événement avec mon binet, c’était avant tout parce que j’étais une fille. Maintenant, on peut s’interroger de savoir si c’est ainsi parce que le binet X au féminin est très actif et que l’on en parle… En revanche, on peut noter une avancée quant aux stages de première année ; maintenant, il n’y a plus de différence entre filles et garçons, des filles vont dans la Légion étrangère par exemple. Et dans ma section, tennis, où l’on est pourtant deux filles seulement sur 30, il n’y a pas de problème garçons-filles.
Est-ce que, dans votre choix de l’X, il y avait une volonté de liberté de choix pour l’avenir, les polytechniciens ayant beaucoup d’ouvertures à l’issue de l’École ?
Anne-Marie : La seule chose que je savais en entrant à l’X, c’était que la voie recherche était difficile, et je me disais que, si cela ne marchait pas, je préférerais être ingénieure plutôt qu’enseignante si j’avais fait Normale.
Anne : On n’a pas toujours le choix cependant. En 91, dans le marasme de l’époque, j’ai mis six mois pour changer de travail à l’issue de mon congé de maternité. C’était une période difficile pour l’emploi, et c’était la même chose pour les hommes, même avec une bonne formation.
Julie : J’aime bien les ouvertures possibles grâce à l’X, mais cela n’a rien d’automatique et cela n’empêche pas les échecs ; ça facilite seulement. L’X a très clairement été un facteur d’émancipation, parce que, étant payés à l’École, on a accès à l’indépendance financière ; et ainsi j’ai pu poursuivre comme je le souhaitais…
Florine : Oui, choisir l’X, c’est faire un choix d’indépendance à long terme ; et même dès l’École… De voir les anciens de l’X dans des beaux parcours professionnels, inspirants, cela fait rêver, notamment parce qu’on voit l’impact concret que l’on peut avoir sur la société, que l’on soit dans le secteur privé ou dans le public.
Anne : Ce n’est pas toujours évident, cela dit : lorsque j’étais chez Alstom et que je participais à des groupes de travail avec l’État, on se demandait pourquoi je faisais cela au lieu de me préoccuper des logiques économiques de l’entreprise… C’était peut-être une autre époque qu’aujourd’hui, où l’impact sociétal de l’entreprise est devenu un facteur de poids même dans le secteur privé. J’ai toujours ressenti que ce que m’avait donné l’X, cette indépendance, cette liberté, ces capacités, j’en étais redevable vis-à-vis du pays ; le « Pour la Patrie » de la devise a beaucoup de sens pour moi. C’est sans doute pour cela que j’ai quitté Alstom aussi rapidement, car je trouvais bien de travailler pour le pays dans son ensemble, même si les entreprises participent aussi au bien commun de la société, bien sûr…
Anne Duthilleul-Chopinet :
« Le « Pour la Patrie » de la devise a beaucoup de sens pour moi. »
Florine : Justement, à l’École, il y a l’accès aux corps techniques de l’État. Pour mon stage de 3e année, j’aurais aimé aller dans l’administration, mais ce n’est pas très facile : j’ai cherché à faire de l’économie dans un ministère, à la Banque de France… et finalement, n’ayant pas d’opportunités de stage dans le public, je pense que les gens basculent facilement dans le privé.
Anne : C’est vrai que passer du privé au public ou l’inverse n’est pas toujours facile, j’ai eu la chance de pouvoir le faire plusieurs fois et j’ai toujours trouvé que c’était très riche d’enseignements et d’expérience.
Julie : Pour ma part, pour l’instant, je n’ai pas réussi à connaître les deux secteurs, je suis toujours dans le public ; cela est dû apparemment à mon profil atypique, qui paraît comme trop public dans les prospections que je mène parfois dans le privé.
Marie-Louise : Je pense depuis très longtemps que notre société pâtit beaucoup du clivage public-privé ; des parcours diversifiés, cela serait mieux…
Anne : Tout à fait. Lorsque je suis entrée au cabinet de Jacques Chirac, j’ai proposé que l’on s’inspire de méthodes utilisées dans le privé pour faire évoluer la fonction publique, mais sans beaucoup de succès à l’époque… C’est nettement plus ouvert aujourd’hui.
Quels ont été votre choix de carrière et les raisons de ce choix à l’issue de l’X ?
Anne-Marie : Pour aller dans la recherche en astrophysique, j’ai demandé une bourse à l’X ; on en donnait très peu, sauf en biologie où il y avait des financements privés… Puis j’ai suivi la filière : Master 2, thèse, postdoc, poste au CNRS… Je suis restée tout le temps dans le public, avec une part de management de la recherche aussi. Mais je demeure attachée à la recherche académique et à la défense de la recherche académique qui souffre tellement.
Marie-Louise : Cette recherche souffre, mais n’est-ce pas dû à la matière, l’astrophysique ?
Anne-Marie : Justement, je pense qu’il faut dépasser cette vision-là. Parce que c’est dans la recherche amont, théorique, aussi que se nourrissent les idées pour l’innovation. On a développé il y a trente ans des systèmes qui sont maintenant utilisés dans le domaine de la santé, où de tels développements n’auraient jamais été faits… Il y a continuité entre recherche théorique et recherche appliquée, et nous rencontrons en France un problème d’image de la recherche académique que l’on ne trouve pas en Allemagne, au Royaume-Uni, aux USA. Cela se voit dans les médias.
Anne : À l’issue de l’X, dans mon optique d’ingénieure, j’ai choisi le corps des Mines, pour aborder le secteur de l’énergie, le nucléaire, puis j’ai eu diverses occasions, qui se sont nourries les unes des autres… Je ne crois pas au plan de carrière, mais aux opportunités qui permettent de travailler sur des sujets enrichissants et d’apporter de la valeur ajoutée à ce que l’on fait à tous les niveaux. Lorsque j’écrivais des discours pour André Giraud, alors que j’étais jeune ingénieure, j’ai déjà pu insuffler des idées qui ont fait leur chemin jusqu’au sommet de l’État.
Julie : J’ai commencé par hésiter : les étoiles ? SupAéro ? le numérique ? encore un peu de maths ? Je suis finalement allée à Télécom Paris, pour faire des « mathématiques qui se voient », du traitement des images, et pour l’esthétique des mathématiques, et ce fut le corps des Télécoms, parce que c’était dans Paris intramuros, et aussi pour la question de l’emploi. À la sortie, j’ai choisi d’aller vers un domaine qui me parlait, ce fut donc le ministère de l’Éducation plutôt qu’Industrie, Régulation des télécoms, Budget… Puis le ministère de la Santé, parce qu’éducation et santé sont des domaines dont on peut parler avec tout le monde. Et c’est plus récemment que je vois l’apport des sciences dans tous les domaines. Je m’interroge maintenant beaucoup sur les problèmes de fonctionnement dans les politiques publiques, qui pourtant mobilisent énormément de talents et de matière grise. J’ai noté par exemple qu’il y a peu d’écoute des ingénieurs, des scientifiques. Dans la santé, il y a beaucoup de femmes, haut placées ; le clivage que j’ai constaté n’est pas tant hommes-femmes, mais plutôt entre scientifiques et décisionnaires.
Julie Chabroux :
« Dans la santé, le clivage que j’ai constaté n’est pas tant hommes-femmes, mais plutôt entre scientifiques et décisionnaires. »
Florine : Je me projetterais bien dans le public, en passant par les corps. Mais les premiers postes dans le public ne m’attirent pas trop, c’est pourquoi je penche pour le secteur privé et le conseil aux entreprises. Je recherche un métier à impact sociétal. À réfléchir… Le corps de l’Insee, c’est bien ; mais l’Ensae, c’est encore sur le Platâl !
Marie-Louise : Ah oui, le lieu de travail c’est aussi très important ; ça sera le cas dans toute ta vie professionnelle, au même titre que les conditions familiales par exemple… On peut vouloir travailler toujours dans un lieu donné, comme au contraire être prêt à changer de lieux pour saisir des occasions.
Anne : Les conditions de vie dépendent beaucoup de la distance par rapport à son lieu de travail : pour sa famille, être à dix minutes de son lieu de travail est un facteur très appréciable de qualité de vie et de sécurité.
A‑t-il été facile de concilier carrière et famille ? et est-ce qu’être polytechnicienne aide pour cela ?
Anne-Marie : Pour moi, ça n’a pas été très facile, compte tenu de mes déplacements fréquents à l’étranger, dans des déserts. Mais j’ai géré ces situations…
Anne : Mon mari m’a beaucoup aidée pour cela, parfois au jour le jour, par exemple lorsque je revenais à mon poste après mon premier congé de maternité… Nous avons eu une chance inattendue pour trouver des nounous de confiance, et c’est essentiel pour la vie de tout couple avec enfants, pas seulement polytechnicien, de les savoir bien entourés.
Marie-Louise : J’ai une camarade de promo qui dit toujours, à propos de la conciliation de la vie de famille, des gardes d’enfants, etc., avec le travail, que finalement les X sont moins à plaindre que les autres femmes, qui rencontrent les mêmes difficultés mais qui sont tout de même moins armées, parce que par exemple moins rémunérées ou avec des travaux moins motivants que les X.
Julie : J’ai deux fils, de 10 et 13 ans, je suis passée par toutes les étapes (culpabiliser, courir tout le temps, culpabiliser, me dire que la priorité c’est eux, culpabiliser, aimer mon travail, culpabiliser) et je suis tout à fait d’accord que c’est peut-être plus facile pour nous. Pensons aux danseuses, aux métiers de l’hôtellerie et de la restauration qui travaillent entre autres le soir ! Mais ce n’est quand même pas simple. Néanmoins, j’ai toujours pensé qu’il fallait surmonter ces difficultés. Ça fait partie de ma manière personnelle d’aborder cette conciliation. Avec les changements de modalités de travail dus à la Covid, j’ai compris que je me mettais parfois la pression inutilement, que je me mettais des barrières auparavant. La possibilité d’être plus flexible dans les horaires avec le télétravail a aidé, notamment par rapport à l’accompagnement de mes enfants.
Anne : Chez Alstom, nous avions monté un groupe de réflexion entre femmes cadres vivant dans divers pays, et on pouvait constater des différences notables. Ainsi une femme cadre au Royaume-Uni pouvait-elle dire que, si elle sortait après 17 h de son travail, elle serait très mal vue car considérée comme mal organisée… Alors que pour nous, en France, les réunions se poursuivaient à 18 h jusqu’à 19 h 30… De quoi réfléchir et essayer de changer nos habitudes. J’ai ainsi expérimenté le télétravail avant l’heure à l’Erap, lorsque je travaillais avec la Nouvelle-Calédonie, notamment du fait du décalage horaire, et j’ai continué ensuite dans les ministères, mais cela m’était reproché. D’aucuns disaient cependant que le télétravail allait se développer, et ce fut le cas lors de la crise sanitaire, juste après mon départ à la retraite !
Marie-Louise : Le télétravail qui se répand va sans doute changer le rapport au travail et aider à la conciliation famille-travail.
Anne : Sur ce sujet, en 1994 pour le bicentenaire de l’X, j’avais organisé une table ronde de polytechniciennes, où des études du CNRS avaient été montrées portant sur les parcours des filles et des garçons de mêmes promos comparés sur vingt ans. Horaires de travail, postes, rémunérations, etc. Les résultats montraient que les femmes travaillaient à 98 %, mais occupaient plus de postes fonctionnels ; que, plus elles avaient d’enfants, plus leurs horaires de travail diminuaient, alors que les hommes augmentaient leurs horaires plus ils avaient d’enfants… Dans le débat qui a suivi, des garçons de la promo 94 étaient intervenus pour dire : « Mais, de toute façon, je ne veux pas que ma future femme travaille, elle sera à la maison » ; ce à quoi je lui avais répondu qu’il faudrait qu’il trouve une femme acceptant cela, ce qui était rare à l’X…
Julie : Je me demande quelle est l’évolution des garçons à ce sujet, encore vingt ans après… Les femmes tracent leur chemin partout certes, mais les jeunes n’ont plus forcément envie de se consacrer uniquement au travail. Les femmes sont peut-être en train d’ouvrir une nouvelle voie de rapport au travail qui sera bénéfique à tous, hommes comme femmes.
Florine Collin-Nizan :
“Je sentais une forme de décalage entre ma vision de l’adéquation carrière-famille et celle des garçons.”
Florine : Mon sentiment est que ça dérange moins les garçons de beaucoup travailler en entreprise ; j’ai pu échanger avec des juniors en entreprise qui disaient que ce n’est pas grave s’ils rentrent très tard de leur travail et ne voient pas leur femme ; en écoutant ces propos, je sentais une forme de décalage entre ma vision de l’adéquation carrière-famille et la leur. Je pense que les femmes ne sont pas prêtes à supporter autant de sacrifices et, pour moi, c’est aux entreprises de s’adapter. Je crois aussi que beaucoup d’hommes pensent encore que cela n’est pas grave si leur femme sacrifie un peu sa carrière pour la famille. Il reste du chemin à faire…
Marie-Louise : Je crois qu’il ne faut pas oblitérer la réalité, qui est que les femmes portent les enfants, que par conséquent la projection d’un homme ou celle d’une femme dans sa carrière n’est pas la même, d’autant qu’il y a beaucoup de facteurs culturels qui interviennent ensuite dans l’accompagnement des enfants une fois nés (mode de garde, éducation, etc.).
Anne-Marie : Dans le monde de la recherche, je vois plutôt des collègues, et de jeunes collègues, qui s’investissent beaucoup dans l’accompagnement de leurs enfants et le travail domestique.
Florine : Pourtant, à l’École, on a une cuisine partagée et on peut voir que les garçons s’impliquent moins dans les tâches domestiques ! Souvent d’ailleurs parce qu’ils viennent de milieux sociaux où l’image du père qui travaille et de la mère qui a sacrifié sa carrière à la maison est assez commune.
Anne : Je crois qu’il y a beaucoup d’aspects culturels, les garçons pensent sans doute plus que les filles que le travail les valorise. Dans notre étude de 1994, pour toutes les filles, leur mère travaillait déjà et ce n’était pas le cas pour les garçons. L’influence de l’éducation reçue est en effet déterminante.
Florine : On voit des camarades qui ne savent pas faire cuire des pâtes !
Julie : C’est vrai, et c’est pour cela que j’ai appris à mes fils à cuire des pâtes !
Dans vos carrières, étiez-vous plutôt dans des milieux masculins, féminins ? et être polytechnicienne, cela vous a‑t-il aidé dans ces milieux ?
Marie-Louise : J’ai été dans un milieu très masculin, et première femme ingénieure dans ce milieu ; être X cela m’a aidée pour m’imposer dans ce milieu. Mais cela aide plutôt au début seulement ! L’important est d’être confirmée par ses pairs.
Anne : Moi aussi, j’ai été la première ingénieure au corps des Mines et j’ai aussi été très bien accueillie comme telle au ministère des Finances. On me pose souvent la question de savoir si cela change les choses, lorsque des femmes arrivent dans des milieux masculins. Je ne peux pas le vérifier, mais j’ai toujours constaté que lorsque, dans une réunion, il y a une femme au moins, l’ambiance est plutôt bonne ; et on m’a dit souvent que des réunions entre hommes peuvent facilement dériver au « combat de coqs ». La mixité introduit des relations plus policées.
Anne Duthilleul-Chopinet :
« J’ai toujours constaté que lorsque, dans une réunion, il y a une femme au moins, l’ambiance est plutôt bonne. »
Julie : Pour ma part, je n’ai pas eu plus de difficultés que cela à être femme dans un milieu masculin. Cependant, une femme haut placée dans une société avait dit lors d’un séminaire (X au féminin) que tout ne se jouait pas dans les réunions, beaucoup de choses se traitaient hors réunion « dans les vestiaires » ; et donc elle, qui était « seule dans son vestiaire », était mise à l’écart de bien des situations… C’est bien quand on commence à être considérée comme un interlocuteur valable, et plus seulement en tant que femme. J’ai pu expérimenter des réunions où l’on se quittait après 19 heures, moi je rentrais chez moi pour récupérer
mon fils chez la nounou et les hommes poursuivaient au bar, et le lendemain les décisions avaient changé ! Cela m’a beaucoup gênée.
Anne-Marie : Dans la recherche, le milieu est très masculin, même s’il y a beaucoup de femmes globalement. Pour ma part, j’avais choisi l’« instrumentation », il n’y avait pas de femme.
Marie-Louise : Les femmes restent en minorité à l’École, et notamment aussi en minorité dans les sciences. Cela ne change pas trop dans la vie professionnelle. En conséquence, il faut se préparer à vivre en minorité, les changements sont très lents.
Marie-Louise Casademont :
« Il faut se préparer à vivre en minorité, les changements sont très lents. »
Florine : Il faut se méfier des effets pervers des actions féministes, comme certaines actions de la communication de l’École : on veut faire venir une femme, parce qu’elle est une femme et pas parce qu’elle a la compétence. Cela ne nous sert pas au fond. Nous voulons être reconnues pour nos capacités propres.
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