L’Europe de la recherche et de l’innovation : un demi-siècle de gestation
L’Europe de la recherche existe-t-elle ? Dans la compétition mondiale pour le développement économique, on sait que l’excellence en R & D est une condition essentielle du maintien dans la course scientifique et industrielle ; une perte d’excellence en la matière ne fait pas sentir des effets immédiatement, mais elle a des conséquences dramatiques à moyen terme. L’avenir de l’UE se joue notamment dans ce domaine.
L’Europe de la recherche existe. Elle s’est construite lentement, par à‑coups, empruntant des voies variées. Aujourd’hui encore, c’est un patchwork de structures qui se superposent sur la diversité des modèles nationaux. Mais derrière cette apparente complexité il y a une réalité simple : l’intégration fonctionne ; les coopérations internationales sont beaucoup plus denses à l’intérieur de l’Europe qu’avec les États-Unis ; la mobilité durable des chercheurs, jeunes ou confirmés, est très importante. En d’autres termes, l’Europe de la recherche est bâtie par ceux et celles qui la pratiquent. Une leçon d’humilité !
Le Programme-cadre de recherche et de développement technologique (PCRD)
Après une phase de création d’organismes européens dispersés, les choses changent lors de la relance de la construction européenne avec l’Acte unique (1986) qui conféra, enfin, une compétence en R & D à ce qui allait devenir l’Union européenne. Le prototype du PCRD lancé en 1984 fut intégré au traité. La R & D devint une compétence partagée entre l’Union et les pays membres. Mais les choses furent bien encadrées.
La Commission ne pourrait financer que des projets de coopération. Les grands pays croyaient encore à leur toute-puissance ! Et, comme l’un des éléments déclencheurs était le besoin de réagir à la montée en puissance du Japon, on privilégia les projets impliquant l’industrie. Il fallait donc au moins trois pays et un assemblage de laboratoires académiques et industriels. Mais il fallait aussi respecter la sacro-sainte politique de concurrence. On inventa donc le concept de recherche précompétitive. Ni trop fondamentale, ni trop appliquée. La protection de la propriété intellectuelle et de sa valorisation, l’essence même du PCRD, était réglée en amont par une solide annexe aux contrats de coopération.
Plus tard, on utilisa cet outil pour faciliter l’intégration des nouveaux pays membres de l’Est, comme on l’avait fait pour les pays du Sud. La participation d’une entité de ces pays à un projet devint un atout. On fit donc du PCRD la boîte à outils de plusieurs objectifs politiques. Mais globalement ce fut un succès. La mise en œuvre du PCRD suivit deux logiques différentes. Pour les TIC on amplifia les programmes Esprit et Race lancés en 1984 et on en laissa la gestion à la direction générale, également chargée des aspects réglementaires et de la politique industrielle dans ces domaines.
Il y avait donc une intégration verticale des compétences. Sans doute cela n’est-il pas étranger au succès du GSM. La même intégration n’exista pas pour les autres domaines (énergie, transport, santé, etc.). La DG recherche s’occupa de la R & D et plus tard de l’innovation à côté des DG sectorielles qui traitaient de normes et d’affaires industrielles. Cela n’empêchera pas de belles success stories de voir le jour.
REPÈRES
Au commencement étaient le charbon et l’acier avec la Ceca. Ce traité comprenait une petite composante de R & D. Puis, en 1957, vint Euratom, en parallèle avec la création du Marché commun. Là, il y eut plus de R & D et même l’installation du CCR (Centre commun de recherche) à Ispra en Italie. Las ! Le changement du choix des filières et la défense des champions nationaux furent fatals à l’approche communautaire. Mais on garda le CCR qui se diversifia. Il resta donc quelque chose. En réalité, l’Europe préféra la coopération intergouvernementale qui, sans doute, permettait mieux aux États de garder la main.
La première pierre du prestigieux Cern fut posée en 1955 à la suite d’un accord signé par douze pays. Il s’agissait de donner à la physique européenne les moyens de faire jeu égal avec les États-Unis. Puis vinrent l’ESO (astronomie), l’EMBL (biologie moléculaire), l’ESA (espace) et bien d’autres. À chaque fois, la taille des moyens engagés nécessitait un partenariat. On avait donc au début des années 1980 une constellation d’organismes européens opérant indépendamment d’une véritable politique de recherche européenne. Les États, toujours les États !
L’intégration par la mobilité
La recherche académique ne fut pas totalement oubliée dans le PCRD. Il n’était pas possible, pas encore, de financer des équipes individuelles. La difficulté fut contournée avec la mise en place d’un vaste programme de mobilité des jeunes chercheurs, en particulier des postdocs, qui sont les forces vives des laboratoires. Cette initiative était déclinée selon deux modes : des bourses individuelles liées à l’exécution du projet dans un autre pays que le sien, et des réseaux d’échange entre des centres de plusieurs pays.
Cette approche communautaire vint s’ajouter à la multitude de programmes nationaux déjà en place. Aujourd’hui encore le programme Marie Sklodowska-Curie remporte un franc succès. D’ailleurs une étude (NetReAct) de la mobilité européenne dans les sciences du vivant produite par l’IPTS (Institute for Prospective Technological Studies – Séville) l’a bien montré. Moins de 60 % des postdocs sont des chercheurs nationaux. Les autres viennent pour moitié d’Europe et pour moitié du reste du monde. C’est un contraste fort avec les données globales sur la mobilité fournies par Eurostat : moins de 10 % des chercheurs sont hors de leur pays d’origine et, parmi eux, un tiers seulement sont des Européens.
La stratégie de Lisbonne
Au tournant du XXIe siècle, l’Europe se lamente une nouvelle fois sur ses retards technologiques. Lors du sommet de Lisbonne de 2000 elle se lance dans une ambitieuse stratégie : « Faire de l’Union européenne l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici 2010. » Une fois encore c’est la primauté de l’économie au travers d’une amélioration de la compétitivité industrielle.
In fine, il faut plus d’innovation. Dans ce but, l’UE crée un Espace européen de la recherche (EER, ou ERA en anglais) avec un objectif simple : une dépense européenne de R & D de 3 % du PIB, 1 % pour la sphère publique et 2 % pour le privé. Cela pour se rapprocher de ce que font ses grands concurrents. Mais ce chiffre magique cache une réalité plus complexe qui, une fois comprise, conduira à une modification du discours politique. En bref, les dépenses publiques de R & D atteignent à peu près les 1 % mais le secteur privé est loin des 2 %. Le EU Industrial R & D Investment Scoreboard produit par l’IPTS ainsi que d’autres études académiques permettent de comprendre d’où vient cette contre-performance apparente.
Comment résoudre alors le paradoxe d’un supposé sous-investissement ? Simplement par le poids des secteurs industriels dans l’addition finale. En d’autres termes, c’est la taille des parts de marché captées par les différents ensembles géographiques qui compte. L’Europe est faible dans le hardware et le software qui sont des secteurs à très grande intensité de R & D. Elle est forte dans l’automobile, secteur d’intensité moyenne en R & D. En 2005, le rapport Aho (du nom de l’ancien Premier ministre finlandais) fait le même constat. Il insiste alors sur la nécessité de créer les conditions optimales pour la croissance rapide des industries du futur à forte intensité de recherche. C’est le marché qui tire les dépenses de R & D pas l’inverse !
Le EU Industrial R & D Investment Scoreboard
Le Scoreboard analyse l’intensité des dépenses propres de R & D des entreprises cotées à partir de leurs rapports annuels. Globalement, le constat est celui d’un manque d’investissement en Europe. L’intensité globale est, en effet, moindre qu’aux États-Unis ou au Japon. Mais, si les données sont désagrégées par secteur (FTSE), les firmes européennes font mieux que leurs concurrentes américaines ou asiatiques ! C’est vrai du médicament ou de l’automobile ; c’est aussi vrai dans le software ou le hardware ; cela est criant pour l’aéronautique (à cause des financements du DoD (Department of Defense) aux États-Unis puisqu’on parle ici de fonds propres).
La création de l’ERC
La création au milieu des années 2000 du Conseil européen de la recherche (ERC en anglais) n’est pas seulement la dernière étape d’un long cheminement dans la construction de l’Europe de la recherche. C’est une véritable rupture idéologique, un changement réel de paradigme. En clair, on passe d’une logique de coopération à une approche compétitive du financement de la recherche. Plus de projets impliquant plusieurs pays. Plus de partenaires industriels. Et un déplacement du curseur vers le haut, vers la recherche fondamentale. D’abord produire de la connaissance et voir, plus tard, comment on pourra l’appliquer.
Nul doute qu’il y eut des réticences. Mais la pression des chercheurs fut plus grande. Après tout, l’une des causes du succès des États-Unis est la coévolution des agences fédérales et des universités depuis des décennies. Ces dernières attirent les talents qui vont ensuite obtenir des financements de la NSF, des NIH ou d’autres agences. Un tel système de compétition-sélection manquait au niveau européen. La communauté scientifique le désirait. L’ERC lui donna satisfaction avec, en plus, une attention particulière pour les jeunes chercheurs. Ceux-là mêmes qui ont le plus de mal à s’émanciper.
“La création du Conseil européen de la recherche
a été une véritable rupture idéologique.”
En 2007, le premier appel d’offres pour les Starting Grants fut un peu le cauchemar prédit par les Cassandre : plus de dix mille propositions pour quelques centaines de projets ! Mais la sélection se fit et les premiers contrats furent signés. Fut-elle juste ? Sans doute, puisque la moitié de ces grantees obtint un deuxième contrat dans une nouvelle compétition cinq ans plus tard. Quant aux autres, ils firent une belle carrière. Et beaucoup de ceux qui étaient dans la liste de réserve eurent un contrat au deuxième essai. En 2008, la compétition pour les Advanced Grants fut déjà plus calme et, à partir de 2009, le programme était sur de bons rails. On y ajouta ensuite une catégorie de Confirmed Grants et de nouveaux outils comme les Proof of Concept Grants.
Mais l’essentiel est peut-être ailleurs. Les données de l’ERC (UE et pays associés) fournissent une source unique d’informations pour comprendre le paysage de la recherche européenne et en vérifier le dynamisme et le degré d’intégration. Une étude détaillée du domaine des sciences du vivant (l’un des trois piliers de l’ERC avec la physique et l’ingénierie et avec les sciences économiques et sociales) montre plusieurs choses. Une première information capitale émerge rapidement : un tiers des grantees travaillent en dehors de leur pays d’origine. Et la plupart sont européens. C’est donc plus que pour les postdocs. C’est également beaucoup plus que pour l’ensemble du personnel scientifique. Donc les très bons chercheurs vont là où ils trouvent les meilleures conditions pour mettre en œuvre leurs projets. Point de barrière donc.
En deuxième lieu, quelques points forts émergent dans le paysage de la recherche européenne. Là où la densité de grantees par rapport aux chefs d’équipe est forte, par exemple à Pasteur ou à Curie, à l’ETH ou à l’EPFL en Suisse, dans des petites structures, souvent de création récente, en Autriche ou en Espagne. Bien sûr, Cambridge est au sommet du classement, mais c’est grâce à quelques instituts dédiés ! En d’autres termes, là où on fait de la recherche à plein temps. Mais la situation n’est pas figée. Au bout de dix ans on voit à la fois une saturation des centres historiques et l’émergence de nouveaux foyers d’excellence. Observerait-on une forme de coévolution entre le fédéral et le local, induite par l’ERC ?
Le fil directeur de l’innovation
Pour l’Insee : « L’innovation désigne l’introduction sur le marché d’un produit ou d’un procédé nouveau ou significativement amélioré par rapport à ceux précédemment élaborés par l’unité légale. » C’est donc bien l’affaire des entreprises. Ce sont elles qui assemblent les connaissances, internes ou externes, pour créer ou améliorer leurs produits ou procédés afin d’en tirer un avantage comparatif. Et c’est bien dans cet esprit que les autorités communautaires ont articulé leurs initiatives pendant un demi-siècle.
Le fil directeur fut de faciliter la création de connaissances et leur diffusion dans le tissu industriel. On le vit dès le début avec un PCRD centré sur de grands projets coopératifs public-privé. Puis on créa en son sein un programme pour les PME innovantes (toujours en coopération). Ce fut ensuite, dans le cadre du nouveau PCRD « Horizon 2020 », le tour de l’EIT, une sorte de MIT européen mais disséminé, qui se décline en une série de communautés d’acteurs (les KIC pour Knowledge and Innovation Communities) dans différents domaines !
À la même période, l’Union a mis en place une autre initiative, celle des FET Flagships (pour technologies émergentes ou futures). Un peu dans le droit fil du rapport Aho cité plus haut. Enfin, un Conseil européen de l’innovation (CEI) verra le jour en 2021. Il vise à soutenir des innovations européennes de rupture. Exit donc les innovations incrémentales.
« L’innovation est l’affaire des entreprises. »
Comme pour l’ERC, la rupture fut d’abord conceptuelle. L’Union décida de financer (grant ou subvention avec prise de participation) des projets individuels proposés par des entreprises et sélectionnés dans une compétition ouverte. Un nouveau paradigme ! L’évolution est claire. Les réseaux initiaux du PCRD ne pouvaient, par essence, mobiliser que des laboratoires existants. Cela concernait surtout les industries traditionnelles, pas celles du futur. Bien sûr, cela a permis d’incorporer les technologies émergentes : informatique dans l’automobile, biotechnologies dans la pharmacie, etc. L’ambition, nouvelle pour l’Union, est de faire croître sur son territoire les start-up afin que quelques-unes deviennent les majors de demain. Enfin ! Les autres resteront dans le schéma classique de l’absorption par les grands groupes. Comme ces start-up sont souvent créées par les chercheurs eux-mêmes, la mobilité des personnes est in fine un puissant moteur de l’innovation.
Et la suite ?
En matière de recherche, l’UE fait aujourd’hui face à trois défis : les nouvelles frontières de la science, le départ des Britanniques et la crise financière induite par l’épidémie de coronavirus. Alors, quelles sont ces nouvelles frontières ? Sans doute faut-il s’affranchir des disciplines pour aborder des questions complexes. Il faut favoriser les synergies. L’ERC a commencé à le faire. Ou mieux, adapter les formations en amont pour une nouvelle génération de chercheurs. La cartographie des connections synaptiques du cerveau (connectome) est un bon exemple. C’est fait pour le lombric, c’est en cours pour la mouche. Puis viendra la souris et peut-être comprendra-t-on un jour ce qui fait que l’homme est homme. Quel sera le rôle de l’Europe dans cette aventure ?
Plus généralement, la communauté scientifique doit porter de nouvelles ambitions et l’UE doit lui fournir des moyens adéquats. Le départ du Royaume-Uni va laisser un vide. C’est le pays le plus performant qui a entraîné les autres dans les projets coopératifs et les a stimulés dans les compétitions. Avec un Brexit dur, les Britanniques pourront encore participer, à leurs frais, aux programmes coopératifs mais seront exclus des projets individuels.
« La communauté scientifique doit porter de nouvelles ambitions. »
Le défi pour la France sera de ne pas décrocher par rapport à une Allemagne qui va continuer de monter en puissance. En termes de budget, les prévisions se sont dégradées avec la crise économique récente et les négociations sur le plan de relance. Au début, les rêveurs imaginaient un doublement de moyens pour le futur programme « Europe Horizon ». En mai, le Conseil proposait un montant de 100 milliards d’euros. Après la crise, cette somme est ramenée à 81 milliards, un niveau équivalent à celui du programme précédent. Mais, comme les Britanniques (qui absorbaient au moins 20 % des ressources) ne seront plus là, il y a un réel bonus pour ceux qui restent. Et puis le Parlement a son mot à dire.
La gestation fut longue et semée d’entraves liées à la nature même de la construction européenne. Il fallut respecter les compétences des pays membres, et donc réagir à des pressions externes plutôt que d’anticiper. Mais l’EER s’est fait quand même, en particulier depuis sa base. Et des outils comme l’ERC ou le CEI animent aujourd’hui de saines compétitions au niveau du continent. C’est à ce niveau qu’il faut jouer, pour continuer d’exister entre les États-Unis et la Chine. C’est par la sélection et le soutien des meilleures équipes, où qu’elles soient, que l’Europe grandira.
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