Évaluation des coûts
Les Presses de l’École des mines publient le cours d’évaluation des coûts enseigné depuis quarante ans par Claude Riveline. “ Enfin ! ” disent des générations d’anciens élèves, qui se sont précipités par centaines pour acheter l’ouvrage, et des esprits curieux qui ont souvent entendu parler de ce cours mythique. C’est parce qu’il est atteint par l’âge de la retraite que l’auteur a publié son cours qu’il préférait auparavant perfectionner chaque année en fonction de l’évolution du contexte des affaires et des expériences pédagogiques qu’il faisait sans cesse.
Le cours d’évaluation des coûts ne se résume en effet pas à un texte car c’est aussi une performance (au sens américain) sortant de l’ordinaire. Les élèves gardent gravées en mémoire les prestations d’un professeur dont chaque cours est un événement préparé avec soin et originalité ainsi que le ballet, réglé par le maître, des responsables de petites classes qui font preuve d’un talent pédagogique qu’on aimerait voir plus souvent à l’oeuvre. Ils gardent aussi le souvenir des redoutables exercices et examens qui ancrent dans les esprits les notions développées dans le cours.
Si vous avez entendu parler de ce cours, vous savez que son message choc est que le coût d’un bien n’existe pas.
Cette idée apparaît scandaleuse aux économistes, qui se fondent sur l’hypothèse que les biens ont un coût ; aux comptables et contrôleurs de gestion, qui calculent et suivent des coûts à longueur de journée ; aux membres de commissions qui doivent déterminer si une transaction de gré à gré a été fondée sur un “ juste prix ” ; bref, à tous ceux pour qui le coût d’un bien est un moyen indiscutable de formuler des choix, de contrôler ou de déterminer des prix.
Cette idée paraît en revanche parfois évidente à ceux qui n’ont pas été confrontés aux affres des acteurs précédents. Admettant volontiers que le coût d’un bien est irréductiblement entaché de conventions, ils en arrivent même à penser, fort imprudemment, qu’on peut faire dire ce qu’on veut à un calcul de coût.
Le génie de ce cours, c’est de proposer une voie précise entre hérésie et banalité, une déconstruction systématique de la notion de coût d’un bien et une reconstruction sous la forme du coût de la décision ou d’un événement, coût défini pour un observateur donné comme l’échéancier des dépenses effectives que la décision ou l’événement occasionnent par rapport à un scénario de référence.
J’ai mis à dessein l’accent sur la notion d’observateur car c’est un point clé du cours. Au lieu de considérer qu’il existe dans l’entreprise un choix qui domine tous les autres (celui censé donner le profit maximal), le cours pose que, face à une décision, trois points de vue au moins s’opposent : celui du fabricant, celui du commerçant et celui du financier. Au lieu de considérer que leur opposition est irrationnelle, il la considère comme logique car elle découle de la nature différente de leurs rôles et des jugements dont ils sont l’objet. Il vaut alors mieux éclairer ces différences pour trouver de bons compromis.
Le dernier chapitre, “ Éléments d’une théorie de la gestion ”, développe plus généralement la thèse que chacun retient comme critère de choix celui sur lequel il se sent jugé ; les différents agents de l’entreprise étant jugés selon des critères différents, liés à leurs rôles spécifiques, l’entreprise est une juxtaposition plus ou moins harmonieuse de logiques locales contradictoires.
Concernant l’évaluation des coûts, on comprend pourquoi les acteurs en viennent à recourir à des méthodes qu’ils savent pourtant inadaptées. C’est qu’ils sont soumis aux critères de ceux qui les jugent : “ Je sais bien, mais c’est ce que contrôle la Commission des marchés ”, ou “Que voulez-vous, le contrôle de gestion ne connaît que le prix de revient complet ! ” Ils optimisent donc logiquement les critères selon lesquels ils se sentent jugés. Pire, ils peuvent les intérioriser à la longue.
Dans un monde relativement stable, les calculs prix de revient peuvent fonder de façon acceptable les jugements et les choix pour les situations routinières. Mais ils ne sont plus adaptés quand les décisions induisent des modifications substantielles dans l’entreprise ou quand le contexte est en perpétuelle mutation. Comme les exécutants sont souvent soumis à des critères qui les dépassent, c’est aux dirigeants d’être attentifs aux dispositifs d’évaluation qu’ils mettent en place. Croire qu’un bien a un coût et qu’il se calcule de façon objective relève alors pour eux d’une paresse intellectuelle coupable.
Et c’est peut-être cela le plus important du cours de Claude Riveline : au lieu de donner des conforts intellectuels amollissants aux futurs dirigeants, il les entraîne à garder en éveil leur esprit critique et leur donne des outils pour l’exercer de façon pertinente. Compte tenu des turbulences du monde actuel, voilà un cours résolument moderne, au coeur de la mission des Grandes Écoles.