Europe et Défense : le rendez-vous du réel
Des capacités militaires pour l’Union : un aboutissement logique
L’Europe avance, parfois lentement, mais inexorablement. Initiée à travers la Communauté du charbon et de l’acier, née en 1951 d’un impératif économico-industriel et militaire (besoins de l’armement), la construction européenne peu à peu englobe la totalité de l’activité humaine.
Le traité de Rome en 1957 crée la Communauté économique, la Politique agricole commune voit le jour en 1962. 1970 marque le début d’une véritable coopération politique, qui conduit en 1986 à l’adoption de l’Acte unique européen consacrant la coopération en matière de politique étrangère. L’environnement, la politique sociale, la recherche, la justice sont aussi peu à peu abordés. La Conférence intergouvernementale de 1990 conduit à l’adoption un an plus tard du traité de Maastricht. Celui-ci instaure une politique étrangère et de sécurité commune et annonce » la définition, à terme, d’une politique de défense commune « 2. L’Union de l’Europe occidentale est érigée en » bras armé » de l’Union européenne, et la déclaration dite de Petersberg (1992) consacre le renforcement du rôle opérationnel de l’UEO.
M. Javier Solana et M. Alain Richard. © DICOD
Le traité d’Amsterdam (2 octobre 1997) précise le dispositif de la Politique étrangère et de sécurité commune et envisage l’intégration de l’UEO dans l’Union, poursuivant la politique des petits pas.
Survient alors le coup d’accélérateur du sommet franco-britannique de Saint-Malo, évoqué en exergue. Depuis lors, chaque sommet (Conseil européen) semestriel – Cologne, Helsinki, Feira, Nice, Göteborg – marque une avancée concrète dans la mise à disposition de l’Union d’un outil militaire de gestion de crise.
À l’heure où est rédigé cet article, les outils institutionnels sont en place. Au moment où il paraîtra, l’Union aura probablement été déclarée » opérationnelle « , c’est-à-dire capable d’agir, y compris militairement si nécessaire, pour le règlement d’une crise.
Il n’y a là qu’une démarche logique. Dans le monde instable dans lequel nous a projetés la fin de la guerre froide, défense et diplomatie sont en effet étroitement liées, à tel point que les Anglo-Saxons parlent maintenant de » defense diplomacy « .
Dès lors que les Européens décidaient d’avancer sur la route d’une politique étrangère commune, au sein de laquelle le règlement des crises armées devenait malheureusement la priorité quotidienne, disposer de capacités militaires pour contribuer à la prévention des conflits et si nécessaire le règlement des crises devenait indispensable. Le volet militaire ne pouvait être absent. La faculté d’agir militairement renforce la diplomatie préventive, en brandissant une menace pour ne pas avoir à s’en servir. Cette menace doit évidemment s’appuyer sur des capacités militaires crédibles et la volonté de les engager si la prévention échoue.
À ce titre, la détermination occidentale au Kosovo a été exemplaire, et devrait à l’avenir faire réfléchir plus d’un oppresseur.
La création de la capacité militaire de gestion de crise de l’Union est donc le complément logique et indispensable de la volonté de se doter d’une politique étrangère commune.
Où en sommes-nous : quelles forces ? quelle organisation ?
La détermination du volume de forces nécessaire aujourd’hui a fait l’objet d’une double démarche : » l’objectif global » a été adopté lors du Conseil européen d’Helsinki. Il est qualifié comme suffisant pour le niveau d’ambition des Quinze en gestion de crise en 2003 : 60 000 hommes, déployés en soixante jours, pour une durée d’au moins un an, avec l’environnement maritime et aérien nécessaire. Cet objectif est largement inspiré par le volume de forces aujourd’hui déployé en opérations dans les Balkans. Il est raisonnable, notons toutefois que le délai de déploiement de soixante jours est très contraignant et donc dimensionnant.
Le Comité militaire “ en format chefs d’état-major ” de l’Union européenne, Bruxelles, mars 2001.
L’objectif d’Helsinki a ensuite été décliné et affiné à travers un travail de planification ayant pour support quatre scénarios d’emploi, action humanitaire, évacuation de ressortissants, maintien de la paix, séparation de parties par la force, réputés couvrir l’ensemble du spectre des opérations de gestion de crise (Petersberg). Ces travaux ont conduit à l’établissement de catalogues de besoins, c’est-à-dire des capacités requises ; une première conférence de déclaration de capacités tenue sous présidence française en novembre 2000 a permis de recenser les moyens militaires que les Nations s’engagent à mettre à disposition de l’UE. La comparaison besoins-forces conduit à identifier quelques lacunes en particulier dans les domaines du renseignement, des moyens de commandement et du transport stratégique. Une prochaine conférence en novembre de cette année sous présidence belge devrait permettre d’examiner comment combler ces lacunes et recueillir de nouveaux engagements des États.
Ces travaux sont menés en prenant en compte les seules contributions des Quinze, pour conférer à l’Union la liberté si nécessaire d’une action autonome. Ceci étant, onze des quinze Européens sont aussi membres de l’Alliance atlantique, et l’Otan s’est aussi donnée la mission de gestion de crise comme on le voit aujourd’hui en Bosnie et au Kosovo.
La complémentarité entre les deux démarches est donc recherchée, visant en particulier à éviter les » duplications inutiles » dans un souci d’économiser des moyens : ce sont pour onze d’entre nous les mêmes réservoirs de forces militaires susceptibles d’être sollicités, sous la bannière de l’UE comme celle de l’Otan. L’Union, outre sa capacité d’action autonome, prévoit donc de pouvoir agir aussi, si elle en décide et si l’Otan en tant que telle n’est pas engagée, en faisant appel à certains moyens et capacités de l’Alliance.
C’est donc d’une structure légère que se dote l’Union : nous ne sommes pas en train de bâtir une (autre) organisation militaire intégrée. Seul le haut de l’édifice, organes de décision, est édifié en structures permanentes. L’état-major de l’Union est chargé d’élaborer les options militaires stratégiques ; le commandement de l’opération – et sa planification détaillée – seront confiés à un état-major opérationnel : il pourra s’agir soit d’un état-major national (EMIA/COIA par exemple) qui sera multinationalisé pour l’occasion, soit d’un état-major multinational, soit d’un état-major de la structure de l’Otan. Il en sera de même pour le commandement tactique sur le terrain. Le Comité militaire (chefs d’états-majors des armées avec représentants permanents, officiers généraux anciens) évalue et valide ces options. Le Comité politique et de sécurité, enfin, (représentants permanents du rang d’ambassadeur) a vocation à assurer le contrôle politique et la direction stratégique des opérations. Mentionnons aussi le rôle central du Secrétaire général Haut représentant, dont l’action est essentielle pour la coordination entre les différents aspects de gestion de crise.
Les procédures détaillées de planification stratégique, d’organisation pour la gestion de crise, et de lien entre les structures permanentes de l’UE et les états-majors désignés (Otan ou autres) sont en cours d’élaboration. Un programme d’exercices est déjà établi jusqu’en 2006, alternant chaque année entraînement autonome et entraînement avec des moyens de l’Otan.
Le train de la gestion militaire des crises est donc bien sur les rails de l’Union européenne.
Les enjeux et les perspectives
Je ne ferai que citer pour mémoire quelques difficultés du moment qui peut-être seront résolues lorsque ces lignes seront publiées : une certaine frilosité britannique, le blocage turc sur les avancées UE/Otan dans la suite du sommet de Washington, la volonté américaine d’inscrire la demande européenne au plus près de l’Otan, pour en venir aux enjeux principaux.
Le premier enjeu reste l’autonomie. Nous autres, Français, sommes acquis à cette notion pour l’avoir largement déclinée depuis trente-cinq ans. Certains de nos partenaires le sont moins et, faiblesse des budgets de la défense aidant, sont enclins à se reposer largement sur les moyens de l’Otan.
Or nous nous devons de créer cette » jambe autonome » aux côtés de la » jambe » faisant appel à l’Otan. L’histoire ne comprendrait pas que l’Europe, qui dispose d’une panoplie très large de moyens de gestion de crise, politiques, économiques, diplomatiques, dont le ferment est la prise de décision à Quinze en complète autonomie, se prive de cette liberté lorsqu’il s’agit du volet militaire.
L’histoire… l’édifice européen que nous construisons a vocation à durer. Si nous avons un objectif immédiat (2003, objectif global d’Helsinki), nous travaillons aussi pour le long terme. Et le long terme ne supporte pas d’impasse sur l’autonomie.
L’un des ferments de l’autonomie est évidemment l’accès au renseignement. Dans ce domaine, il convient que les Quinze expriment tous une réelle volonté de progresser, et c’est possible. En matière de gestion de crise, des moyens peu onéreux (drones) ou que nous possédons déjà (renseignement d’origine humaine par exemple) sont au moins aussi importants que les moyens stratégiques sophistiqués (satellites) auxquels l’on pense souvent. L’enjeu du renseignement est essentiel.
Le chemin qui nous conduit au long terme sera marqué par les élargissements : élargissement de l’Union, élargissement de l’Alliance. Les deux nous concernent, le premier en amenant des contributions militaires supplémentaires mais en compliquant probablement la prise de décision en gestion de crise, le second en repoussant les frontières de la défense collective avec un risque de turbulence.
Cette défense collective reste pour l’instant, pour les onze Européens membres de l’Alliance, du ressort exclusif de l’Otan. Aussi le terme Europe de la défense souvent utilisé pour parler de nos travaux est-il impropre. Qu’en adviendra-t-il ? Seule la résurgence – que personne ne souhaite – d’un sentiment de menace militaire majeure aux frontières de l’Europe élargie provoquerait un mouvement. Ce n’est pas prévisible aujourd’hui, et d’ici là l’Europe politique aura marqué de nouvelles avancées. Dans l’attente, il faut sans doute à moyen terme voir une relation de confiance s’établir – s’agissant de gestion de crise – entre l’UE et l’Otan, et voir illustrée leur complémentarité déjà citée, l’une et l’autre se renforçant mutuellement et par là même trouvant une plus grande liberté de choix.
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Sur un tel sujet, une conclusion est donc prématurée. Le Comité militaire au quotidien voit son lot de discussions, d’expérimentations de positions nationales, » instruites » ou non, sur de petits et de grands sujets souvent imbriqués. Dans un tel cas il est bon de savoir ce que l’on veut, quel est l’objectif final et s’en tenir à des principes simples. S’agissant de la France nous voulons que l’Union dispose au plus tôt d’une capacité de décider et d’agir, si nécessaire en autonomie, sur toute la gamme des missions de gestion de crise, en parfaite transparence et éventuelle coordination avec l’Alliance. Souhaitons aussi que l’Union réussisse ce sur quoi a buté l’UEO, un véritable rendez-vous avec le monde réel.
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1. Cet article a été rédigé en juillet 2001.
2. Traité de Maastricht – 7 février 1992 – Titre I – article B.