Être une femme à Polytechnique : les ambiguïtés d’un statut minoritaire
La vie d’une femme à Polytechnique ne diffère apparemment pas beaucoup de la vie d’un homme. Mais le fait d’être dans une école qui a un statut militaire et où le sport a une place importante renvoie souvent les femmes à leur statut minoritaire dans leur vie de tous les jours : vêtements, accès encore partiel aux différentes sections sportives, incarnation différente du modèle polytechnicien. Cinquante ans après le début de la féminisation de l’École, le statut de femme à l’X n’est pas encore clairement défini pour les élèves polytechniciennes.
Comment parler de la vie des femmes à l’X ? Aussi, comment décrire la vie à l’X, et comment dépeindre la vie des femmes ? Finalement, qu’est-ce que la vie des femmes à l’X ? Afin d’en donner un aperçu, l’appel aux témoignages est opportun. Ces témoignages permettent de rendre compte de la diversité du quotidien sur le platâl, et de l’ambiguïté de se définir comme fille à l’X. Ils dépeignent le dynamisme de la vie des polytechniciennes, mais apportent plus de questions que de réponses.
La vie des femmes au quotidien à l’X
Au quotidien, la vie des femmes à l’X ressemble à celle des mecs de l’X. Elles font du sport, vont en cours, au BôB. Pour tous, la vie à l’X est celle de plusieurs vies qui se succèdent au cours de la journée.
Décrivons un mardi typique.
8 heures : j’enfile un maillot de bain, un jogging, des tongs. Je file à la piscine pour ne pas faire de pompes – qui sanctionnent de manière unisexe le moindre retard des étudiants.
10 heures : je prends un peu plus de temps que mon camarade qui m’attend pour aller en cours d’anglais, car je dois me sécher les cheveux. Loin d’être un caprice féminin, c’est essentiel pour ne pas attraper froid. Je porte un chemisier, un pantalon, des baskets.
“Au quotidien, la vie des femmes à l’X ressemble à celle des mecs de l’X.”
13 heures : direction Magnan. Hommes et femmes se mélangent, s’attendent, patientent au stand végétarien. Une odeur commune de grillade émane de nos vêtements. Elle provient parfois du BE, parfois du Magnan. D’un pas décidé, nous nous rendons au BôB pour le traditionnel kawa. Les femmes devant le BôB rient, fument, échangent, glissent, tombent, boivent, oublient. Mon amie reçoit sa pinte d’anniversaire à 13 h 30. Avec sa descente, la vider d’un trait ne serait pas un grand challenge. Mais il est déjà 14 heures et nous devons aller en maths.
18 heures : fin des cours. Je me change pour aller courir : j’arbore fièrement le short de sport des pompiers.
20 heures : c’est la cohue au BE et je meurs de faim. Je retrouve trois amis de la section pour cuisiner les poireaux de l’appro fraîchement arrivée. Je porte une jupe et des bottes.
23 heures : c’est mardi, y’a BB. Je troque mon chemisier contre un t‑shirt de soirée et mes bottes contre des baskets résistantes à la bière. Je retrouve mon amie dont c’est l’anniversaire. Elle porte son sweat BscKBL noir de jais. Nous festoyons, chantons, dansons, oubliant largement si nous portons jupe ou pantalon, chemisier ou sweat binet, bottes ou baskets délavées. Évidemment, les remarques peuvent fuser si l’une s’habille trop, ou pas assez. La vie des femmes à l’X ressemble aussi à celle des femmes en dehors de l’X.
La question du vêtement
La tenue des femmes à l’X. La question des vêtements, si elle est peu abordée au quotidien, ressurgit à l’occasion du bal de l’X. Le vêtement renvoie à un imaginaire. Le polytechnicien est l’homme en GU, le Vaneau des barricades, le soldat héroïque ou l’ingénieur des Mines. À quoi ressemble la polytechnicienne ? Porte-t-elle un GU ou une robe rouge ? Je rédige cet article quelques jours après le bal d’octobre 2021. Mon téléphone est plein de photos de mes amis en GU et de mes amies en robe longue. Comme certaines X, je suis heureuse de porter une belle robe, de me maquiller, de me coiffer pour une telle occasion. Cependant, je me questionne sur la pertinence d’une robe civile pour les femmes et d’un uniforme militaire pour les hommes. Seule une minorité de polytechniciennes portent leur GU le soir du bal. Le mot d’ordre est simple : chacune fait ce qu’elle veut. Mais ce choix reste ambigu – car il est soumis aux regards des autres et renvoie aux débats sur le GU qui ne sont pas le sujet de cet article.
Et en cours ?
La vie des femmes en cours. Soulignons que l’égalité femme-homme dans une école sous-entend d’abord l’égalité d’accès à l’éducation. Depuis cinquante ans, les femmes peuvent entrer à l’École polytechnique. Aujourd’hui, il n’existe aucune discrimination officielle dans le choix des études, ni de discrimination en cours. L’accès à l’éducation est totalement décorrélé du genre. Rappelons que cette égalité acquise est le fruit d’un combat passé (mais encore si proche) et que nous pouvons heureusement la considérer comme normale. L’École polytechnique reste influencée par les tendances sociales et sociétales, et les femmes sont souvent moins présentes dans le domaine des sciences fondamentales. S’interroger sur la vie des femmes à l’X pousse à se demander pourquoi il y a encore peu de femmes en sciences.
La vie des femmes en section à l’X
La vie des femmes en section est aussi dynamique et cohésive que celle des hommes. Dans certaines sections, il y a assez de femmes pour « oublier » le fait que nous sommes en minorité. Mécaniquement, si des sections sont exclusivement masculines, d’autres ont une présence féminine plus importante. N’oublions pas que la présence féminine reste limitée – 8⁄40 en natation. Dans les bars d’étage, j’oublie que je fais partie d’une minorité. Mais, lorsqu’on me le rappelle, que dois-je en penser ? Comment l’ignorer ?
Les sections mixtes
Les crôtaux. Les sections mixtes ont deux crôtaux, qui sont souvent un garçon et une fille. Cela doit permettre une représentation égalitaire. Or, dans certaines sections, ce n’est pas le cas. En section natation, nous choisissons de faire deux élections : l’une pour une fille, l’autre pour un garçon. Évidemment, nous ne sommes que trois filles à nous présenter, contre six mecs. Ai-je donc deux fois plus de chances de réussir que les hommes ? Je suis élue crôtale : mais suis-je crôtalette ? ou crôtale des filles ? ou crôtale-fille ? Aurais-je été élue si j’avais été un homme ? Ces questions me taraudent, mais je pense qu’imposer, même artificiellement, la représentation des femmes à l’X est essentielle. Il faut trouver des moyens de compensation. Et le principe n’est pas tant remis en cause. Mais j’ignore comment se passe le quotidien dans des sections où il y a encore moins de filles.
Le cas de la section tennis
Deux filles. En section tennis par exemple, il n’y a que deux filles. Florine Collin, X19, section tennis, témoigne : « Dans ces sections, on sent quand même assez souvent que l’on est dans une section très masculine, que ce soit dans les conversations que l’on peut entendre ou dans les comportements collectifs. Ça peut être difficile par moments, parce qu’on n’a pas forcément de soutien féminin, mais pour autant ce ne doit pas être pour moi un obstacle à la pratique du sport que l’on veut. D’ailleurs, on demande toujours aux filles qui sont seules dans leur section à l’issue de la magouilleuse si elles veulent changer de section, et on les y invite fortement. Ce sentiment de minorité est néanmoins parfois renforcé par les cadres mêmes de la section. En tennis, au début de l’année dernière, il n’était pas naturel pour le « coach » de faire jouer les filles avec les garçons, et non pas les deux filles toujours ensemble. Mais, comme cela sera mentionné, les filles à l’X sont souvent habituées à être dans un monde majoritairement masculin, ce qui apprend aussi à ne pas prendre cela pour normal. »
Quel est le regard des hommes ?
La question est aussi de savoir quel regard portent les hommes en section sur leurs camarades. Sylvain Delgendre, X19, section volley nous confie : « Difficile pour moi d’évoquer la perception qu’ont les femmes de leur vie en section, mais l’idée est sans doute ici d’étudier dans quelle mesure le regard masculin coïncide avec celui des femmes.
Commençons par délimiter le cadre : la vie « en section » est à comprendre comme le temps que nous passons sur le platâl hors des cours, du sport et des soirées, avec pour épicentre un bar d’étage. Aussi faut-il y ajouter quelques moments de cohésion : sorties, VOS, week-end section, popotes et autres dîners. En volley, je n’ai pas le souvenir d’une quelconque scission entre les genres, d’une discussion qui aurait frontalement opposé filles et garçons ou d’événement qui aurait révélé une divergence significative.
“La vie des femmes en section est aussi dynamique et cohésive que celle des hommes.”
En fait, c’est loin d’être le point de clivage ou le marqueur d’identité principal dans nos activités et nos discussions quotidiennes. C’est peut-être vrai car je vis dans une section où le point de tension le plus habituel se concentre sur la nourriture et les régimes alimentaires de chacun mais, à mon sens, la section volley constitue presque un idéal de mixité dans la mesure où la question a toujours été éludée dans les problématiques internes. Non pas par tabou mais parce que rien n’a jamais attenté à l’équilibre qui m’a semblé naturellement atteint. Je n’ai été témoin d’aucune dérive individuelle au sein de la section et j’ai acquis le sentiment d’être au contact d’une population suffisamment mûre et vigilante.
Au fond, je ne pense pas qu’il existe chez nous de malaise féminin ou masculin, car rien n’est fait, de mon point de vue, pour ramener une personne à sa condition de genre et la placer dans une posture propice à dénoncer une discrimination selon ce critère. »
La vie des femmes en sport
En sport aussi, on peut oublier aussi que les femmes sont en minorité. Les femmes participent aux compétitions au même titre que les hommes. Diane Bonnault, X19, section natation, explique : « En natation, j’oublie aussi que je fais partie d’une minorité. Les filles font de la compétition au même titre que les hommes. En section natation, à l’entraînement, nous sommes répartis en fonction de notre niveau, sans discrimination entre filles et garçons. Ceux et celles de meilleur niveau peuvent participer aux compétitions, où foisonnent l’esprit d’équipe et la bonne humeur. Pour être une équipe classée, il est nécessaire d’avoir un certain nombre de filles. Certaines pourraient alors se sentir moins méritantes dans la mesure où l’on pourrait les avoir sélectionnées parce qu’elles sont des filles et non pour leur niveau ou motivation. Il est certain qu’une telle situation, directement liée à la faible proportion de filles, est délicate. Cependant, de telles filles pourraient vite oublier ce sentiment de ne pas se sentir à sa place, grâce à la cohésion qui existe entre nageurs, et être finalement heureuses de participer pour représenter l’X. »
Le rugby et le foot
Le rugby et le foot ne sont pas des sections ouvertes aux filles en 2019. Il est question de les ouvrir aux filles l’année suivante. En attendant, les filles jouent au rugby et au foot au sein de binets. Louise Perraudin, X19, section handball, nous raconte : « J’ai commencé le rugby en prépa et j’ai tout de suite accroché à ce sport réputé pour être un sport “masculin” par sa violence et sa qualification de sport de “bourrin”. Ma grand-mère m’a dit : “Mais quelle idée de se mettre à ce sport ? Tu vas juste avoir des bleus partout.” En arrivant à l’X, je n’ai pas eu accès à la section rugby car elle n’était pas ouverte aux femmes. J’ai donc choisi la section handball pour tout de même pratiquer un sport collectif de contact. Mais j’avais envie de continuer le rugby d’une manière ou d’une autre. Je me suis donc engagée dans le 7×7, l’association de rugby féminin de l’X. Aujourd’hui, je suis capitaine de l’équipe de rugby féminin rassemblant à la fois des masters, des bachelors et des filles du cycle ingénieur, ce qui permet aussi de rencontrer de nouvelles personnes. Je m’épanouis pleinement chaque semaine à l’entraînement et j’essaye d’organiser des matchs amicaux pour pouvoir faire aussi un peu de compétition. Nous sommes entraînées par les deuxième et troisième années de la section rugby. Pour moi, le 7×7 a été un lieu de rencontres avec les coachs et cela m’a permis de me rapprocher de la section rugby au quotidien, mais il est aussi vrai qu’il est étrange de se faire coacher par des personnes de sa propre promotion, voire de la promotion du dessous. Il y a un sentiment de supériorité des coachs qui gêne et intimide certaines personnes et qui les empêche de venir aux entraînements et de profiter du rugby. Aujourd’hui nous ne pouvons pas encore être intégrées au championnat universitaire et nous n’avons pas d’entraîneur qualifié, mais l’ouverture aux filles de la section rugby dans les prochaines années apportera sûrement des changements à ce niveau-là. »
La vie des femmes en minorité à l’X
La vie associative. Au quotidien, il est encore possible d’oublier que les femmes sont en minorité à l’X. Surtout, les filles sont probablement habituées à évoluer dans un monde dans lequel il y a une majorité de garçons – car c’est souvent une caractéristique des classes préparatoires et des licences scientifiques. D’autre part, les femmes s’investissent dans la vie associative. Dans les binets dont je fais partie, les filles sont présentes et leur présence ne dérange pas – c’est bien normal, mais soulignons-le toujours. Est-ce que les filles sont plus présentes dans la vie associative ou sommes-nous simplement habituées à vivre en minorité ?
“Cependant, notre situation de minorité nous revient régulièrement à l’esprit.”
On oublie. Marie nous dit : « Si le chiffre du nombre de filles à l’X est constamment répété par l’École, par nos proches ou par nos camarades, parfois on oublie qu’on occupe la place si particulière de femme à l’X. On oublie parce que le chemin pour arriver jusqu’à l’École, passant par la terminale S et la prépa scientifique, est un chemin vers un monde de plus en plus masculin. On oublie parce qu’en jean et sweat de section ou de binet, ou dans notre nouvel uniforme, les polytechniciens et les polytechniciennes se mêlent et se ressemblent. On oublie aussi parce que dans certaines sections plus féminisées, dans les binets, dans les soirées, on retrouve les mêmes visages familiers des autres filles de l’X. Enfin, on oublie parce qu’on a acquis les codes de ce monde où le sport, le militaire, la confiance en soi sont nécessaires pour s’intégrer. Faire partie de cette minorité est vécu de manière différente par chacune. Mais souvent on se rappelle qu’on en fait partie. En soirée par exemple, dans le flot des polytechniciens, on peut se sentir seule, avoir peur, et, si l’École et les élèves travaillent à faire des événements à l’X des espaces sûrs, ce n’est pas encore gagné. Les traditions de l’École sont encore très masculines ou viriles, mais l’élection de la première femme GénéK les remet en question ! Alors que dehors le féminisme est dans toutes les discussions, on se sent parfois bien seule quand il faut expliquer l’égalité, les déterminismes et le plafond de verre à sa section. Enfin, il est difficile pour certaines de se retrouver entre filles, ce qui est parfois nécessaire pour parler en toute confiance. »
Ce n’est pas si simple…
Et pourtant. Cependant, notre situation de minorité nous revient régulièrement à l’esprit. Même en tentant de la mettre de côté, de vivre en l’ignorant, il est impossible de passer à côté du statut de « 17 % de polytechniciennes ». L’image qui nous est renvoyée est ambiguë. D’un côté, nous serions des proies « lâchées » dans des soirées composées à large majorité d’hommes, et au milieu de problèmes de comportement en situation de mixité. D’un autre côté, nous serions des reines pouvant « faire leur marché » dans ces mêmes soirées, où la « concurrence » n’est pas rude pour les femmes hétérosexuelles… Si je vous cite aussi crûment ces mots, c’est qu’ils nous rappellent quotidiennement cette situation compliquée de « fille à l’X ». Lorsque je demande à mes camarades de parler de la vie des femmes à l’X, les réponses ne fusent pas. Le sujet est vaste. La conversation dérive sur le GU, sur la possibilité d’une section rugby mixte ou sur les problèmes de harcèlement. Là-dessus, c’est l’incompréhension qui règne : pourquoi entend-on que la vie des filles à l’X est difficile si toutes les filles que l’on rencontre vont bien ? Plus généralement, d’où vient le décalage entre le sourire des élèves sur les photos et le mal-être qui ressort ponctuellement ? Je n’ai pas la prétention de parler au nom de la promotion, ni de répondre à ces questions. Mais je tente de transmettre ma joie d’être une « fille à l’X » en même temps que les interrogations que ce statut soulève.
Glossaire d’argot polytechnicien
BB : Binet Binouze, association d’élèves qui organise les soirées du mardi soir.
BE : Bar d’étage, c’est-à-dire espace cuisine et salon des caserts (résidences étudiantes).
BôBar : Bar de l’École tenu par les élèves.
BscKBL : Regroupement de Binets importants de la vie à l’X.
Crôtale : Élève élu représentant de sa section sportive.
GénéK : Chef de la Khômiss (groupe d’élèves chargé d’organiser les chahuts
à l’École).
GU : Grand Uniforme polytechnicien.
Magnan : Restaurant de l’École polytechnique.
Magouilleuse : Programme informatique pour la répartition des sections sportives.
Platâl : Désigne l’École sur le plateau de Palaiseau.
VOS : Voyage organisé par la section, qui a lieu pendant les vacances
de la Toussaint.