Évaluer les préjudices
La reconnaissance d’un préjudice suppose, sur le plan juridique, l’existence d’une faute ou – au minimum – d’un fait dommageable, celle d’un dommage (causé à la victime) et celle d’un lien de causalité entre faute (ou fait dommageable) et dommage.
La réparation doit remettre la victime dans une situation équivalente, faute de pouvoir être identique, à celle dans laquelle elle se serait trouvée en l’absence de faute ou de fait dommageable.
Ainsi, l’allocation d’une somme d’argent pourra être réputée compenser un préjudice corporel, un préjudice moral, ou encore une perte de revenus (revenus certains ou quasi certains, on parle alors de gains manqués, ou revenus espérés, et on parle d’une perte de chance).
REPÈRES
La question du comment (comment évaluer les préjudices?) est inséparable de celle du pourquoi (pourquoi faut-il les évaluer ?) et c’est celle-ci qu’il faut logiquement examiner la première.
Pourquoi faut-il évaluer les préjudices, sinon en vue de leur réparation ?
La réparation doit, selon la jurisprudence de la Cour de cassation, être intégrale (tout le préjudice ? tel qu’il a été subi ? et rien que le préjudice).
Peu importe la plus ou moins grande efficience avec laquelle la victime a « géré » son préjudice. À l’inverse, les juridictions de l’ordre administratif peuvent réduire l’indemnisation lorsqu’une gestion déficiente par la victime a aggravé le dommage.
Indemnisation amiable ou judiciaire
La réparation doit remettre la victime dans une situation équivalente
La détermination du préjudice à indemniser peut être amiable ou judiciaire. Dans l’un et l’autre cas, il peut être recouru, soit à des usages et à des tables (ainsi en est-il d’un certain nombre de dommages corporels), soit à des travaux d’expertise. Lorsque l’indemnisation est amiable, il est fréquent que chaque partie soit assistée d’un expert et que ces experts recherchent les voies d’un accord.
C’est souvent lorsque cet accord ne peut être trouvé que la victime se tourne vers le juge (judiciaire ou administratif, selon leurs attributions de compétence) et il est alors fréquent que ce juge ordonne une mesure d’instruction confiée à un technicien, autrement dit une expertise.
Règles communes
Deux questions sont généralement à distinguer. D’abord, quelle est, voire quelles sont, la ou les causes du dommage ? L’expert (souvent un expert de spécialité non financière : expert ingénieur notamment) ayant éclairé cette question de causalité, ou d’imputabilité, c’est au juge seul qu’il appartient d’en tirer des conséquences en termes de responsabilité et donc d’imputation de la réparation.
Ensuite, comment mesurer le préjudice, ou encore quelle somme d’argent peut être considérée comme remettant la victime dans la situation équivalente évoquée plus haut ? Cela relève, dès que la situation est complexe, d’un expert financier.
Mais les deux questions sont assez largement interdépendantes et les deux experts doivent travailler ensemble, ce qui est généralement enrichissant pour l’un comme pour l’autre et est également de nature à sécuriser l’expertise. Le plus souvent les préjudices ont deux composantes : un préjudice matériel (perte d’une valeur d’actif : immobilisation ou stock) et un préjudice dit immatériel (perte d’exploitation).
Reconstituer la situation théorique
Premier cas : préjudice de perte de carrière d’un hémophile victime d’une transfusion avec du sang infecté par le VIH. Il s’agissait d’un cadre supérieur qui avait dû abandonner sa carrière (carrière se déroulant en partie à l’étranger) ; il est apparu qu’une part importante de la rémunération dont il aurait été susceptible de bénéficier était constituée d’indemnités non imposables. Dans la mesure où ces indemnités constituaient la contrepartie de coûts, qui n’étaient plus exposés la carrière étant interrompue, elles n’étaient pas à prendre en compte dans le préjudice. Mais quid si une partie d’entre elles pouvait être regardée comme, économiquement, une rémunération complémentaire (directe ou indirecte)?
Second cas : préjudice subi par un exploitant agricole qui avait dû interrompre son activité à la suite d’un accident. Il est apparu que son train de vie (et donc, a priori, ses revenus réels, dont il se trouvait privé) était disproportionné par rapport à ses revenus déclarés. Quel revenu perdu doit-on prendre en compte ?
Préjudice matériel
Concernant les immobilisations (constructions, équipements, etc.), une des questions qui se posent est celle de la vétusté des biens détruits. Les contrats d’assurance la prennent généralement en compte, via un abattement par rapport aux valeurs à neuf.
Pour les juridictions en revanche, au moins celles de l’ordre judiciaire, la valeur à neuf peut être envisagée dans la mesure où la victime n’a pas demandé à ce que ses installations soient détruites, et où il n’existe pas de biens d’occasion sur le marché : on ne peut reconstruire qu’à neuf (ou encore si on reconstruit ou si on répare une installation industrielle, c’est en se soumettant à des normes de qualité, de sécurité ou environnementales plus sévères que celles affectant les biens d’origine).
En revanche, les juridictions de l’ordre administratif admettent que soit pris en compte l’enrichissement dont bénéficie involontairement la victime.
Concernant les stocks détruits, il est généralement admis que ceux-ci doivent être indemnisés sur la base de leur coût de revient. Si leur destruction implique une perte de vente, celle-ci sera logiquement traitée au sein du préjudice immatériel (la perte d’exploitation).
Perte d’exploitation
Il s’agit là de comparer, en termes d’impact financier (en général impact sur le compte de résultat de l’entreprise victime du sinistre), la situation réelle (compte tenu de la faute ou du fait dommageable) avec la situation théorique, dans laquelle la faute ou le fait dommageable ne seraient pas survenus.
Le problème est complexe quand il s’agit d’évaluer une perte de chiffre d’affaires et ses conséquences
C’est la reconstitution de cette situation théorique, dite encore « contrefactuelle », qui pose en général problème. La question semble simple s’agissant des surcoûts (coûts qui n’auraient pas été engagés); encore faut-il choisir un mode d’évaluation de ceux-ci : coût marginal (limité aux frais variables) ou coût complet (incorporant des frais fixes).
Deux thèses s’affrontent, celle selon laquelle les frais fixes constituent les charges quoi qu’il arrive, et celle selon laquelle les principes de bonne gestion veulent qu’ils soient rémunérés.
Mais le problème est plus complexe quand il s’agit d’évaluer une perte de chiffre d’affaires, c’est-à-dire de comparer le chiffre d’affaires réel avec celui qui aurait normalement dû être réalisé en l’absence de faute ou de fait dommageable. On ne peut se contenter de prolonger les tendances passées, il faut aussi prendre en compte l’évolution des paramètres exogènes susceptibles d’influer sur le niveau d’activité (conjoncture, concurrence, variations saisonnières, etc.), ce qui suppose de les avoir au préalable identifiés.
Il s’agit d’un véritable travail de prévision. À partir de ce chiffre d’affaires perdu, on déterminera, à l’aide d’une analyse comptable, la perte de marge sur coûts variables. En effet, en conséquence des ventes non réalisées, des frais variables (frais qui évoluent proportionnellement à la production) ont été éludés et il convient d’en tenir compte.
La difficulté essentielle réside dans la reconstitution de la situation théorique. Celle-ci impose à l’expert financier de comprendre et de maîtriser les conditions d’exercice par la victime de son activité.
Une spécialité autonome
L’évaluation des préjudices met en œuvre à la fois un raisonnement juridique, une démarche économique et des outils d’analyse financière et comptable. Elle nécessite surtout, s’agissant de préjudices industriels, une connaissance suffisante de l’entreprise, qui passe par un travail d’analyse préalable.
Ajoutons que la confrontation des points de vue et la controverse technique (entre la victime, l’auteur de la faute ou du fait dommageable, et leurs assureurs respectifs, ou entre les experts lorsqu’ils sont deux) sur l’étendue du préjudice, ce que le Code de procédure civile appelle le respect du principe de la contradiction, constituent un indispensable filet de sécurité pour l’expert.
Si celui-ci n’est pas un arbitre, il n’en doit pas moins accepter d’examiner la question sous chacun des angles envisageables, répondre aux objections qui lui sont faites et motiver son avis.
Ainsi conçue, l’évaluation des préjudices constitue par ses caractères spécifiques une spécialité autonome, tout en empruntant largement à d’autres disciplines.