Une enquête de terrain dans le cadre d’une évaluation d’impact.

Évaluer pour mieux aider : un « vrai » métier

Dossier : SolidaritéMagazine N°802 Février 2025
Par Loïc WATINE (X05)

On peut agir pour la soli­da­ri­té non en inter­ve­nant direc­te­ment, mais en appor­tant son exper­tise d’évaluation pour docu­men­ter l’efficacité des actions de soli­da­ri­té. C’est un choix ori­gi­nal, qui n’en est pas moins essen­tiel pour déter­mi­ner les actions qui valent la peine et celles qui n’ont pas ou peu d’effet, et ain­si aider les déci­deurs à maxi­mi­ser leur impact. Un domaine assez professionnalisé.

Trois ans après ma sor­tie de l’X, j’étais assis à côté d’une loin­taine cou­sine à une fête de mariage. Je lui expli­quais mon tra­vail : je vivais alors dans une capi­tale d’Afrique de l’Ouest où j’étais char­gé d’une petite équipe de l’ONG Inno­va­tions for Pover­ty Action. Notre tra­vail consis­tait à éva­luer rigou­reu­se­ment l’impact de divers pro­grammes d’aide au déve­lop­pe­ment. Dans quelle mesure tel type de sub­ven­tions d’intrants agri­coles amé­lio­rait fina­le­ment les ren­de­ments et le niveau de vie des popu­la­tions rurales ? Est-ce que 100 euros inves­tis dans la mise en place de can­tines sco­laires amé­lio­raient plus la pré­sence des enfants à l’école que 100 euros inves­tis dans un pro­gramme de sen­si­bi­li­sa­tion des parents ? L’idée était d’utiliser des méthodes scien­ti­fiques pour infor­mer et rendre plus effi­caces les actions des gou­ver­ne­ments, des ONG, des entre­prises sociales ou des bailleurs de fonds.

Un vrai métier ?

« C’est vrai­ment super tout ça, me disait cette char­mante cou­sine. Et est-ce que tu comptes ren­trer en France à un moment et prendre un vrai métier ? – Un vrai métier ? – Euh tu vois ce que je veux dire : méde­cin, consul­tant ingé­nieur, je sais pas. Avec les études que tu as faites, quand même… »

Je me suis lan­cé dans le domaine du déve­lop­pe­ment inter­na­tio­nal dès le choix de mon « école d’application » : un Mas­ter spé­cia­li­sé dans le domaine, aux États-Unis. C’était clair dans ma tête depuis le début : il s’agissait d’un choix de car­rière à part entière, pas un pro­jet de quelques années avant d’aller vers un domaine plus clas­sique. Quinze ans plus tard je n’ai tou­jours pas de regret sur ce choix. À vrai dire, je ne me suis jamais vrai­ment posé la ques­tion jusqu’à ce qu’on me pro­pose d’écrire cet article. À y réflé­chir, j’y vois deux rai­sons principales.

Une carrière comme une autre

La pre­mière rai­son, c’est que je vis effec­ti­ve­ment une car­rière comme une autre. Mon tra­vail est gra­ti­fiant bien sûr, mais j’ai aus­si eu une pro­gres­sion à la fois en res­pon­sa­bi­li­tés et en salaire. Il faut dire que j’ai évo­lué prin­ci­pa­le­ment dans les milieux anglo-saxons, où la pro­fes­sion­na­li­sa­tion de l’aide au déve­lop­pe­ment et de l’humanitaire, ain­si que le fait d’avoir des salaires rela­ti­ve­ment com­pé­ti­tifs, ne crée aucun malaise. 

C’est le cas aus­si de cer­taines struc­tures en France, mais beau­coup hésitent à payer signi­fi­ca­ti­ve­ment au-des­sus du SMIC, quelles que soient les com­pé­tences et l’expérience, soit en rai­son de convic­tions en interne, soit en rai­son des sché­mas de pen­sée du côté des donateurs. 

Il y a évi­dem­ment dans notre sec­teur des per­son­na­li­tés extra­or­di­naires qui tra­vaillent dans ces condi­tions et main­tiennent leur enga­ge­ment dans la durée, y com­pris lorsque le poids des res­pon­sa­bi­li­tés fami­liales se fait sen­tir. Mais à mon sens, en impo­sant des sacri­fices per­son­nels trop impor­tants, le sec­teur de la soli­da­ri­té se prive de nom­breux talents poten­tiels ou ne par­vient pas à les gar­der sur le long terme.

Une professionnalisation nécessaire du secteur de la solidarité

Pour­tant, man­quer de talents ou ne pas pou­voir les gar­der dans la durée a un coût immense en termes d’impact : les pro­blèmes liés à la pau­vre­té sont ter­ri­ble­ment com­plexes et se prêtent rare­ment à des solu­tions simples. Une com­pré­hen­sion appro­fon­die et du recul peuvent vous rendre infi­ni­ment plus effi­cace. Par exemple, le tra­vail d’une de mes équipes aujourd’hui consiste à aider des minis­tères des pays du Sud à mieux uti­li­ser leurs don­nées et à adop­ter une approche d’amélioration continue. 

Or il m’a fal­lu des années pour com­men­cer à com­prendre com­ment faire bou­ger ce genre de bureau­cra­tie et appré­hen­der leurs sys­tèmes de don­nées très impar­faits. Si vous n’avez que des talents de pas­sage, ce type de tra­vail est impos­sible. Vous devez vous limi­ter soit à dis­pen­ser des for­ma­tions super­fi­cielles et inadap­tées, soit à mener des actions directes, et donc à petite échelle, au lieu d’avoir un impact durable et à un niveau natio­nal, en contri­buant à amé­lio­rer le fonc­tion­ne­ment de tout un ministère. 

Si nous sommes en retard sur les Anglo-Saxons, la bonne nou­velle est que notre sec­teur évo­lue dans ce sens de la pro­fes­sion­na­li­sa­tion. Nos jeunes cama­rades, qui pour­raient hési­ter à cause des sacri­fices poten­tiels, devraient donc avoir de plus en plus de pos­si­bi­li­tés de mener de véri­tables car­rières dans la solidarité.

Fonder les actions sur des preuves

La seconde rai­son pour laquelle je n’ai jamais eu à regret­ter ce choix de car­rière dans le déve­lop­pe­ment inter­na­tio­nal, c’est le domaine spé­ci­fique dans lequel je tra­vaille. C’est vrai que j’ai vu un cer­tain nombre de pro­fes­sion­nels déve­lop­per une sorte de cynisme après avoir tra­vaillé long­temps au ser­vice d’une cause spé­ci­fique sans obser­ver suf­fi­sam­ment de chan­ge­ments. Je n’ai jamais res­sen­ti ce pro­blème. Pour faire simple, mon tra­vail consiste à ce que l’action des ONG, des gou­ver­ne­ments et des bailleurs de fonds soit infor­mée par les don­nées et les « évi­dences » – par­don­nez l’anglicisme !

“Aider à orienter les décisions.”

En d’autres termes, que les pro­grammes et les poli­tiques mis en œuvre pour lut­ter contre les pro­blèmes de pau­vre­té soient fon­dés sur des preuves et non pas uni­que­ment sur des théo­ries ou des intui­tions. Je ne me retrouve donc pas à sou­te­nir coûte que coûte tel type de pro­gramme de san­té publique ou telle approche spé­ci­fique pour la pro­tec­tion de l’environnement, quelle que soit leur effi­ca­ci­té réelle. Mon tra­vail est d’apporter des preuves sur ce qui a effec­ti­ve­ment de l’impact, et sur ce qui en a moins, et d’aider à orien­ter les déci­sions en consé­quence. Avec ce genre de mis­sion, il est plus facile de res­ter moti­vé et optimiste.

Les surprises de l’évaluation

Au pas­sage, et pour finir, j’en pro­fite pour effrayer les lec­teurs géné­reux qui font des dons sans faire trop de recherche sur ce qu’ils financent : la majo­ri­té des pro­grammes n’ont en réa­li­té aucun impact signi­fi­ca­tif, lorsqu’ils sont sou­mis à des éva­lua­tions rigou­reuses. Par exemple, nos nom­breuses éva­lua­tions de pro­grammes de micro­cré­dit à tra­vers le monde montrent qu’ils ont rare­ment un impact sur le reve­nu moyen des béné­fi­ciaires – et c’est l’un des cofon­da­teurs du binet X Micro­fi­nance qui vous le dit ! Les résul­tats de nos études d’impact sont sou­vent contre-intui­tifs. De nom­breuses idées qui semblent bonnes sur le papier ne fonc­tionnent pas dans la pra­tique – et trop sou­vent on ne fait même pas l’évaluation néces­saire pour le savoir.

Atten­tion, loin de moi l’idée de vous dis­sua­der de faire des dons ! Nous avons aus­si des sur­prises dans l’autre sens : cer­taines inter­ven­tions se révèlent éton­nam­ment ren­tables. Par exemple, les pro­grammes de sou­tien sco­laire, les trans­ferts d’argent, les dis­tri­bu­tions gra­tuites de mous­ti­quaires impré­gnées ou les inci­ta­tions à la vac­ci­na­tion. En tant que dona­teur, il est bon de s’intéresser à ce genre d’étude. On ne peut se conten­ter ni de bonnes inten­tions ni de bonnes idées : il faut cher­cher à sou­te­nir des pro­grammes qui reposent sur des preuves rigou­reuses d’efficacité. Mais, pour déve­lop­per ce genre de pro­grammes et ce genre d’évaluations, il faut bien que cer­tains décident qu’ils n’auront pas un « vrai » métier. 

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