Eugène Belgrand (1829), ingénieur, hydrologue et géologue
Méconnu plus qu’oublié, Eugène Belgrand s’inscrit dans la lignée des grands ingénieurs qui ont marqué le XIXe siècle par leurs réalisations. Ses prestigieux et audacieux ouvrages d’art ne doivent pas cacher les autres facettes de son talent, en matière d’hydrologie, de géologie et de paléontologie qui conduiront à son élection à l’Académie des sciences.
Marie François Eugène Belgrand naît à Ervy-le-Châtel (Aube) le 23 juin 1810.
Condisciple au lycée Louis-le-Grand d’Évariste Galois, entré à l’École polytechnique en 1829, il participe comme nombre de ses camarades aux Trois Glorieuses des 27, 28 et 29 juillet 1830, ému par le décès de leur camarade Vanneau lors d’une manifestation, et mobilisé par un discours d’Arago qui, dans un éloge à Fresnel, inséra une diatribe anti-bourbon. Il intègre l’École nationale des Ponts et Chaussées en 1832.
Naissance d’un observateur
En 1832, ingénieur-aspirant, Belgrand est chargé de la construction d’un petit pont sur la Brenne à Vitteaux-en-Auxois (Côte-d’Or). Un important orage génère une crue atteignant le parapet du pont en construction. Les cours de l’école à l’époque ne tiennent alors pas compte de la perméabilité du bassin versant pour le calcul des débits de crue de référence. Eugène Belgrand, reconnaissant l’importance du substratum imperméable du bassin amont, étudie les relations entre la géologie et le régime des eaux et en conclut » qu’un ingénieur des ponts doit être non seulement géomètre mais encore géologue « .
Naissance d’un ingénieur
Sa première prouesse est l’adduction d’eau d’Avallon, à la fois pour la compréhension hydrogéologique des sources qu’il va capter à 4 km de la ville, mais aussi pour un ouvrage en siphon traversant la vallée du Cousin, un record mondial de dénivelé à l’époque (88 m) et pour l’emploi audacieux d’un » ciment romain » (qu’on appelle aujourd’hui plus communément » mortier de chaux ») local (ciment de Vassy) pour l’aqueduc et le réservoir.
Premières publications
Ingénieur d’arrondissement à Avallon en 1845, il rédige sa première production scientifique reconnue, un Mémoire sur les études hydrologiques de la partie supérieure du bassin de la Seine qu’il demandera à Arago, secrétaire de l’Académie des sciences, de présenter en 1846.
L’essentiel des études hydrologiques d” Eugène Belgrand est réuni dans son ouvrage La Seine, études hydrologiques publié en 1872. C’est un naturaliste et un observateur passionné qui se révèlent. On lui prête l’invention du nom même de la discipline : l’hydrologie, dans son acception moderne. Ce terme déjà employé avant lui (Annuaire des eaux de la France, 1851) dans un sens plus large.
La prévision des crues
En 1852, il est nommé ingénieur en chef des Ponts et Chaussées en charge du service de la Navigation de la Seine entre Rouen et Paris et fonde un service d’hydrométrie dont il restera responsable jusqu’à sa mort. Il y met en place le premier service d’annonce des crues de la Seine, fondé sur des observateurs amont et une transmission par télégraphe des informations à Paris. L’alerte, donnée à temps, de la crue de 1876 consacre le succès de ce service.
L’alimentation en eau de Paris
En 1853 Georges Eugène Haussmann qui s’est lié à lui en 1850 quand ils étaient tous deux en poste dans l’Yonne (« une sympathie mutuelle » dira Haussmann dans ses Mémoires) devient préfet de la Seine. Cinq projets prévoient de prélever de l’eau dans la Seine. Haussmann s’oppose à ces projets malgré les avis convergents du Corps des Ponts et Chaussées et des médecins, qui voyaient dans l’eau de Seine, brassée et sans cesse renouvelée, une eau de bien meilleure qualité que celles des puits contaminés.
Le modèle romain
La fascination d’Eugène Belgrand pour les aqueducs et travaux hydrauliques romains transparaît dans un de ses ouvrages Les Aqueducs romains (1875). Les trois grands aqueducs romains, l’aqua appia (312 avant J.-C.), le curator aquarum de Frontinus et la cloaca maxima, ont indiscutablement inspiré l’image de la ville attractive qu’Haussmann et Belgrand avaient à coeur de construire.
Les travaux de l’aqueduc de la Vanne le conduisent à des fouilles scrupuleuses de l’aqueduc romain d’Arcueil.
Haussmann veut, lui, des eaux de source. Il demande à Belgrand d’étudier si c’est possible. Après un premier échec, en 1860, Haussmann propose de dériver les eaux de la Dhuys et du Surmelin. Il demande ensuite à Belgrand d’étudier un aqueduc amenant les eaux de la Vanne à Paris. L’aqueduc de 131 km de dérivation de la Dhuys jusqu’au réservoir de Ménilmontant (avec seulement 20 m de dénivelée au total) est déclaré d’utilité publique en 1862 et mis en service en 1865. L’aqueduc de la Vanne est déclaré d’utilité publique en 1866 et sera mis en service en 1874 après une interruption des travaux durant la guerre de 1870–1871.
L’assainissement des eaux de Paris
En 1867, nommé directeur des Eaux et Égouts de Paris, Eugène Belgrand dirige la réalisation du grand réseau d’égouts de la capitale. En 1878, six cents kilomètres sont construits (aujourd’hui 2 400 km). Ces grands collecteurs gravitaires, inspirés de la Cloaca maxima romaine, qui, elle, ne faisait que 800 mètres de long, ont constitué un investissement colossal et structurant pour la ville. Les eaux de la rive gauche passent sous la Seine par des siphons et rejoignent celles de la rive droite pour être rejetées en Seine à Clichy, idée dont Belgrand et Haussmann ne manqueront pas de se disputer la paternité.
« Il dirige la réalisation du grand réseau d’égouts de la capitale. »
Ces vastes galeries visitables ont permis, au fur et à mesure des évolutions technologiques, de très nombreux usages complémentaires (télégraphe, téléphone, tubes pneumatiques, et aujourd’hui câbles de télécommunication publics ou privés).Un profil de voies urbaines aujourd’hui familier s’est ainsi imposé, comme le souligne André Guillerme : » Des trottoirs en léger dévers, contenant le réseau, revêtu d’asphalte […]; chaussée légèrement bombée et pavée pour écouler l’eau pluviale dans les caniveaux. […] Très vite cette infrastructure discrète et imperméable, qui exige peu pour entretenir une grande propreté publique, est copiée à Saint-Pétersbourg, Berlin, Vienne… L’original est parisien ; le modèle universel. »
Géologie et paléontologie
Bien qu’occulté par son image d’ingénieur, un trait remarquable d’Eugène Belgrand est sa passion scientifique pour la géologie et la paléontologie. L’hydrologie comme les travaux souterrains l’ont conduit à s’intéresser aux formations géologiques les plus récentes et à introduire la première classification des terrains alluviaux quaternaires du bassin parisien.
« C’est l’hydrologue, le géologue et le paléontologue que nous oublions d’honorer en lui. »
Il fait un relevé systématique des fossiles (notamment des ossements d’aurochs dans les sablières de Montreuil et un humerus fossile d’éléphant d’1,30m de la carrière Trimoulet, exposé au Muséum et qui marquera les esprits), décrivant Cervus belgrandi, Ursus speloeus, Rhinoceros etruscus, Rhinoceros tichorhinus et bien d’autres), mais aussi des silex taillés et de nombreuses pierres polies.
Comment, le 16 mai 1870, Belgrand trouva-t-il le temps d’aller faire des fouilles sur les pentes de la colline de Montfaute (commune de Guillon) dans des » terrassements anciens » au milieu d’une zone de vignes avec de » petits monticules » de trois à quatre mètres de diamètre ? Cette fouille a livré des silex, de la poterie et des ossements de ruminants qu’il décrit avec soin.
Oublié ou méconnu ?
Un collège à Ervy-le-Châtel, une rue dans le 20e arrondissement de Paris, non loin de l’endroit où l’eau de la Somme était censée arriver dans son premier projet non abouti, portent son nom qui est également gravé parmi ceux de 77 savants sur la tour Eiffel. Reconnu à juste titre comme un ingénieur audacieux et inventif, Eugène Belgrand aura aussi été un scientifique, non pas hydraulicien comme nombre de ses collègues de l’époque, mais, comme Haussmann le dit si justement dans ses Mémoires : » Un hydrologue et un géologue des plus forts. »
Commentaire
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aqueducs romains
J’ai consulté la page consacrée à E. Belgrand pour un travail sur les aqueducs romains (sujet dont je suis un spécialiste). Ses travaux ne sont pas méconnus. Mais les commentateurs s’accordent à considérer qu’il s’est trompé dans l’hypothèse selon laquelle les Romains adoptaient des pentes fortes pour leurs aqueducs parce qu’elles rendaient négligeables les erreurs de nivellement. Selon eux, l’archéologie dément cette information. C’est en réalité une erreur totale de leur part et c’est lui qui a raison. Mais je n’ai pas pu consulter les pages 59 et 65 de son livre sur les aqueducs romains qui sont citées. Si quelqu’un peut m’en procurer le pdf, j’en serai heureux.