Euro numérique : pour une monnaie sûre, souveraine et résiliente à l’ère du numérique
L’euro numérique connaît depuis quelques mois un écho médiatique croissant, qui devrait continuer à s’amplifier avec le processus législatif initié en juin 2023 pour encadrer ses conditions d’utilisation. Le Conseil des gouverneurs a approuvé en octobre 2023 le démarrage d’une phase de préparation qui pourra mener à un lancement potentiel d’ici 2027–2028. Ce chantier consistera à préparer l’introduction d’un billet numérique, c’est-à-dire d’une nouvelle forme de monnaie centrale, dématérialisée, avec des caractéristiques proches de celles du billet, qui permettra de pérenniser le partenariat public-privé qui est au cœur de notre système monétaire. Tout naturellement, une telle innovation suscite nombre de questions : pourquoi créer à côté des billets une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) ? Comment cela s’intégrerait-il dans l’écosystème des paiements existants ?
Nous n’en sommes pas toujours conscients, mais nous pouvons effectuer nos paiements aujourd’hui avec deux formes de monnaie : la monnaie émise par la banque centrale, sous forme de billets et pièces, appelée aussi monnaie centrale ; la monnaie émise par les banques commerciales, utilisée sous forme de chèques et surtout, désormais, de cartes, virements et prélèvements numériques, que l’on dénomme également monnaie commerciale. L’une et l’autre ont à l’évidence la même valeur et inspirent la même confiance au public (sauf en cas de crise bancaire, où la première demeure un refuge).
« La confiance que la monnaie commerciale inspire est ancrée par sa pleine équivalence et sa convertibilité permanente, un pour un, à la monnaie centrale. »
Mais cette équivalence tient à un facteur essentiel, le rôle d’ancrage de la monnaie centrale. En effet, la confiance que la monnaie commerciale inspire n’est pas seulement due à la signature privée de chaque banque commerciale ; elle est ancrée par sa pleine équivalence et sa convertibilité permanente, un pour un, à la monnaie centrale. L’utilisation régulière des espèces par le grand public permet d’éprouver, au quotidien, cette libre convertibilité à parité entre les différentes formes de la monnaie, ce qui participe à la confiance dans une monnaie unique partout en zone euro.
Préserver la place de la monnaie centrale
Les réflexions autour d’un euro numérique sont dès lors d’abord motivées par un constat simple : les espèces sont de moins en moins utilisées dans les paiements du quotidien, alors qu’elles sont un immense succès de thésaurisation. Les enquêtes menées par l’Eurosystème montrent que, en France, la part des espèces serait ainsi passée de 68 % des transactions en 2016 à 50 % en 2022. Cette tendance est directement liée à la numérisation des économies, qui s’accompagne d’une part de l’émergence de nouvelles habitudes de consommation, à l’image du fort développement du e‑commerce, et d’autre part d’une innovation de marché accrue, qui prend par exemple la forme du paiement sans contact et du paiement mobile. Bien entendu, cette tendance à la numérisation a de nombreux bénéfices : l’innovation des acteurs privés a permis d’offrir des moyens de paiement scripturaux plus rapides, fluides et sécurisés.
Néanmoins, ce constat interroge quant à la place de la monnaie centrale dans les paiements du quotidien. En effet, actuellement, les espèces sont la seule forme de monnaie centrale accessible au grand public, tandis que les paiements électroniques permettent uniquement de véhiculer de la monnaie commerciale. Les évolutions de la technologie et des usages imposent donc de repenser la forme de la monnaie centrale afin de l’adapter aux habitudes de paiement du XXIe siècle. Pour cela, les banques centrales doivent innover, comme elles l’ont toujours fait, par exemple en introduisant le billet de banque il y a deux siècles, qui vint compléter les pièces en or et en argent.
Préserver et améliorer les caractéristiques des espèces à l’ère du numérique
Les espèces présentent des caractéristiques uniques, auxquelles les particuliers restent particulièrement attachés. Avec l’euro numérique, l’Eurosystème s’efforcera d’offrir des caractéristiques aussi proches que possible de celles des espèces, mais sous une forme dématérialisée. Ces caractéristiques rendront l’euro numérique comparable à un billet numérique.
Comme le billet, l’euro numérique sera d’abord une forme de monnaie centrale, directement émise par la banque centrale. Son cours légal le rendra utilisable partout en zone euro. Il sera également pourvu d’un mécanisme de paiement hors ligne, qui offrira une confidentialité identique à celle des espèces et une résilience renforcée. Ses fonctionnalités de base seront gratuites pour les particuliers. Enfin, comme le billet, l’euro numérique sera accessible au plus grand nombre, y compris les personnes les plus vulnérables.
Outre ces points communs avec les espèces, l’euro numérique offrira aussi certaines fonctionnalités supplémentaires. Grâce à sa forme dématérialisée, il rendra la monnaie centrale utilisable partout, y compris dans certains contextes où les espèces ne peuvent pas l’être, par exemple en e‑commerce. Sa conception facilitera aussi le développement, par les acteurs privés, de fonctionnalités innovantes, à l’image des paiements conditionnels.
Une liberté de choix accrue pour le grand public
Cette nouvelle forme de monnaie centrale, complémentaire du billet, viendra renforcer la liberté de choix des utilisateurs. Ceux-ci bénéficieront d’une nouvelle option pour payer en Europe, sans aucune obligation d’utilisation. L’Eurosystème n’a pas vocation à gagner des parts de marché, mais plutôt à offrir une option de paiement supplémentaire, à mi-chemin entre les espèces et les moyens de paiement scripturaux. Il reviendra donc aux utilisateurs de définir la place de l’euro numérique et sa vitesse d’adoption, en fonction de leurs préférences. L’euro numérique sera ainsi complémentaire des espèces et des autres moyens de paiement scripturaux : il n’aura pas vocation à les concurrencer, et encore moins à les remplacer.
“Offrir une option de paiement supplémentaire, à mi-chemin entre les espèces et les moyens de paiement scripturaux.”
Tout comme les billets ont complété les pièces il y a deux siècles, l’euro numérique viendra, lui aussi, compléter l’offre de paiement et accompagner l’évolution des usages. En particulier, les acteurs publics européens ont pris des engagements forts, constants et dans la durée pour préserver la disponibilité des espèces. Avec sa stratégie fiduciaire 2030, l’Eurosystème s’est engagé à faire en sorte que les espèces restent largement accessibles et acceptées, aussi bien comme moyen de paiement que comme réserve de valeur.
La Commission européenne a également fait preuve de son attachement aux espèces en publiant un paquet monnaie unique qui contient, outre sa proposition sur l’euro numérique, une proposition de règlement qui conforte le cours légal des espèces. Enfin, la Banque de France envisage la construction d’une nouvelle imprimerie fiduciaire dans le Puy-de-Dôme, pour un montant de plus de 250 millions d’euros, qui permettra à la France de se doter du pôle de production publique de billets le plus moderne, efficace et écologique d’Europe.
Un partenariat public-privé
Depuis longtemps, la monnaie est un partenariat public-privé : les banques centrales garantissent la confiance et la stabilité dans la monnaie, tandis que les banques commerciales assurent l’innovation, l’agilité et la relation client. Ce partenariat de longue date se poursuivra avec l’euro numérique puisque, comme les espèces, il sera distribué par des acteurs privés. En effet, sa distribution sera confiée aux prestataires de services de paiement (PSP) teneurs de compte, c’est-à-dire les établissements de crédit, les établissements de paiement et les établissements de monnaie électronique. Ceux-ci seront responsables d’ouvrir et de tenir les comptes en euro numérique, d’assurer la relation client, de fournir un instrument de paiement, de remplir les exigences LCB-FT (Lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme) ; mais aussi, de manière optionnelle, d’intégrer l’euro numérique à leurs interfaces existantes et de développer des services à valeur ajoutée.
Pour assurer la bonne intégration de l’euro numérique à l’écosystème financier, des mesures seront également prises pour contrôler strictement les risques potentiels pour les banques commerciales. Afin d’éviter toute fuite des dépôts, les utilisateurs se verraient imposer des limites de détention. Ces limites seront calibrées, le moment venu, de manière à éviter que l’euro numérique ne soit utilisé comme un actif d’investissement, tout en assurant qu’il reste utilisable pour les paiements du quotidien.
Un modèle gagnant-gagnant
Le modèle économique de l’euro numérique sera, bien entendu, conçu de telle sorte que tous les acteurs de la chaîne des paiements trouvent un intérêt à y prendre part. Pour les banques, cela passe d’abord par des revenus supplémentaires, qui pourraient notamment prendre la forme de commissions commerçants, comme celles qui existent aujourd’hui pour les solutions privées. Mais l’euro numérique devra aussi être intéressant économiquement pour les commerçants, en leur permettant d’offrir aux consommateurs un moyen de paiement universel compétitif du point de vue des frais.
Dans les deux cas de figure, cela passe aussi par des économies potentielles, qui pourraient être permises par la prise en charge par l’Eurosystème de certaines dépenses relatives au règlement des transactions et à la gestion du scheme, à l’instar de ce qui est fait pour les billets, reflétant la nature de bien public de l’euro numérique. En outre, les acteurs privés pourront bénéficier des standards d’acceptation communs et ouverts, qui seront définis dans le cadre d’un scheme dédié et dont le déploiement en zone euro sera facilité par le statut de cours légal de l’euro numérique.
Ces standards pourront être réutilisés par les acteurs privés pour leurs solutions en monnaie commerciale. L’euro numérique sera ainsi une plateforme pour l’innovation, qui permettra aux acteurs privés de déployer leurs solutions partout en zone euro, alors que celles-ci sont aujourd’hui, pour la plupart, fragmentées et cantonnées au périmètre national.
Un renforcement de l’Europe
De ce fait, l’euro numérique viendra renforcer l’intégration européenne et favoriser la concurrence et l’innovation dans les paiements. Par exemple, il pourra être complémentaire de la solution EPI (European Payment Initiative), dont le lancement progressif a été annoncé en 2023. Cette initiative, qui constitue une alternative crédible aux schemes cartes internationaux, bénéficie depuis le départ du soutien plein et entier de la Banque de France et de l’Eurosystème. Le projet euro numérique contribuera, enfin et surtout, à la souveraineté européenne en matière de paiements.
À défaut d’actifs publics numériques, les besoins risqueraient d’être couverts par des actifs privés, émis par des Big Tech non européens : on l’avait vu il y a quelques années avec le projet Libra de Facebook-Meta, on le voit aujourd’hui avec PayPal et son offre de paiement en stablecoins, un actif numérique privé adossé au dollar. La dépendance européenne à l’égard d’acteurs étrangers soulève en effet d’importantes questions de souveraineté pour l’Europe, notamment en matière de contrôle sur la protection des données à caractère personnel, mais également en termes de coûts. L’euro numérique, avec son cours légal, permettra de répondre à ce risque, en faisant émerger des solutions de paiement nativement européennes, acceptées partout en zone euro et utilisables dans tous les contextes.
Une introduction progressive à partir de 2027
La phase d’investigation sur un euro numérique, menée par l’Eurosystème depuis près de deux ans, s’est achevée en octobre 2023. Le Conseil des gouverneurs de la BCE s’est prononcé sur l’ouverture d’une phase dite de préparation. Cette nouvelle phase permettra de préparer l’émission d’un euro numérique, en finalisant la conception (par exemple la rédaction du scheme rulebook), en expérimentant certaines fonctionnalités dans l’univers réel et en élaborant une stratégie de développement. Elle permettra également d’ajuster l’architecture cible de l’euro numérique en fonction du contenu du texte de loi qui sera débattu dans les prochains mois par le Parlement et le Conseil. Dans ce contexte, la décision définitive de lancement devrait être prise d’ici 2025 et l’euro numérique pourrait être introduit d’ici 2027–2028, de manière progressive pour les différents cas d’usage envisagés : paiements à distance, entre particuliers, de proximité.
Bibliographie
- Premier rapport d’avancement de la phase d’investigation, BCE, septembre 2022
- Deuxième rapport d’avancement de la phase d’investigation, BCE, décembre 2022
- Troisième rapport d’avancement de la phase d’investigation, BCE, avril 2023
- Quatrième rapport d’avancement de la phase d’investigation, BCE, juillet 2023
- Proposition de règlement, Commission européenne, juin 2023
- Big techs dans la finance : un roman d’apprentissage loin d’être terminé, Banque de France (banque-france.fr), discours de François Villeroy de Galhau, Conférence de la BRI « Big techs actives dans la finance – implications pour les politiques publiques », 9 février 2023
- Construire ensemble un secteur bancaire et des paiements paré pour l’avenir en Europe, Banque de France (banque-france.fr), discours de François Villeroy de Galhau, Global Official Institutions Conference, 22 juin 2023
- Régulation et innovation, le yin et le yang du secteur financier, Banque de France (banque-france.fr), discours François Villeroy de Galhau, Paris Finance Forum, 5 juillet 2023