Europe et Défense : le rendez-vous du réel

Dossier : La politique militaireMagazine N°570 Décembre 2001Par : Vice-amiral d’escadre Édouard MAC-GRATH

Des capacités militaires pour l’Union : un aboutissement logique

L’Eu­rope avance, par­fois len­te­ment, mais inexo­ra­ble­ment. Ini­tiée à tra­vers la Com­mu­nau­té du char­bon et de l’a­cier, née en 1951 d’un impé­ra­tif éco­no­mi­co-indus­triel et mili­taire (besoins de l’ar­me­ment), la construc­tion euro­péenne peu à peu englobe la tota­li­té de l’ac­ti­vi­té humaine.

Le trai­té de Rome en 1957 crée la Com­mu­nau­té éco­no­mique, la Poli­tique agri­cole com­mune voit le jour en 1962. 1970 marque le début d’une véri­table coopé­ra­tion poli­tique, qui conduit en 1986 à l’a­dop­tion de l’Acte unique euro­péen consa­crant la coopé­ra­tion en matière de poli­tique étran­gère. L’en­vi­ron­ne­ment, la poli­tique sociale, la recherche, la jus­tice sont aus­si peu à peu abor­dés. La Confé­rence inter­gou­ver­ne­men­tale de 1990 conduit à l’a­dop­tion un an plus tard du trai­té de Maas­tricht. Celui-ci ins­taure une poli­tique étran­gère et de sécu­ri­té com­mune et annonce » la défi­ni­tion, à terme, d’une poli­tique de défense com­mune « 2. L’U­nion de l’Eu­rope occi­den­tale est éri­gée en » bras armé » de l’U­nion euro­péenne, et la décla­ra­tion dite de Peters­berg (1992) consacre le ren­for­ce­ment du rôle opé­ra­tion­nel de l’UEO.

Messieurs Javier SOLANA et Alain RICHARD.
M. Javier Sola­na et M. Alain Richard.  © DICOD

Le trai­té d’Am­ster­dam (2 octobre 1997) pré­cise le dis­po­si­tif de la Poli­tique étran­gère et de sécu­ri­té com­mune et envi­sage l’in­té­gra­tion de l’UEO dans l’U­nion, pour­sui­vant la poli­tique des petits pas.

Sur­vient alors le coup d’ac­cé­lé­ra­teur du som­met fran­co-bri­tan­nique de Saint-Malo, évo­qué en exergue. Depuis lors, chaque som­met (Conseil euro­péen) semes­triel – Cologne, Hel­sin­ki, Fei­ra, Nice, Göte­borg – marque une avan­cée concrète dans la mise à dis­po­si­tion de l’U­nion d’un outil mili­taire de ges­tion de crise.

À l’heure où est rédi­gé cet article, les outils ins­ti­tu­tion­nels sont en place. Au moment où il paraî­tra, l’U­nion aura pro­ba­ble­ment été décla­rée » opé­ra­tion­nelle « , c’est-à-dire capable d’a­gir, y com­pris mili­tai­re­ment si néces­saire, pour le règle­ment d’une crise.

Il n’y a là qu’une démarche logique. Dans le monde instable dans lequel nous a pro­je­tés la fin de la guerre froide, défense et diplo­ma­tie sont en effet étroi­te­ment liées, à tel point que les Anglo-Saxons parlent main­te­nant de » defense diplo­ma­cy « .

Dès lors que les Euro­péens déci­daient d’a­van­cer sur la route d’une poli­tique étran­gère com­mune, au sein de laquelle le règle­ment des crises armées deve­nait mal­heu­reu­se­ment la prio­ri­té quo­ti­dienne, dis­po­ser de capa­ci­tés mili­taires pour contri­buer à la pré­ven­tion des conflits et si néces­saire le règle­ment des crises deve­nait indis­pen­sable. Le volet mili­taire ne pou­vait être absent. La facul­té d’a­gir mili­tai­re­ment ren­force la diplo­ma­tie pré­ven­tive, en bran­dis­sant une menace pour ne pas avoir à s’en ser­vir. Cette menace doit évi­dem­ment s’ap­puyer sur des capa­ci­tés mili­taires cré­dibles et la volon­té de les enga­ger si la pré­ven­tion échoue.

À ce titre, la déter­mi­na­tion occi­den­tale au Koso­vo a été exem­plaire, et devrait à l’a­ve­nir faire réflé­chir plus d’un oppresseur.

La créa­tion de la capa­ci­té mili­taire de ges­tion de crise de l’U­nion est donc le com­plé­ment logique et indis­pen­sable de la volon­té de se doter d’une poli­tique étran­gère commune.

Où en sommes-nous : quelles forces ? quelle organisation ?

La déter­mi­na­tion du volume de forces néces­saire aujourd’­hui a fait l’ob­jet d’une double démarche : » l’ob­jec­tif glo­bal » a été adop­té lors du Conseil euro­péen d’Hel­sin­ki. Il est qua­li­fié comme suf­fi­sant pour le niveau d’am­bi­tion des Quinze en ges­tion de crise en 2003 : 60 000 hommes, déployés en soixante jours, pour une durée d’au moins un an, avec l’en­vi­ron­ne­ment mari­time et aérien néces­saire. Cet objec­tif est lar­ge­ment ins­pi­ré par le volume de forces aujourd’­hui déployé en opé­ra­tions dans les Bal­kans. Il est rai­son­nable, notons tou­te­fois que le délai de déploie­ment de soixante jours est très contrai­gnant et donc dimensionnant.

Le Comité militaire de l’Union européenne, Bruxelles, mars 2001.
Le Comi­té mili­taire “ en for­mat chefs d’état-major ” de l’Union euro­péenne, Bruxelles, mars 2001.

L’ob­jec­tif d’Hel­sin­ki a ensuite été décli­né et affi­né à tra­vers un tra­vail de pla­ni­fi­ca­tion ayant pour sup­port quatre scé­na­rios d’emploi, action huma­ni­taire, éva­cua­tion de res­sor­tis­sants, main­tien de la paix, sépa­ra­tion de par­ties par la force, répu­tés cou­vrir l’en­semble du spectre des opé­ra­tions de ges­tion de crise (Peters­berg). Ces tra­vaux ont conduit à l’é­ta­blis­se­ment de cata­logues de besoins, c’est-à-dire des capa­ci­tés requises ; une pre­mière confé­rence de décla­ra­tion de capa­ci­tés tenue sous pré­si­dence fran­çaise en novembre 2000 a per­mis de recen­ser les moyens mili­taires que les Nations s’en­gagent à mettre à dis­po­si­tion de l’UE. La com­pa­rai­son besoins-forces conduit à iden­ti­fier quelques lacunes en par­ti­cu­lier dans les domaines du ren­sei­gne­ment, des moyens de com­man­de­ment et du trans­port stra­té­gique. Une pro­chaine confé­rence en novembre de cette année sous pré­si­dence belge devrait per­mettre d’exa­mi­ner com­ment com­bler ces lacunes et recueillir de nou­veaux enga­ge­ments des États.

Ces tra­vaux sont menés en pre­nant en compte les seules contri­bu­tions des Quinze, pour confé­rer à l’U­nion la liber­té si néces­saire d’une action auto­nome. Ceci étant, onze des quinze Euro­péens sont aus­si membres de l’Al­liance atlan­tique, et l’O­tan s’est aus­si don­née la mis­sion de ges­tion de crise comme on le voit aujourd’­hui en Bos­nie et au Kosovo.

La com­plé­men­ta­ri­té entre les deux démarches est donc recher­chée, visant en par­ti­cu­lier à évi­ter les » dupli­ca­tions inutiles » dans un sou­ci d’é­co­no­mi­ser des moyens : ce sont pour onze d’entre nous les mêmes réser­voirs de forces mili­taires sus­cep­tibles d’être sol­li­ci­tés, sous la ban­nière de l’UE comme celle de l’O­tan. L’U­nion, outre sa capa­ci­té d’ac­tion auto­nome, pré­voit donc de pou­voir agir aus­si, si elle en décide et si l’O­tan en tant que telle n’est pas enga­gée, en fai­sant appel à cer­tains moyens et capa­ci­tés de l’Alliance.

C’est donc d’une struc­ture légère que se dote l’U­nion : nous ne sommes pas en train de bâtir une (autre) orga­ni­sa­tion mili­taire inté­grée. Seul le haut de l’é­di­fice, organes de déci­sion, est édi­fié en struc­tures per­ma­nentes. L’é­tat-major de l’U­nion est char­gé d’é­la­bo­rer les options mili­taires stra­té­giques ; le com­man­de­ment de l’o­pé­ra­tion – et sa pla­ni­fi­ca­tion détaillée – seront confiés à un état-major opé­ra­tion­nel : il pour­ra s’a­gir soit d’un état-major natio­nal (EMIA/COIA par exemple) qui sera mul­ti­na­tio­na­li­sé pour l’oc­ca­sion, soit d’un état-major mul­ti­na­tio­nal, soit d’un état-major de la struc­ture de l’O­tan. Il en sera de même pour le com­man­de­ment tac­tique sur le ter­rain. Le Comi­té mili­taire (chefs d’é­tats-majors des armées avec repré­sen­tants per­ma­nents, offi­ciers géné­raux anciens) éva­lue et valide ces options. Le Comi­té poli­tique et de sécu­ri­té, enfin, (repré­sen­tants per­ma­nents du rang d’am­bas­sa­deur) a voca­tion à assu­rer le contrôle poli­tique et la direc­tion stra­té­gique des opé­ra­tions. Men­tion­nons aus­si le rôle cen­tral du Secré­taire géné­ral Haut repré­sen­tant, dont l’ac­tion est essen­tielle pour la coor­di­na­tion entre les dif­fé­rents aspects de ges­tion de crise.

Les pro­cé­dures détaillées de pla­ni­fi­ca­tion stra­té­gique, d’or­ga­ni­sa­tion pour la ges­tion de crise, et de lien entre les struc­tures per­ma­nentes de l’UE et les états-majors dési­gnés (Otan ou autres) sont en cours d’é­la­bo­ra­tion. Un pro­gramme d’exer­cices est déjà éta­bli jus­qu’en 2006, alter­nant chaque année entraî­ne­ment auto­nome et entraî­ne­ment avec des moyens de l’Otan.

Le train de la ges­tion mili­taire des crises est donc bien sur les rails de l’U­nion européenne.

Les enjeux et les perspectives

Je ne ferai que citer pour mémoire quelques dif­fi­cul­tés du moment qui peut-être seront réso­lues lorsque ces lignes seront publiées : une cer­taine fri­lo­si­té bri­tan­nique, le blo­cage turc sur les avan­cées UE/Otan dans la suite du som­met de Washing­ton, la volon­té amé­ri­caine d’ins­crire la demande euro­péenne au plus près de l’O­tan, pour en venir aux enjeux principaux.

Le pre­mier enjeu reste l’au­to­no­mie. Nous autres, Fran­çais, sommes acquis à cette notion pour l’a­voir lar­ge­ment décli­née depuis trente-cinq ans. Cer­tains de nos par­te­naires le sont moins et, fai­blesse des bud­gets de la défense aidant, sont enclins à se repo­ser lar­ge­ment sur les moyens de l’Otan.

Or nous nous devons de créer cette » jambe auto­nome » aux côtés de la » jambe » fai­sant appel à l’O­tan. L’his­toire ne com­pren­drait pas que l’Eu­rope, qui dis­pose d’une pano­plie très large de moyens de ges­tion de crise, poli­tiques, éco­no­miques, diplo­ma­tiques, dont le ferment est la prise de déci­sion à Quinze en com­plète auto­no­mie, se prive de cette liber­té lors­qu’il s’a­git du volet militaire.

L’his­toire… l’é­di­fice euro­péen que nous construi­sons a voca­tion à durer. Si nous avons un objec­tif immé­diat (2003, objec­tif glo­bal d’Hel­sin­ki), nous tra­vaillons aus­si pour le long terme. Et le long terme ne sup­porte pas d’im­passe sur l’autonomie.

L’un des fer­ments de l’au­to­no­mie est évi­dem­ment l’ac­cès au ren­sei­gne­ment. Dans ce domaine, il convient que les Quinze expriment tous une réelle volon­té de pro­gres­ser, et c’est pos­sible. En matière de ges­tion de crise, des moyens peu oné­reux (drones) ou que nous pos­sé­dons déjà (ren­sei­gne­ment d’o­ri­gine humaine par exemple) sont au moins aus­si impor­tants que les moyens stra­té­giques sophis­ti­qués (satel­lites) aux­quels l’on pense sou­vent. L’en­jeu du ren­sei­gne­ment est essentiel.

Le che­min qui nous conduit au long terme sera mar­qué par les élar­gis­se­ments : élar­gis­se­ment de l’U­nion, élar­gis­se­ment de l’Al­liance. Les deux nous concernent, le pre­mier en ame­nant des contri­bu­tions mili­taires sup­plé­men­taires mais en com­pli­quant pro­ba­ble­ment la prise de déci­sion en ges­tion de crise, le second en repous­sant les fron­tières de la défense col­lec­tive avec un risque de turbulence.

Cette défense col­lec­tive reste pour l’ins­tant, pour les onze Euro­péens membres de l’Al­liance, du res­sort exclu­sif de l’O­tan. Aus­si le terme Europe de la défense sou­vent uti­li­sé pour par­ler de nos tra­vaux est-il impropre. Qu’en advien­dra-t-il ? Seule la résur­gence – que per­sonne ne sou­haite – d’un sen­ti­ment de menace mili­taire majeure aux fron­tières de l’Eu­rope élar­gie pro­vo­que­rait un mou­ve­ment. Ce n’est pas pré­vi­sible aujourd’­hui, et d’i­ci là l’Eu­rope poli­tique aura mar­qué de nou­velles avan­cées. Dans l’at­tente, il faut sans doute à moyen terme voir une rela­tion de confiance s’é­ta­blir – s’a­gis­sant de ges­tion de crise – entre l’UE et l’O­tan, et voir illus­trée leur com­plé­men­ta­ri­té déjà citée, l’une et l’autre se ren­for­çant mutuel­le­ment et par là même trou­vant une plus grande liber­té de choix.

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Sur un tel sujet, une conclu­sion est donc pré­ma­tu­rée. Le Comi­té mili­taire au quo­ti­dien voit son lot de dis­cus­sions, d’ex­pé­ri­men­ta­tions de posi­tions natio­nales, » ins­truites » ou non, sur de petits et de grands sujets sou­vent imbri­qués. Dans un tel cas il est bon de savoir ce que l’on veut, quel est l’ob­jec­tif final et s’en tenir à des prin­cipes simples. S’a­gis­sant de la France nous vou­lons que l’U­nion dis­pose au plus tôt d’une capa­ci­té de déci­der et d’a­gir, si néces­saire en auto­no­mie, sur toute la gamme des mis­sions de ges­tion de crise, en par­faite trans­pa­rence et éven­tuelle coor­di­na­tion avec l’Al­liance. Sou­hai­tons aus­si que l’U­nion réus­sisse ce sur quoi a buté l’UEO, un véri­table ren­dez-vous avec le monde réel. 

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1. Cet article a été rédi­gé en juillet 2001.
2. Trai­té de Maas­tricht – 7 février 1992 – Titre I – article B.

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